Copyright @ 2022 Le Galion des Etoiles | Clic, clic, clic et hop !, fable du futur de Robert Yessouroun
« D'où vient que cet homme qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant. Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que ses chiens poursuivent avec tant d'ardeur depuis six heures. » Pascal, Pensées, Le divertissement, 136 (139)
Une voix féminine suave et rauque émana de la tablette que Luce allumait à l’instant, par dépit et désœuvrement :
« Tous les problèmes, sans exception, fussent-ils des plus complexes, peuvent être résolus par les calculs de l’Intelligence artificielle. Bienvenue chez les solutionnistes ! »
Devant le paysage paradisiaque de son écran, Luce soupira d’un soupir qui semblait interminable…
« Oui, hello, vous ! À l’intérieur de la case blanche qui s’offre à vous, lâchez tout : énoncez votre Problème en moins de douze mots. Cela terminé, veuillez cliquer trois fois sur le sourire jaune, et, en deux secondes, dans la nouvelle fenêtre, hop, votre solution ! »
Luce n’en croyait pas ses oreilles. Le site que Claire lui avait recommandé existait vraiment. Claire, c’était une copine de bureau, laquelle venait d’être libérée de la phobie des étoiles.
Telle une page vide, le rectangle immaculé l’attendait. Elle se surprit à hésiter. Par pudeur, sûrement. Comment ne pas être gênée de révéler à l’on ne sait qui le tracas majeur qui la hantait depuis presque une année ?
Enfin, coup de tête étonnant : elle tapa cinq mots dans l’encadré vierge.
« Ma mère a l’Alzheimer. »
Elle se relut, incrédule. Cette phrase écrite la bousculait. Jusque-là, elle s’était interdit de parler autour d’elle des tourments que provoquait la démence de sa mère. Le dernier exploit maternel en pleine nuit : une sortie hors de son immeuble, toute nue.
Luce ferma les paupières, la gorge serrée…
Secousse nerveuse. Retour au réel. Sous la déclaration « Ma mère a l’Alzheimer » apparurent la consigne « clic, clic, clic et hop ! » ainsi que l’espèce d’émoji d’un citron souriant. Elle cliqua trois fois sur l’icône. Aussitôt, elle fut éblouie, puis branchée sur la chaîne Euronews :
« Flash urgent : cette vingtaine de dames quittent l’hôpital des amnésies après un traitement dernier cri top secret. Voyez comme elles reconnaissent tous les membres de leur famille, pour le plus grand bonheur des leurs ! Elles sont radicalement guéries de leur dégénérescence mentale.
La parole au professeur Durite :
‑ Adieu, la mémoire qui flanche ! Nous avons triomphé du pire mal de l’esprit. »
Dubitative, Luce se sentit hausser les épaules. Se mordillant les lèvres, elle éteignit la tablette. C’était ça ? C’était tout ? Mais quand elle se retourna pour se rendre à la cuisine (elle avait soif), stupeur et frémissement : bon sang, où était-elle ? Son studio lui parut inconnu, comme intégralement rénové, du sol au plafond, avec des meubles d’un drôle de goût. Elle se voyait perdue chez elle !
À peine dans la cuisine (ou plutôt ce qui y ressemblait), elle se vit avancer à dix centimètres du carrelage en damier noir et blanc. Décontenancée, elle fit tomber une plaque de chocolat délaissée au bord d’une sorte de bar. Laquelle plaque s’enfonça dans cette espèce de coussin d’air, avant d’être dirigée vers la gauche. Un clapet se referma sur le chocolat. Dieu du ciel, la voilà marcher sur une poubelle trieuse !
Dans son ensemble, l’équipement de la pièce était sobre : ni four, ni frigo, ni encore de lave-vaisselle. Et où donc était passé l’évier ? Les placards nacrés étaient recouverts d’un inventaire calligraphié à l’encre de Chine digitale. À peine Luce saisit-elle un verre dans une des armoires que le chiffre correspondant aux verres recensés perdit une unité. Les lèvres sèches, presque gercées, elle repéra contre le mur comme une vitre fumée sous un menu éclairé. Avec délicatesse, elle frôla de l’index la touche « eau tempérée ». Aussitôt, la vitre coulissa, le verre rempli. Mince ! Que lui arrivait-il ? Dans quel monde planait-elle ? Elle but jusqu’à plus soif.
Quelques notes jazzy d’un xylophone : subitement, dans le vestibule, devant la porte, au-dessus d’un ovale phosphorescent, l’image en relief de sa mère. Mazette, comme elle avait changé, sa maman ! Quel superbe chignon ! Ses yeux vifs d’ancienne grutière la traquaient…
‑ Je t’attends devant l’entrée de ton immeuble, ma fille !
Avant de descendre, Luce se regarda dans le miroir losange. Ses pommettes étaient parsemées de taches de rousseur, plus de cernes. Son visage semblait si amène. Ça alors !
En bas du studio supposé être son logis, comment ne pas être abasourdie ? Dehors, la rue n’était plus qu’un souvenir : une allée d’herbes sauvages s’étendait jusqu’au bosquet du carrefour. Devant le portail de la résidence, la mère de Luce se balançait portée par son drone en survol fixe.
‑ Alors ? Tu m’accompagnes toujours au musée des maladies incurables, comme convenu ?
‑ Mais m’man…
‑ Après la visite, j’organise un goûter sur le toit pour mon club d’ex-démentes. Tu sais, les dames qui ont subi le même traitement que moi.
Luce ne savait plus où donner de la tête pour autant qu’une tête se tienne encore sur ses épaules. Dans quelle foire venait-elle de se fourrer ? Dans un métavers ? Ou plutôt dans un de ces « divertivers » à la mode ? En tout cas, ce monde - peu importait ce qu’il était - lui donnait une telle rémission, une telle joie qu’il était difficile de ne pas céder à l’euphorie.
Une paire de raquettes volantes atterrit à ses pieds. Elle se posa sur celles-ci, bientôt attachée par des lanières automatiques. Les raquettes et le drone à balançoire prirent de l’altitude.
Au-dessus de la ville horticole, une voix féminine suave et rauque susurra, on ne sait d’où, contre le vent :
« La solution standard va s’éteindre dans une minute. Pour poursuivre le dénouement, quelle belle aventure, ayez l’obligeance de débiter votre compte bancaire de 49 euros. Les taxes pour l’horizon durable seront soldées automatiquement. »
Furibonde d’avoir été abusée, Luce refusa de payer. Elle se retrouva chez elle, amère, dans son vrai studio, en mal de ménage. Un appel en absence : sa maman venait de dérober des myosotis chez un fleuriste.
L’évasionnite mexicaine avait encore frappé…
Une voix féminine suave et rauque émana de la tablette que Luce allumait à l’instant, par dépit et désœuvrement :
« Tous les problèmes, sans exception, fussent-ils des plus complexes, peuvent être résolus par les calculs de l’Intelligence artificielle. Bienvenue chez les solutionnistes ! »
Devant le paysage paradisiaque de son écran, Luce soupira d’un soupir qui semblait interminable…
« Oui, hello, vous ! À l’intérieur de la case blanche qui s’offre à vous, lâchez tout : énoncez votre Problème en moins de douze mots. Cela terminé, veuillez cliquer trois fois sur le sourire jaune, et, en deux secondes, dans la nouvelle fenêtre, hop, votre solution ! »
Luce n’en croyait pas ses oreilles. Le site que Claire lui avait recommandé existait vraiment. Claire, c’était une copine de bureau, laquelle venait d’être libérée de la phobie des étoiles.
Telle une page vide, le rectangle immaculé l’attendait. Elle se surprit à hésiter. Par pudeur, sûrement. Comment ne pas être gênée de révéler à l’on ne sait qui le tracas majeur qui la hantait depuis presque une année ?
Enfin, coup de tête étonnant : elle tapa cinq mots dans l’encadré vierge.
« Ma mère a l’Alzheimer. »
Elle se relut, incrédule. Cette phrase écrite la bousculait. Jusque-là, elle s’était interdit de parler autour d’elle des tourments que provoquait la démence de sa mère. Le dernier exploit maternel en pleine nuit : une sortie hors de son immeuble, toute nue.
Luce ferma les paupières, la gorge serrée…
Secousse nerveuse. Retour au réel. Sous la déclaration « Ma mère a l’Alzheimer » apparurent la consigne « clic, clic, clic et hop ! » ainsi que l’espèce d’émoji d’un citron souriant. Elle cliqua trois fois sur l’icône. Aussitôt, elle fut éblouie, puis branchée sur la chaîne Euronews :
« Flash urgent : cette vingtaine de dames quittent l’hôpital des amnésies après un traitement dernier cri top secret. Voyez comme elles reconnaissent tous les membres de leur famille, pour le plus grand bonheur des leurs ! Elles sont radicalement guéries de leur dégénérescence mentale.
La parole au professeur Durite :
‑ Adieu, la mémoire qui flanche ! Nous avons triomphé du pire mal de l’esprit. »
Dubitative, Luce se sentit hausser les épaules. Se mordillant les lèvres, elle éteignit la tablette. C’était ça ? C’était tout ? Mais quand elle se retourna pour se rendre à la cuisine (elle avait soif), stupeur et frémissement : bon sang, où était-elle ? Son studio lui parut inconnu, comme intégralement rénové, du sol au plafond, avec des meubles d’un drôle de goût. Elle se voyait perdue chez elle !
À peine dans la cuisine (ou plutôt ce qui y ressemblait), elle se vit avancer à dix centimètres du carrelage en damier noir et blanc. Décontenancée, elle fit tomber une plaque de chocolat délaissée au bord d’une sorte de bar. Laquelle plaque s’enfonça dans cette espèce de coussin d’air, avant d’être dirigée vers la gauche. Un clapet se referma sur le chocolat. Dieu du ciel, la voilà marcher sur une poubelle trieuse !
Dans son ensemble, l’équipement de la pièce était sobre : ni four, ni frigo, ni encore de lave-vaisselle. Et où donc était passé l’évier ? Les placards nacrés étaient recouverts d’un inventaire calligraphié à l’encre de Chine digitale. À peine Luce saisit-elle un verre dans une des armoires que le chiffre correspondant aux verres recensés perdit une unité. Les lèvres sèches, presque gercées, elle repéra contre le mur comme une vitre fumée sous un menu éclairé. Avec délicatesse, elle frôla de l’index la touche « eau tempérée ». Aussitôt, la vitre coulissa, le verre rempli. Mince ! Que lui arrivait-il ? Dans quel monde planait-elle ? Elle but jusqu’à plus soif.
Quelques notes jazzy d’un xylophone : subitement, dans le vestibule, devant la porte, au-dessus d’un ovale phosphorescent, l’image en relief de sa mère. Mazette, comme elle avait changé, sa maman ! Quel superbe chignon ! Ses yeux vifs d’ancienne grutière la traquaient…
‑ Je t’attends devant l’entrée de ton immeuble, ma fille !
Avant de descendre, Luce se regarda dans le miroir losange. Ses pommettes étaient parsemées de taches de rousseur, plus de cernes. Son visage semblait si amène. Ça alors !
En bas du studio supposé être son logis, comment ne pas être abasourdie ? Dehors, la rue n’était plus qu’un souvenir : une allée d’herbes sauvages s’étendait jusqu’au bosquet du carrefour. Devant le portail de la résidence, la mère de Luce se balançait portée par son drone en survol fixe.
‑ Alors ? Tu m’accompagnes toujours au musée des maladies incurables, comme convenu ?
‑ Mais m’man…
‑ Après la visite, j’organise un goûter sur le toit pour mon club d’ex-démentes. Tu sais, les dames qui ont subi le même traitement que moi.
Luce ne savait plus où donner de la tête pour autant qu’une tête se tienne encore sur ses épaules. Dans quelle foire venait-elle de se fourrer ? Dans un métavers ? Ou plutôt dans un de ces « divertivers » à la mode ? En tout cas, ce monde - peu importait ce qu’il était - lui donnait une telle rémission, une telle joie qu’il était difficile de ne pas céder à l’euphorie.
Une paire de raquettes volantes atterrit à ses pieds. Elle se posa sur celles-ci, bientôt attachée par des lanières automatiques. Les raquettes et le drone à balançoire prirent de l’altitude.
Au-dessus de la ville horticole, une voix féminine suave et rauque susurra, on ne sait d’où, contre le vent :
« La solution standard va s’éteindre dans une minute. Pour poursuivre le dénouement, quelle belle aventure, ayez l’obligeance de débiter votre compte bancaire de 49 euros. Les taxes pour l’horizon durable seront soldées automatiquement. »
Furibonde d’avoir été abusée, Luce refusa de payer. Elle se retrouva chez elle, amère, dans son vrai studio, en mal de ménage. Un appel en absence : sa maman venait de dérober des myosotis chez un fleuriste.
L’évasionnite mexicaine avait encore frappé…
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Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés