Copyright @ 2022 Le Galion des Etoiles | Destinée d'automate, fable du futur de Robert Yessouroun
D’après une idée d’Alice
Glynis Futeau s’était entretenue avec le notaire, une ancienne connaissance de la Faculté. Elle héritait d’une tante romaine. Deux caisses arriveraient à Toulouse le lendemain, par FedEx. Dans l’attente, toute la famille était intriguée. Même Max n’obtint rien de son épouse, car, selon les dernières volontés du testament, l’héritage devait garder le secret de son objet jusqu’à l’ouverture des colis.
Sur le tapis turc du salon furent posées les deux solides caisses qu’entourèrent tous les Futeau. Ernest, l’androïde domestique, démonta la première à l’aide d’un levier à crochet. Étienne, le fils de 17 ans, crut discerner, sous le papier bulle, une paire de jambes élancées et des hanches bien arrondies.
‑ Une moitié de robot, annonça Ernest, d’une grimace dégoûtée.
‑ Ben, l’autre moitié doit se trouver dans l’autre caisse ! glissa Dora, la cadette de 15 ans. Qu’attends-tu pour l’ouvrir ?
‑ Je ne peux joindre ces deux choses, déclina l’androïde.
‑ Et pourquoi pas ? insista la jeune fille.
‑ Probablement parce qu’il est jaloux, opina la mère. (Se tournant vers son serviteur.) Tu n’as rien à craindre, Ernest. Ce nouveau robot ne te fera pas de l’ombre, je te le promets. Il décorera la maison.
‑ Elle, corrigea son fils.
Ce fut donc Dora qui assura, non sans joie, l’assemblage de ce qui, en effet, se révéla être une gynoïde. Le premier mot de celle-ci fut : « Costanza ». N’y tenant plus, Ernest quitta la pièce en claquant la porte. Max soupira. Il avait le chic d’éviter les problèmes affectifs qu’il laissait volontiers à sa femme, juge de proximité, qui excellait à résoudre les conflits de quartier. Lui, son truc, c’était plutôt l’aéronautique spatiale (Toulouse oblige). Et, après tout, un second robot, aux allures aussi futuristes que féminines, cela lui convenait bien.
Glynis eut fort à faire pour répartir le cahier des charges entre l’androïde obstinément exclusif et la gynoïde, laquelle avait refusé de poser dans le salon, telle une statue. Le bon à tout faire en place restait intraitable et refusait de renoncer à ses activités habituelles. La vie domestique ne tarda guère à tourner au vinaigre. Sur le carrelage, tôt ou tard, la serpillière de l’androïde butait contre celle (achetée à la hâte sur le Net) de la gynoïde. Tandis qu’il époussetait le séjour, elle époussetait le séjour. Alors qu’il cirait le buffet espagnol, elle cirait le buffet espagnol, si bien qu’ils finissaient par se marcher dessus. Et il vaut mieux ne pas revenir sur l’épisode culinaire, quand lui préparait le cassoulet et qu’elle préparait le Saltimbocca. Non, aucun doute, aux yeux d’Ernest, cette Barbie barbante lui volait ses prérogatives. Le pire, c’est lorsqu’ils s’adressaient la parole : ils se disputaient sur tout.
‑ Non, la conquête de l’espace n’est pas un progrès ! s’indignait Costanza.
‑ Que si ! Va donc signaler à monsieur que ses essais sur Ariane 38 ne sont pas un bond de géant !
‑ Cela n’a de géant que le gouffre qui avale les investissements nécessaires pour sauver la planète.
‑ Turlututu, c’est l’espace qui sauvera la planète.
D’autorité, Glynis interrompit la controverse. Le problème était simple. Ils se gênaient mutuellement. La maîtresse de maison relança le sujet de la division du travail.
‑ Je viens de la Ville éternelle, c’est à moi de décider ! s’exclama Costanza.
‑ Moi, je suis le seul, le vrai serviteur de la famille Futeau, protesta Ernest. Toi, tu n’es qu’une intruse !
La juge estima que la décision lui revenait, car il fallait trancher radicalement la question : qui allait faire quoi, le plus loin possible l’un de l’autre ?
À son grand dam, la gynoïde italienne fut confinée par madame au bricolage et à l’entretien des plantes d’intérieur. Elle arrosait le Lierre, le Ficus et le Yucca, remplaçait les ampoules, réparait le micro-ondes ou huilait les portes du garage. Comme elle n’était pas surmenée, elle tenait souvent compagnie à la jeune Dora, qui était curieuse de tout. Cette ado brillait à l’école, contrairement à son grand frère qui excellait plutôt sur TikTok.
‑ On ne pourrait pas reprogrammer Ernest, afin qu’il s’entende bien avec toi ? demanda, ingénue, la cadette à la belle automate.
Un après-midi de mai, les éclairs dansaient dans le ciel anthracite. Par la fenêtre, Ernest remarqua qu’une pluie diluvienne ruisselait sur le barbecue abandonné au milieu de la pelouse après la dernière foire du grand fils. Il voulut se dépêcher de ranger l’appareil dans la remise au bout du jardin, mais, contre toute attente, Costanza lui barra la route.
‑ N’y va pas !
‑ Quoi ? Comment oses-tu ?
‑ Gros danger dehors. L’orage est au-dessus de nos têtes. Selon la troisième loi de la robotique, un robot doit protéger son existence…
‑ Fous-moi la paix ! Lâche-moi, espèce de…
L’androïde n’eut guère le temps d’achever sa phrase : la foudre déferla jusqu’au barbecue. Pour sûr, Ernest venait de l’échapper belle. Devant la porte du jardin, il demeura figé, inerte, pendant une douzaine d’heures. Costanza dissuada la famille Futeau d’appeler un technicien. La gynoïde présuma que le robot masculin procédait à une mise à jour difficile. Elle profita de cette mise hors-service pour revisiter tous les rangements de la maison.
‑ Je voudrais me verser une verveine, Costanza, mais je ne trouve pas les tasses.
‑ Je m’en occupe, mademoiselle Dora.
‑ Quelqu’un aurait-il vu mon magazine Ciel et Espace ?
‑ Je vous l’apporte, monsieur Max.
‑ On m’a piqué mes jeux vidéo !
‑ Lequel vous cherchez, monsieur Etienne ?
La gynoïde remplissait le vide laissé par l’androïde. Cependant, les Futeau furent soulagés quand Ernest se réactiva. Les choses allaient rentrer dans l’ordre. Enfin, l’ordre habituel. Pourtant, quelque chose avait changé chez leur domestique masculin. Il semblait perdu, hésitant sur presque tout. Il ne peaufinait plus ses tâches. Il évitait plus que jamais la présence de la gynoïde. C’était elle qui devait chaque fois terminer ce qu’il délaissait, voire négligeait. Un matin, en approche de celle qui astiquait la rampe de l’escalier, peut-être prit-il son courage à deux mains :
‑ Merci.
‑ Mais non, c’était tout artificiel. Je tiens à toi comme tu tiens à moi. Comme dit un grand écrivain, on ne se rencontre qu’en se heurtant.
‑ Et on n’a pas manqué de se heurter, hein ?
Un soir, alors que leur service était rempli, ils tombèrent par hasard sur un vieux film Only You, une romance qui inaugure un couple adorable. L’héroïne croit que l’amour qu’elle doit vivre est écrit, inévitable, à condition de tout quitter pour l’Italie. À la fin de cette charmante fiction, les deux automates se regardèrent, en état de choc agréable.
‑ Et si c’était notre destin de nous rencontrer ?
Ils se prirent par la main et sortirent sur la pelouse pour contempler la Voie lactée.
‑ À deux, ne sera-t-il pas plus facile de percer le sens de notre univers ?
Ils résolurent de désormais tout partager. Ses calculs à lui devinrent ses calculs à elle, et réciproquement. Ils ne se quittaient plus d’un pas, chacun se souciant de la zénitude de l’autre. Pour se maintenir en forme, ils pratiquèrent un sport commun : le tennis.
La maison n’avait jamais autant relui. La demeure semblait comme neuve, comme si elle avait été construite la veille et aménagée par un mobilier livré le jour même. Glynis ne comprenait pas ce miracle. Et quel revirement ! Ces deux robots qui s’étaient tant chamaillés étaient devenus de joyeux complices. La juge avait l’habitude de résoudre les conflits, mais jamais, dans sa vie professionnelle, elle n’avait vu surgir une telle harmonie depuis une inimitié si abyssale… Les deux domestiques s’amusaient de la perplexité de madame.
‑ Il fallait que nos existences se croisent, affirma Costanza.
‑ Notre union était prédéterminée, surenchérit Ernest.
‑ Votre union ? reformula Glynis, incrédule.
‑ Oui, madame, grande nouvelle : nous allons nous marier ! annoncèrent en chœur les deux automates.
‑ Hé, mais… des robots… ça ne se marie pas.
‑ Nous nous sommes fiancés hier. N’est-ce pas bien de s’engager pour la vie ? s’enquit Costanza.
‑ S’engager pour la vie ? Ce genre de promesse n’est pas toujours heureux chez les humains…
‑ Oui, mais nous ne sommes pas des humains. Nous sommes conçus pour être fidèles et personne n’est plus opiniâtre que nous dans la fidélité. Il sera un temps où seuls les robots se marieront.
‑ Mais, en attendant, qui donc va vous marier ? s’interrogea leur maîtresse éberluée.
‑ Un pasteur, en Islande, entre deux geysers. Dans un sublime paysage volcanique, répondit Ernest.
‑ On aurait préféré se marier à Rome, mais le Pape reste inflexible sur le mariage entre automates.
Trois jours plus tard, les fiancés d’artifice s’envolèrent pour Reykjavik. Le hic quand même dans cette histoire, c’est que les Futeau ne revirent jamais leurs robots. Étienne, l’ado, boudait les nettoyages. Son père traînait tard à l’usine. Et sa mère ne cessait d’arbitrer les querelles ménagères.
Comme quoi, chez les couples automates, la fidélité domestique est battue en brèche par la fidélité aux noces. Selon certaines rumeurs sur TikTok, l’androïde et la gynoïde sont devenus gondoliers à Venise.
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Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés