Nébuleuse de la Tête de Cheval | Par Ken Crawford, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=31584618
« Heyy hooo ! » chanta un homme avant d’éclater d’un rire dément.
Sa voix résonna dans la salle des machines et se répercuta sur les murs de titane du vaisseau en de multiples échos. Ses compagnons de galère, la tronche noire de régolithe, soupirèrent en chœur. Ils étaient couverts de poussières jusqu’aux poils les plus intimes. Seuls la couleur de leurs yeux et le macaron terni d’identification sur leur veste les différenciaient.
« Tu ne vas pas remettre ça, grogna l’un. T’es encore cramé, ma parole !
- Bah laisse-le, tu sais bien que c’est comme ça qu’il tient.
- Je m’en fous, il me gave. Le boulot est dur pour tout le monde.
- Enfin presque. »
Les techniciens se détournèrent vers l’un des leurs. Il avait tout juste vingt ans, et les éclairs rouges de ses cheveux parvenaient à percer le noir de la poussière d’astéroïde. Au milieu des mécanos, à forte carrure ou à minima bien bâtis, il faisait tache. Il était si filiforme que des paris courraient sur sa capacité à se glisser entre deux tuyaux de la soute du vaisseau. Surtout, il souriait. Il manœuvrait les commandes instinctivement et se fichait bien de se prendre des fumées dans la gueule. Il souriait. Tout le temps. Avec sincérité.
Zek aimait son travail, et sa gaieté fit évanouir les tensions. C’était primordial ici, alors qu’ils étaient entassés dans un espace de vie réduit, protégés des dangers de l’espace par une coque métallique plus fine qu’un doigt. Depuis plusieurs mois déjà, leur vaisseau-cargo bourlinguait dans la nébuleuse de la Tête de Cheval afin de récolter de quoi faire tourner les moteurs de vaisseaux spatiaux. Il ne fallait surtout pas penser à la fragilité de leur navire face à l’immensité autour d’eux, sous peine de se sentir microscopique au point de disparaître. Leur minuscule bateau voguait au milieu d’un espace interstellaire si vaste que tous les océans d’une planète représentaient moins qu’une molécule H2O face à lui. Et ce n’était rien face à l’étendue inimaginable du vide spatial, de l’Espace avec un grand E, de l’univers tout entier. Être ici, relevait à la fois du miracle, de l’audace, et de la pure folie. C’était contraire à l’instinct de survie le plus élémentaire. S’en rendre compte pouvait pousser le meilleur des techniciens à la démence.
Zek s’en fichait. Seul l’espace-temps présent l’importait. Il se sentait bien plus à l’aise ici que sur l’horizon plat de sa planète natale. Son seul souhait était de vivre là, au milieu des cliquetis et chuintements des machines. Cela l’apaisait. Pour lui, le vaisseau était vivant. Il parlait à travers ses grincements. Il avait ses humeurs, ce qu’il supportait et ne supportait pas. Les claquements réguliers des mécanismes à soupapes étaient comme un battement de cœur. Ses vibrations étaient comme le ronronnement d’un animal.
Zek se demandait parfois si on ne lui avait pas menti sur le lieu de sa naissance. Ici, dans la salle des machines qui contrôlait le vaisseau, il avait le sentiment d’être dans un ventre maternel, chaud et réconfortant.
***
Le vaisseau se cabra et frémit, tirant Zek de ses pensées. Un chargement de minerais entrait en soutes. Le navire avait ses cales si pleines que les murs se tordaient sous la pression interne. Zek fronça les sourcils, mal à l’aise.
Il nous protège de la mort, en échange de quoi nous devons le chérir. Nous devons l’écouter.
Cette relation symbiotique était mise à l’épreuve par leur mission. Leur périple dans la nébuleuse touchait à sa fin : le vaisseau-cargo devait avaler une ultime bouchée de minerai avant qu’il ne puisse entamer le chemin du retour.
« Avant-dernier chargement les gars ! » déclara le quartier-maître.
Tout en surveillant de près les machines qui soufflaient sous l’effort, Zek se mit à parler à voix basse au vaisseau. Il se sentait malheureux pour lui, il avait mal pour lui. Qui aimerait avoir ses entrailles prêtes à rompre ? L’ultime livraison fit émettre au navire des protestations vives avec des grincements inquiétants. Le vaisseau clamait sa souffrance, mais les jauges étaient à peine dans l’orange.
« C’est bon, on passe au dernier ! »
Non, ce n’est pas bon, pensa Zek.
Il poussa le bouton de la communication avant même de s’en rendre compte.
« Capitaine, on doit s’arrêter là. Le vaisseau ne peut pas en manger plus.
- Qui parle ? s’écria l’officier de passerelle chargé de la communication.
- Ici Zek de la machinerie.
- Seul le quartier-maître est autorisé à utiliser cette ligne.
- J’insiste, appuya Zek, la voix posée. Le vaisseau n’en supportera pas plus. »
Il y eut un mouvement d’humeur dans la salle des machines.
Le quartier-maître, la cinquantaine bien tassée, rejoignit Zek. Il avait vite cerné le gamin. Il posa une main sur son épaule et lui dit :
« Bon, qu’est-ce que tu nous fais là ? La jauge n’est pas dans le rouge. On est chargé à bloc, mais ça va tenir. Pas de quoi faire paniquer la patronne. »
Zek l’observa. Il n’aimait pas vraiment les humains, il préférait les machines. Mais le quartier-maître, c’était différent. Il savait que c’était un homme qui respectait le vaisseau. Il pouvait comprendre, lui.
« Les voyants ne disent rien, admit Zek, mais je le sens. Vous l’entendez, non ? Si on demande au vaisseau d’ingérer une charge de plus… il va nous claquer entre les doigts. »
Le quartier-maître resta silencieux un moment. Il n’était pas assez idiot pour sous-estimer l’intuition du jeune homme. Zek abattait un travail formidable. Il s’était souvent montré plus efficace que d’autres matelots plus expérimentés. S’il avait raison, si le vaisseau se déchirait, il y avait un risque qu’ils meurent tous. Mais les enjeux étaient très importants et cela serait difficile à expliquer à sa hiérarchie. S’il avait tort et qu’il leur manque du minerai, ils seraient tous virés et certainement poursuivis en justice pour ne pas s’être acquittés de leurs obligations.
« Dernier chargement en cours de livraison. On pose le colis. Trente secondes » annonça impitoyablement le technicien s’occupant de la communication.
Les derniers minerais commençaient leurs transferts de poids à l’intérieur. La structure du vaisseau vibra dans un râle poignant. Les voyants de l’ingénierie refusaient désespérément de sonner l’alarme. La poitrine de Zek se serra. Il étouffait.
« Quinze secondes. »
Le quartier-maître ne lâcha pas le jeune homme du regard, et lança par l’intercom :
« Capitaine, refusez le dernier chargement.
- Les machines sont dans le rouge ? questionna une voix autoritaire et féminine.
- Non.
- Pardon ?
- On peut faire confiance à l’instinct de mon homme.
- Six secondes avant transfert final. »
Plus personne à l’ingénierie n’osait respirer. Le décompte fatidique s’égrenait.
« Deux secondes.
- Contre-ordre ! ordonna subitement la capitaine. Abandonnez la livraison. Zek c’est ça ?
- Oui, Monsieur.
- Je fais confiance à mon équipage, et à mon navire. (Elle marqua une pause). Moi aussi, je l’entends hurler. »
Une heure plus tard, ils découvrirent une défaillance qui n’aurait pas été décelée à temps par les machines. La dernière livraison aurait causé une rupture critique de la coque et la destruction du vaisseau.
L’instinct de l’humain, à l’écoute de son environnement, restait le meilleur système de survie, même dans l’espace.
Sa voix résonna dans la salle des machines et se répercuta sur les murs de titane du vaisseau en de multiples échos. Ses compagnons de galère, la tronche noire de régolithe, soupirèrent en chœur. Ils étaient couverts de poussières jusqu’aux poils les plus intimes. Seuls la couleur de leurs yeux et le macaron terni d’identification sur leur veste les différenciaient.
« Tu ne vas pas remettre ça, grogna l’un. T’es encore cramé, ma parole !
- Bah laisse-le, tu sais bien que c’est comme ça qu’il tient.
- Je m’en fous, il me gave. Le boulot est dur pour tout le monde.
- Enfin presque. »
Les techniciens se détournèrent vers l’un des leurs. Il avait tout juste vingt ans, et les éclairs rouges de ses cheveux parvenaient à percer le noir de la poussière d’astéroïde. Au milieu des mécanos, à forte carrure ou à minima bien bâtis, il faisait tache. Il était si filiforme que des paris courraient sur sa capacité à se glisser entre deux tuyaux de la soute du vaisseau. Surtout, il souriait. Il manœuvrait les commandes instinctivement et se fichait bien de se prendre des fumées dans la gueule. Il souriait. Tout le temps. Avec sincérité.
Zek aimait son travail, et sa gaieté fit évanouir les tensions. C’était primordial ici, alors qu’ils étaient entassés dans un espace de vie réduit, protégés des dangers de l’espace par une coque métallique plus fine qu’un doigt. Depuis plusieurs mois déjà, leur vaisseau-cargo bourlinguait dans la nébuleuse de la Tête de Cheval afin de récolter de quoi faire tourner les moteurs de vaisseaux spatiaux. Il ne fallait surtout pas penser à la fragilité de leur navire face à l’immensité autour d’eux, sous peine de se sentir microscopique au point de disparaître. Leur minuscule bateau voguait au milieu d’un espace interstellaire si vaste que tous les océans d’une planète représentaient moins qu’une molécule H2O face à lui. Et ce n’était rien face à l’étendue inimaginable du vide spatial, de l’Espace avec un grand E, de l’univers tout entier. Être ici, relevait à la fois du miracle, de l’audace, et de la pure folie. C’était contraire à l’instinct de survie le plus élémentaire. S’en rendre compte pouvait pousser le meilleur des techniciens à la démence.
Zek s’en fichait. Seul l’espace-temps présent l’importait. Il se sentait bien plus à l’aise ici que sur l’horizon plat de sa planète natale. Son seul souhait était de vivre là, au milieu des cliquetis et chuintements des machines. Cela l’apaisait. Pour lui, le vaisseau était vivant. Il parlait à travers ses grincements. Il avait ses humeurs, ce qu’il supportait et ne supportait pas. Les claquements réguliers des mécanismes à soupapes étaient comme un battement de cœur. Ses vibrations étaient comme le ronronnement d’un animal.
Zek se demandait parfois si on ne lui avait pas menti sur le lieu de sa naissance. Ici, dans la salle des machines qui contrôlait le vaisseau, il avait le sentiment d’être dans un ventre maternel, chaud et réconfortant.
***
Le vaisseau se cabra et frémit, tirant Zek de ses pensées. Un chargement de minerais entrait en soutes. Le navire avait ses cales si pleines que les murs se tordaient sous la pression interne. Zek fronça les sourcils, mal à l’aise.
Il nous protège de la mort, en échange de quoi nous devons le chérir. Nous devons l’écouter.
Cette relation symbiotique était mise à l’épreuve par leur mission. Leur périple dans la nébuleuse touchait à sa fin : le vaisseau-cargo devait avaler une ultime bouchée de minerai avant qu’il ne puisse entamer le chemin du retour.
« Avant-dernier chargement les gars ! » déclara le quartier-maître.
Tout en surveillant de près les machines qui soufflaient sous l’effort, Zek se mit à parler à voix basse au vaisseau. Il se sentait malheureux pour lui, il avait mal pour lui. Qui aimerait avoir ses entrailles prêtes à rompre ? L’ultime livraison fit émettre au navire des protestations vives avec des grincements inquiétants. Le vaisseau clamait sa souffrance, mais les jauges étaient à peine dans l’orange.
« C’est bon, on passe au dernier ! »
Non, ce n’est pas bon, pensa Zek.
Il poussa le bouton de la communication avant même de s’en rendre compte.
« Capitaine, on doit s’arrêter là. Le vaisseau ne peut pas en manger plus.
- Qui parle ? s’écria l’officier de passerelle chargé de la communication.
- Ici Zek de la machinerie.
- Seul le quartier-maître est autorisé à utiliser cette ligne.
- J’insiste, appuya Zek, la voix posée. Le vaisseau n’en supportera pas plus. »
Il y eut un mouvement d’humeur dans la salle des machines.
Le quartier-maître, la cinquantaine bien tassée, rejoignit Zek. Il avait vite cerné le gamin. Il posa une main sur son épaule et lui dit :
« Bon, qu’est-ce que tu nous fais là ? La jauge n’est pas dans le rouge. On est chargé à bloc, mais ça va tenir. Pas de quoi faire paniquer la patronne. »
Zek l’observa. Il n’aimait pas vraiment les humains, il préférait les machines. Mais le quartier-maître, c’était différent. Il savait que c’était un homme qui respectait le vaisseau. Il pouvait comprendre, lui.
« Les voyants ne disent rien, admit Zek, mais je le sens. Vous l’entendez, non ? Si on demande au vaisseau d’ingérer une charge de plus… il va nous claquer entre les doigts. »
Le quartier-maître resta silencieux un moment. Il n’était pas assez idiot pour sous-estimer l’intuition du jeune homme. Zek abattait un travail formidable. Il s’était souvent montré plus efficace que d’autres matelots plus expérimentés. S’il avait raison, si le vaisseau se déchirait, il y avait un risque qu’ils meurent tous. Mais les enjeux étaient très importants et cela serait difficile à expliquer à sa hiérarchie. S’il avait tort et qu’il leur manque du minerai, ils seraient tous virés et certainement poursuivis en justice pour ne pas s’être acquittés de leurs obligations.
« Dernier chargement en cours de livraison. On pose le colis. Trente secondes » annonça impitoyablement le technicien s’occupant de la communication.
Les derniers minerais commençaient leurs transferts de poids à l’intérieur. La structure du vaisseau vibra dans un râle poignant. Les voyants de l’ingénierie refusaient désespérément de sonner l’alarme. La poitrine de Zek se serra. Il étouffait.
« Quinze secondes. »
Le quartier-maître ne lâcha pas le jeune homme du regard, et lança par l’intercom :
« Capitaine, refusez le dernier chargement.
- Les machines sont dans le rouge ? questionna une voix autoritaire et féminine.
- Non.
- Pardon ?
- On peut faire confiance à l’instinct de mon homme.
- Six secondes avant transfert final. »
Plus personne à l’ingénierie n’osait respirer. Le décompte fatidique s’égrenait.
« Deux secondes.
- Contre-ordre ! ordonna subitement la capitaine. Abandonnez la livraison. Zek c’est ça ?
- Oui, Monsieur.
- Je fais confiance à mon équipage, et à mon navire. (Elle marqua une pause). Moi aussi, je l’entends hurler. »
Une heure plus tard, ils découvrirent une défaillance qui n’aurait pas été décelée à temps par les machines. La dernière livraison aurait causé une rupture critique de la coque et la destruction du vaisseau.
L’instinct de l’humain, à l’écoute de son environnement, restait le meilleur système de survie, même dans l’espace.
Source
Texte @ Marguerite Roussarie, tous droits réservés.