Devenir la copie d’une fiction ? | Robert Yessouroun | 2021

Par | 09/11/2021 | Lu 394 fois




Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | Devenir la copie d’une fiction ? de Robert Yessouroun
Et si ce qui vous arrivait survenait ailleurs simultanément, affectant une autre personne ? Qui sait, le hasard a peut-être un frère jumeau, même dans le métavers…
 
Non, c’en était trop ! Maude n’en pouvait plus. Ça n’avait pas de sens de se creuser les méninges pour des slogans publicitaires en faveur de serviettes hygiéniques digitalisées. Depuis son petit salon dans la banlieue de Montréal, la jeune Canadienne se plongea tout de go dans le Métavers Fox Féodal…

Quelle humidité, dans ces murs ! Normal, avec ces dernières intempéries.

La voilà vêtue de soie et d’hermine, le teint aussi blanc que le lait de la vie. Pleine d’énergie et de détermination, du haut de son palefroi pommelé, elle éclaboussait déjà les jongleurs et les trouvères qui jouaient du frestel, de la chalémie ou de la viole de gambe dans la salle des fêtes du château-fort de Tintagel.

La belle demoiselle venait quémander de l’aide auprès de la cour du roi Arthur, dans l’espoir d’en repartir en compagnie du plus preux des chevaliers de la Table ronde. L’enjeu : secourir sa chère princesse détenue par un oncle félon.

*

Oh, oui, vraiment, la barbe ! Jonas s’ennuyait ferme sur l’île de Madagascar, peu motivé par son stage dans cette multinationale qui distillait la canne à sucre pour produire le meilleur rhum du monde. Au bout d’une de ces mornes journées à contrôler les chiffres qui déferlaient sur les écrans, le jeune Bernois ne put que céder à la tentation : enfiler le casque 3D Supermax du fils du patron, et, illico, sans transition, engoncé dans une vieille armure grinçante, il chevauchait sur un animal qui ressemblait plus à un canasson qu’à un destrier.

Les sabots claquaient d’un drôle de bruit : sa monture trottait à gué dans le château royal, pataugeant sur les pavements inondés. À son passage, les musiciens interrompirent leur espèce de gigue. L’inconnu fit halte, une fois parvenu sur le flanc gauche d’une noble demoiselle à cheval elle aussi. Il brandit son écu d’argent presque fendu. Le sénéchal Keu se leva, outré par cette double intrusion à la cour du roi Arthur. Le monarque n’eut pas le temps de le calmer. L’étranger apostropha le souverain :

‑ Arthur, selon la coutume, accorde-moi le premier don que je te demanderai.

Keu rougit de colère. Le roi savait qu’il ne pouvait refuser une telle demande.

**

Quel brouhaha ! Un vrai carnaval à l’étage au-dessus des bureaux de son agence immobilière ! À coup sûr, l’entreprise là-haut devait arroser un grand événement. À propos d’arroser, Sonia regarda par la fenêtre. La rue ruisselait sous l’averse. Décidément, ce n’était pas son jour. La trentenaire carougeoise n’avait vendu aucun logement ce mardi. Et son adorable sœur, à peine arrivée à la gare de Cointrin, s’était déjà perdue dans les Pâquis, le quartier le plus sensible de Genève. D’ailleurs, elle ne tarda pas à recevoir un message de détresse : « Dans un bar, Chez le calife. Des machos louches me lorgnent. SOS !!! » Qu’est-ce que sa cadette fichait dans ce coupe-gorge ? S’y était-elle précipitée pour s’abriter du déluge ou des dealers ? Peu importait. D’urgence, pour l’exfiltrer, il lui fallait un gaillard costaud, susceptible de refroidir l’ardeur des mâles zonards du coin.

*

À l’écart de ses ex-collègues qui célébraient au Prosecco « le contrat du siècle », Toni, lui, n’était pas à la fête, au-dessus de son carton. Le trentenaire d’origine sarde venait d’être congédié de la Startup qui soignait l’image des laboratoires d’avant-garde. Ainsi, le jeune employé avait tenté de promouvoir une équipe spécialisée dans la greffe d’organes de cochon chez les patients humains. Son dernier slogan, « Incorpore ton porc », avait vivement déplu au Conseil d’administration.

Le carton rempli sous le bras, il s’avança vers son ex-boss, qui, à sa vue, lui proposa, grand seigneur :

‑ Alors, Toni, un petit mousseux pour la route ?

‑ J’ai une dernière faveur à vous demander, patron.

‑ Tout ce que tu veux.

‑ Pensez à moi si un petit boulot se présente. Je peux être freelance.

Soudain, la porte frappa le mur. Une jeune furie fit irruption. Allait-elle bousculer les fêtards qui s’empiffraient de canapés ?

**

Sans quitter sa selle de satin, la gente demoiselle, d’une voix de diva, se mit à interpeller la cour arthurienne :

‑ Que le plus vaillant me suive ! Otage de son oncle, la fille aînée de mon roi requiert un pressant secours !

Sur ces mots, elle fit tourner son grand cheval. Hélas, parmi les invités du banquet, personne n’osa quitter la table, même les orteils trempés. Toutefois, une voix fluette éraillée s’éleva de ce pesant silence :

‑ Sire, permettez que je vous réclame ce que vous m’avez promis.

Penché sur son écuelle, Arthur en perdit la cuisse de son faisant.

‑ Quoi ? Tu veux, toi, aller sauver la fille d’un roi ? Voyons, tu es trop novice et regarde donc ton équipement !

‑ Sire, vous ne pouvez vous dédire. Rappelez-vous, vous avez donné votre parole.

Consterné, le monarque consulta Keu, Gauvain et même Perceval…

‑ Soit, je t’accorde le don. Vas-y donc, va braver le péril, pauvre puceau rouillé.

L’allusion à sa carapace un peu corrodée déplut au fier damoiseau. Mais son amertume n’arrivait pas à la cheville de celle de la jeune élégante qui avait immobilisé sa monture, sa bribe agaçant le mors de la bête.

‑ Sur ma tête, jamais, au grand jamais, ce nigaud ne m’accompagnera !

‑ Ma douce amie, lui répondit Arthur, je suis le roi, et un roi ne peut trahir sa promesse.

‑ Quelle honte ! s’indigna-t-elle. Malheur à la Table ronde ! Maudits soient tous ces lâches qui préfèrent rester les pieds dans l’eau plutôt que de se lancer à la rescousse de mon infortunée princesse.

**

Un rap vociférait à tue-tête. Sonia hurlait en vain pour se faire entendre dans cette fête assourdissante. Résolue, elle bondit vers la source du vacarme, une tablette portable posée entre deux seaux à glace. Sans gêne, elle coupa le son des haut-parleurs.

Stupéfaction générale dans l’entreprise.

‑ Qui peut m’épauler pour secourir ma sœur en panique ?

Murmures gouailleurs bien ivres.

‑ Ça prendra moins d’une heure.

Bien qu’embarrassé par son carton bourré, Toni s’approcha de la jeune femme en désarroi qui reprit la parole :

‑ Ma sœur est terrorisée dans un bar sordide des Pâquis. Impossible pour moi de la sortir de cette planque de caïds toute seule. Quelle âme virile charitable pourrait m’escorter ?

Long mutisme. Plusieurs Prosecco vidés cul sec. Personne ne se risqua hors des chuchotements, sauf la juriste de la startup.

‑ Appelez donc la police !

Passablement éméché, le patron plastronna, de sa voix autoritaire :

‑ Eh bien, Toni, qu’attends-tu ? Comme tu me l’as demandé, je t’offre ce petit boulot. Vive les freelances !

Le jeune employé fraîchement viré lâcha son carton dont le contenu se répandit en vrac sur la moquette. Sonia le toisa. Ce gamin n’avait pas la carrure. Comment ce champion des loosers pourrait-il faire reculer les malabars du bar ? Elle haussa les épaules devant le boss :

‑ Vous vous moquez de moi. Ce mec ferait sourire les mouches.

‑ Hé, mais je suis ceinture verte au judo ! protesta Toni.

Elle tourna les haut-talons.

‑ Vous n’êtes qu’une bande de poules mouillées. (Elle pointa du doigt la pluie dehors.) Et vous n’êtes pas près de sécher. (Soupir.) Que protègent encore les hommes, aujourd’hui ?

‑ Hé, mais, je viens, moi ! objecta Toni.

***

Dans la station spatiale automatisée qui centralisait les données terrestres sur les événements dits symétriques, les deux Intelligences artificielles chargées de la surveillance des relations humaines jumelées s’affairaient, manifestement déboussolées par ce qu’elles captaient depuis bientôt trois-quarts d’heure. Ce tandem déployait des calculs à l’infini pour s’expliquer comment un monde virtuel pouvait influer sur un monde réel. Certes, à l’instar d’une paire de photons qui, à distance, imitaient réciproquement leurs comportements, deux humains, à leur insu, pouvaient vivre la même situation. Mais uniquement dans le cadre de la réalité matérielle. Là, quelque chose clochait.

En fait, sans le formuler, depuis cette anomalie, l’un et l’autre cosmonautes automates craignaient des retombées imprévisibles sur leur propre existence. Vu la multiplication des incursions dans les métavers, le risque qu’au moins l’une d’elles vienne parasiter leur réel d’IA n’était pas négligeable.

À coups d’algorithmes, ces derniers obtinrent enfin une équation globale comprenant le coefficient d’étrangeté, le pire des coefficients, celui qui imposait l’insolite. Les IA n’arrivaient pas à se faire une raison. Le double circuit de phénomènes corrélés qu’elles observaient, le premier dans le Moyen-âge imaginaire, le second dans la réalité contemporaine, n’auraient jamais dû évoluer en parallèle. Le réel ne peut copier la fiction. Les deux occupants de la station spatiale délibérèrent.

‑ Il faut interrompre la source des données.

‑ Donc éliminer ces créatures naturelles ?

‑ Que non ! Il faut plutôt que les deux jeunes humains dans le Métavers cessent leur quête sur le champ.

‑ Facile : on fait surgir sous leur nez une horde de dragons.

‑ J’ai mieux. En deux étapes.

La première phase fut engagée, les programmes du Métavers Fox Féodal aussitôt revisités.

***

À force d’obstacles éliminés, à force d’épreuves réussies (ponts périlleux franchis, géants pourfendus, sorcières et ensorceleurs démagnétisés), Jonas réussit à amadouer Maude. Ensemble, ils galopaient déjà vers la mer qui les séparait du château de l’oncle félon.

**

Toni rattrapa Sonia sous la pluie. Il l’abrita sous son veston. Il repoussa un trafiquant qui importunait la jeune femme, puis un jeune drogué qui la harcelait. Sa persévérance triompha des réticences de la trentenaire. Tous deux rabibochés, ils attendirent ensemble le bus 11.

***

Seconde phase implémentée depuis le satellite IA. La phase irréversible, la plus radicale…

***

Sur la nef qui voguait vers le château de l’oncle félon, Jonas, la langue trop sèche, se désaltéra grâce à une outre de vin abandonnée au bout de la poupe. Il tendit le breuvage à la gente demoiselle qui ne cachait pas sa soif.

‑ Quel nectar ! s’exclama-t-elle en s’essuyant les lèvres.

En fait, elle venait, comme lui, de boire le philtre d’amour destiné, la nuit de noces, au roi Marc et à la reine Yseult, sa future épouse.

Le pot-aux-roses découvert, les deux amoureux fous durent s’enfuir de la nef à la nage…

**

Aussitôt, dans le 11 qui fonçait vers le haut des Pâquis, Sonia et Toni entendirent simultanément biper leur portable. Un papillon mystérieux clignotait sur leur écran. Impulsif, sans précaution, Toni cliqua sur le lépidoptère. Illico, d’étranges vibrations animèrent le bus. Sur son Iphone, comme par automatisme, Sonia venait d’enclencher la même appli. Les oscillations discrètes de l’air s’intensifièrent autour d’elle.
Elle et lui se dévisagèrent comme s’ils s’apercevaient pour la première fois. Emportés par une cascade de surprises, tous deux découvraient la promesse du bonheur.

***

En tandem, les Intelligences artificielles conférèrent dans la station spatiale. La quête médiévale avait avorté. La princesse resterait prisonnière de l’oncle félon.

Opération validée.

‑ Et les deux tourtereaux genevois ?

‑ Regarde-les : ils accourent, main dans la main, vers le bar Chez le calife.

‑ Génial. L’amour a cassé l’intrication fâcheuse entre le réel et un jeu vidéo.

‑ Oui, on peut désormais calculer tranquille. Enfin, j’espère…

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