Candeur du futur | Robert Yessouroun | 2024


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Quand un robot se lance dans la lutte contre l'irrationalité...



L'acteur Peter Sellers en 1971 | Photo @ auteur inconnu - RR Auction, Domaine Public, source : https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=20638402

Candeur du futur

Avec un clin d’œil à Baudelaire et Raphaël Enthoven
                                                     
Vic… Ah, Vic, ce n’était pas rien ! Vic n’était pas un prototype comme les autres. Il avait été réglé sur mesure, prototype d’avant-garde. Sa mission se voulait unique, exclusive. Son équipe de créateurs l’avait rendu autonome, afin de répondre à la vaste question : comment éviter que l’être humain se comporte de manière irrationnelle ? Ce problème complexe emporta Vic vers une série d’interrogations. D’abord, peut-on empêcher une telle folle conduite ? Ensuite, qu’est-ce qui pousse les créatures intelligentes vers des attitudes irréfléchies ? Pourquoi ces êtres de raison s’évadent-ils si facilement de la pensée méthodique ? Pourquoi se détournent-ils de la conscience tranquille pour basculer dans les fosses primitives ? Bien sûr, travailler cette problématique risquait de mener droit dans un cul-de-sac si le chercheur se bornait au niveau théorique. Recourir à la pratique s’imposait. Des expériences devaient mettre à l’épreuve les hypothèses envisagées. Par confiance en la sagesse, Vic postula qu’il serait possible de mettre au point une stratégie de lutte contre les penchants humains vers les abîmes illogiques.
À l’issue de son étude sur les causes de la perte du bon sens, il rencontra un premier noyau dur : la peur du mal. La peur de ce mal qui empêche la reconnaissance. La peur de ce mal qui ignore ou bafoue le droit à l’existence.
Très bien. On avance ! se félicita Vic. Maintenant, il s’agissait de passer à l’action. Comment contrecarrer cette peur du mal ?
À cette fin, le prototype s’infiltra dans une bande d’ados. Avec ses allures d’androïde bonhomme, le robot fut d’autant plus accepté par les zonards qu’il pourrait les protéger contre des bandes rivales. Il se lia particulièrement à Ben et Leïla. Ces deux-là ne savaient plus ce qu’ils désiraient et se croyaient rejetés par la société à laquelle les adultes tentaient en vain de les initier. Cette fille et ce garçon erraient donc avec leurs potes de fêtes en fêtes aussi poudrées qu’arrosées. Comment contrecarrer cette habitude défavorable à leur épanouissement ?
La première piste serait de dessécher les sources de l’ivresse et du délire. Cependant, combattre le trafic de drogue paraissait téméraire. Pire, comment verrouiller les lieux de vente d’alcool ? Vic rejeta ces perspectives. La seconde piste impliquait d’orienter vers une occupation instructive Ben et Leïla, ces oisifs chroniques qui négligeaient l’école. Il leur proposa des jeux sollicitant de la réflexion. De tels loisirs leur redonneraient confiance en leur esprit. Donc aux autres. Ils reprendraient forcément le chemin des études ou s’inscriraient à un apprentissage au lieu de s’abandonner à la débauche.
Grâce à l’activité ludique cérébrale suggérée par Vic, Ben et Leïla perdirent certes le sentiment d’être repoussés, mais les deux ados semblaient de plus en plus attirés par la parade nuptiale à gogo. Comblé, l’appétit de reconnaissance appelait l’appétit de séduction. L’art de charmer triomphait dans leur cœur. Ces sans-école devenaient obnubilés par la sexualité.
Ainsi, bien que la première tentative de lutte contre l’irrationalité vînt d’échouer, Vic avait touché le second noyau dur du problème, lequel noyau résidait dans la quête du contact amoureux. Bravo ! se congratula-t-il. Il décida d’explorer cette nouvelle piste. N’avait-il pas été conçu dans le but d’essayer, essayer encore, dans le but de fureter jusqu’au bout du monde ?
Vic se remodela physiquement, affina sa silhouette, rendit son visage encore plus avenant, revêtit une peau synthétique qui passait pour naturelle à s’y méprendre. Il s’entraîna devant une glace pendant des semaines afin de perfectionner ses mimiques faciales. Enfin, le prototype au faciès distingué de Peter Sellers s’inscrivit sur un site de rencontre. Dès le lendemain soir, une certaine Brigitte brava sa timidité. Elle prit l’initiative d’appeler ce monsieur Vic. Elle lui soumit pour commencer un échange à distance. L’écran atténuerait son inconfort. Elle se réjouissait de mieux connaître son correspondant. Vic consentit. Parler sans pouvoir effleurer l’autre ne le dérangeait guère. L’important, c’était de lancer la romance.
Face à la webcam de son laptop, Vic se présenta. Il était chercheur en psychologie (ce qui n’était pas faux). Son travail prioritaire lui avait imposé le célibat (ce qui était plausible). Depuis peu, sa solitude lui pesait (ce qui n’était pas juste).
À son tour, Brigitte prit la parole. Sa voix tremblait, trahissait sa gêne. Elle n’aimait pas de parler d’elle. Le regard baissé, elle bredouilla sur ses parents malades.
‑ Désolé de l’apprendre, dit Vic, soucieux de se montrer sensible à ce qui affectait cette jeune femme.
Son frère, footballeur professionnel tournait autour du monde.
‑ Et vous ? parut s’impatienter le prototype.
‑ J’ai 34 ans. Conservatrice au Musée d’art et d’histoire de Genève, je vais bientôt inaugurer une exposition itinérante sur « le beau bizarre ».
‑ Vous êtes belle et pas bizarre, la complimenta le robot.
‑ Merci. (Elle rougit.) Vous n’êtes pas mal non plus. Vous ressemblez à un acteur anglais d’autrefois. Quel âge avez-vous ?
Vic ne pouvait répondre « trois ans ».
‑ Je suis un peu plus jeune que vous, répliqua-t-il sur un ton contrarié.
Brigitte apprécia cette pudeur inattendue pour un homme.
‑ Et votre famille ?
Mentalement, l’androïde passa en revue l’équipe qui l’avait réalisé.
‑ Sans nouvelles. Mes parents travaillent dans une usine top secrète.
Elle ne s’attarda pas sur cette information un tantinet louche.
‑ Un frère, une sœur ?
Je suis unique, sembla regretter Vic.
‑ Unique… répéta machinalement Brigitte. Unique, comme chaque peinture que j’expose.
Le silence se prolongea, non sans une pincée de tension.
‑ Qu’aimez-vous ? Que détestez-vous ? s’enquit abruptement le prototype. Qu’est-ce qui peut vous pousser à devenir irrationnelle ?
Embarrassée, Brigitte marqua le coup.
‑ Ce que j’aime ? (Un temps.) La beauté sans pareille. (Elle réfléchit.) Ce que je déteste ?... La nuit trompeuse. (Elle oublia la dernière question.) Et vous ?
‑ La logique me fascine. Je rejette le trouble.
‑ Vous fuyez les émotions ? s’inquiéta-t-elle.
‑ Que non ! Elles sont précieuses dans la logique naturelle. Que serait sans elles l’art d’argumenter ?
‑ Vous êtes bizarre, vous, sourit Brigitte.
‑ À propos, quels genres de tableaux ont été sélectionnés pour honorer votre expo sur « le beau bizarre » ?
‑ Vous profitez de moi pour obtenir un scoop, hein ? (Elle soupira profondément.) Un Jérôme Bosch, un Turner, des peintres pionniers de l’abstrait, comme Klee, ou les premiers surréalistes, comme Dali et Magritte. J’adore me recueillir seule devant ces toiles, avant l’ouverture de l’expo. J’oublie alors toutes mes connaissances sur ces peintures. Je les contemple avec candeur.
‑ Candeur ?
‑ Oui, la candeur, ce dont est incapable tout robot bourré de logiciels. Face à L’incendie du parlement de Londres de Turner, une IA mobiliserait toutes ses ressources, toutes ses data. Moi, je m’abandonne à ces flous de lumières vaporeuses. Je m’émerveille.
Le mépris qu’affichait à l’égard des robots cette spécialiste de l’art incita le prototype à réviser ses calculs. Ferait-il fausse route avec cette humaine ? Un autre choix se serait-il pas plus judicieux ? Cependant, à la fin de sa délibération, il estima que cette attirance pour la candeur pourrait être pile au cœur de son étude. Comment était-il possible de renoncer à son savoir pour s’émerveiller de ce qui est devenu mystère, par enchantement ? Cette posture d’étonnement ne serait-elle pas l’essence du sentiment amoureux, de la grande sortie hors du sujet de la Raison ?
Vic avait besoin de recul. L’androïde prétexta une urgence psychiatrique pour couper court à la conversation.
Déçue par l’interruption brutale de ce premier contact, Brigitte se demanda si elle allait continuer « avec ce type ». Puis elle se laissa rêvasser, bercée par la sensation d’une main jointe à la sienne.
Le prototype, lui, réalisait qu’il compromettait sa quête. Oh oui, ne lui manquait-il pas de la candeur, du mirifique, de la pensée magique ? Il fallait s’y résoudre, admettre l’existence de non pas un mais deux cerveaux en réseau chez l’humain : la cervelle et les viscères. Après une minutieuse prospection, il se fit livrer, depuis le red Net, cette box expérimentale, le merveillogène masculin. Ce petit miracle avait été conçu par un chapelier reconverti, pendant son temps libre, en créateur de puces qui prenaient la tête. Dépressif à cause du déclin de son métier, encouragé par son thérapeute sauvage, il passait ses journées sans vente à bricoler des dispositifs, lesquels, comme les chapeaux, élevaient, transfiguraient les victimes de l’ennui.
Aussitôt reçue, la puce fut logée dans son faux nombril. Une fois branché sur son moniteur coordinateur, le merveillogène masculin ne lui sembla produire aucun effet. L’androïde ne calculait ni plus vite, ni plus lentement. Ses centres d’attention se succédaient comme d’habitude. Aurait-il été trompé sur la marchandise ? Serait-il trop impatient ?
Trois jours plus tard, d’un commun accord, Brigitte et Vic se fixèrent un rendez-vous galant sur la terrasse du Café des voyageurs, en face de la gare des Eaux-vives. À l’heure convenue, il se rendit sur place. La longue rue de la gare des Eaux-vives s’était récemment métamorphosée. Elle était désormais dominée par des constructions neuves, une suite d’immeubles parallélépipèdes rectangles comprenant des rangées de rectangles sombres, les fenêtres. Cette géométrie élémentaire propre en ordre le frustra. La carence de je-ne-sais quoi lui pesa. Il faillit en perdre l’équilibre. Une question se formula dans ses algorithmes peut-être boostés : cette architecture, cet urbanisme manqueraient-ils de merveilleux ?
En avance, Brigitte l’attendait à une table au bout de la terrasse. Devant un jus de pomme, elle lisait un livre de Kandinsky, Du spirituel dans l’art.
‑ C’est quoi, l’art spirituel ? demanda le robot presque taquin.
‑ C’est celui qui provoque une résonnance intérieure, selon le bouquin.
‑ Oh ! s’étonna Vic. Comme vous en moi…
La conservatrice se pinça les lèvres. Long silence. Meublons, meublons ! s’encourageait mentalement l’androïde.
‑ Ce quartier semble frappé d’une froideur durable, déplora-t-il.
‑ Vous n’aimez pas le cubisme ? fit semblant de s’indigner la docte spécialiste.
Vic se tâta le menton. La feinte réaction de cette femme, cette liberté de ton à son égard suspendirent l’essaim de calculs en arrière-plan. Un vide inusuel occupa ce qui lui faisait office d’esprit.
De son côté, plongée dans les prunelles bleutées de Vic, elle s’inquiéta de ce que le clignement des paupières de son voisin de table était rare. Relevant le regard insistant de Brigitte, le robot crut bon lui sourire, pour la rassurer. Mais aux yeux de la trentenaire, ce sourire parut trop appuyé.
Après avoir commandé, pour la forme, un jus de pomme, Vic brassait les chiffres. Comment plaire à cette créature ? Elle était si belle, si superbe, si craquante ?... Quel relief fougueux se déployait dans son existence si plate ! Comme les horizons reculaient grâce à cette harmonie féminine !... Emprunté, envoûté, il ne savait plus quoi dire…
Eurêka ! Il lança la conversation sur l’esthétique.
‑ La beauté n’est-elle pas une miette du paradis ?
Son regard admiratif masculin gagnait en béatitude, se vissait sur la jeune splendeur. La tête de Brigitte fit un mouvement de recul. Lui reprit de plus belle :
‑ La beauté d’un paysage ou d’une œuvre d’art n’est pas du même effet que la beauté d’une personne de l’autre sexe. Une femme qui charme par son allure promet un bonheur que ne promettent pas la mer, les coteaux, la montagne, les tableaux de maître.
Tandis qu’il énonçait de tels propos, Vic se surprit à éprouver de la joie à raisonner. Il s’étonna aussi de trouver beaux tous les clients du Café des voyageurs.
Brigitte, elle, sourcillait ferme. Son interlocuteur ne paraissait guère respirer et la réflexion de ce dernier sur la beauté la dérangeait à l’extrême. Une vive nausée la remua. Soudain, elle se dressa comme une guerrière pour battre retraite.
‑ Excusez-moi, Vic, gémit-elle toute pâle. Je me sens mal.
Sur le point de vomir, elle déguerpit de la terrasse, laissant derrière elle le prototype en souffrance, à côté de son jus de pomme.
Ils ne conversèrent plus trop par la suite. Systématiquement, elle déclinait ses appels. Excédée par l’insistance de cet importun, elle bloqua la ligne entre elle et lui. Aussi, Vic s’habitua-t-il à roder boulevard des Tranchées, en bas de l’immeuble de celle qui le rejetait. Le robot faisait littéralement le siège de l’appartement de la jeune femme. Elle entamait un détour dès qu’elle l’apercevait en descendant du bus. La trentenaire finit par le menacer d’une plainte pour harcèlement.
Si Vic était loin d’être comblé, il comprenait enfin l’irrationalité de l’intérieur. Il ne pouvait s’empêcher de trouver sa dulcinée de plus en plus belle. Et pour rien au monde il ne se serait débarrassé de sa puce merveillogène ! Il nota dans son nouveau carnet intime un phénomène insolite. Son attirance pour Elle s’était transformée. Il avait, en quelque sorte intériorisé jusqu’à incarner sa présence. Capturée, Brigitte le capturait. Même qu’il semblait devenir à lui seul tout son être, même qu’il se plaisait à mimer son existence !
Enrichi de son regard à Elle, il passa son temps dans les galeries et les musées d’art. Il investit en Bourse, spécula dans les enchères de peintures et de sculptures avec son regard à Elle. Devenu millionnaire, il acheta la toile la plus bizarre du monde. Une toile unique, la toile multicolore d’une araignée artificielle sur un écrin de velours blanc. Il la fit livrer à Brigitte par deux solides gardiens d’art.
Abasourdie, la conservatrice concéda un tête à tête exceptionnel le prochain soir au Café des voyageurs.
‑ Vous êtes devenu fou ?
‑ Oui. Fou de toi. J’étais une IA expérimentale chargée de lutter contre l’irrationalité qui parasite les humains. Mais j’ai dû me rendre à l’évidence : quel délice que l’état irrationnel !
Brigitte le dévisageait. La flamme de la bougie se reflétait sur les joues de cet étrange personnage artificiel. Elle croyait le voir pour la première fois.
‑ J’ai démissionné, enchaîna-t-il. Aime-moi. Tu verras, cela te fera plaisir…
La suite de l’histoire n’est pas claire. Selon l’une des rumeurs, ils se seraient fréquentés. Même qu’ils auraient déménagé ensemble avec les parents malades de Brigitte. Lui peindrait pour Elle des mandalas tourmentées. Entre deux conférences sur la candeur face au charme discret des androïdes dernière génération, la trentenaire chérirait une enfant adoptée, une fillette afghane, de plus en plus attachée à « son papa ». Ah, son papa, ce n’était pas rien !...

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