Bonjour les Galionautes,
L'idée pour l'écriture de cette fable du futur m'est venue au salon d'Alterfiction, au château d'Yverdon. Partout, des gens qui écrivaient, parmi cette foule, quelques rares lecteurs, plutôt des lectrices plus attirées par les thrillers et les romances que par la SF. Je me suis dit que la création contemporaine fabriquait un désert et l'IA de type ChatGPT n'arrangerait pas les choses...
Bonne lecture !
L'idée pour l'écriture de cette fable du futur m'est venue au salon d'Alterfiction, au château d'Yverdon. Partout, des gens qui écrivaient, parmi cette foule, quelques rares lecteurs, plutôt des lectrices plus attirées par les thrillers et les romances que par la SF. Je me suis dit que la création contemporaine fabriquait un désert et l'IA de type ChatGPT n'arrangerait pas les choses...
Bonne lecture !
Illustration @ Pixabay, utilisation gratuite et libre de droit
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À Christophe Künzi et à Tu Wüst
La nuit de décembre enveloppait les rues basses. Sur le chemin du retour à la maison, j’avais le sentiment d’être suivie. Pourtant, j’avais beau me retourner, derrière moi, seuls de banals passants marchaient paisiblement.
À ma sortie de l’école de décoration, j’avais été interpellée par un androïde municipal. Il m’avait tendu une pétition. « Pour interdire en ville la prolifération des stands d’écrivains ». Je l’avais envoyé paître. Depuis, à distance vu sa lenteur, il ne me quittait plus de ses capteurs.
Mais voilà que les vitrines d’un marchand d’art brillaient sous ses décorations de Noël. Je reconnus la célèbre galerie genevoise « La main de demain », au cœur de la vieille-ville. Un coup d’œil sur mes arrières. Le maudit robot pétitionnaire approchait. Je m’engouffrai à l’intérieur du magasin. Du beau monde se pressait vers le comptoir des petits fours et des flûtes de champagne. Bien que mon sac à dos sollicitât quelques regards sourcilleux, l’ambiance festive me soulagea. Si le vernissage inaugurant l’exposition remportait un succès patent, à mes yeux, il se révélait étrange à plusieurs titres. Combien de conviés dictaient leurs commentaires, tandis que d’autres pianotaient sur le clavier de leur tablette ! Par ailleurs, j’appris par un encadré mural que l’artiste à l’honneur ce soir-là ne pouvait être rencontré, puisque, physiquement, son œil, son pinceau se réduisaient à un bot de GPTvision.
J’étais entrée un peu précipitamment, sans carton d’invitation. La galerie était sur ma route, alors que je rentrais de mon cours sur l’histoire des meubles, fuyant un gêneur artificiel. À l’intérieur, les peintures en acrylique n’ont pas tardé à me frapper par leur imposant gigantisme. Difficile de placer de tels tableaux dans un appartement contemporain. Toutefois, j’avoue avoir été impressionnée. Dans des teintes pastel, subtiles, ces œuvres figuratives offraient toutes la même représentation : de profil, une superbe jeune fille couverte d’un léger peignoir, dans une brume délicate, au bord de l’eau, en contemplation de la mer. Avait-elle 20 ans ? Sur la plage, derrière elle, un double landau dernier cri (ce genre d’engin suit la mère automatiquement) accueillait des jumeaux potelés en pleine sieste.
Personnellement, je sentais que le peintre - enfin le bot bourré d’algorithmes – suggérait à l’observateur une féminité nouvelle, à peine éveillée, pourtant ayant déjà été gagnée par la maternité. Cette composition me rappelait, dans mes cours d’histoire de l’art, les photos de David Hamilton, le siècle dernier. Son regard privilégiait les adolescentes juste vêtues ou presque dénudées, dans une ambiance à la fois floue et lumineuse. Oui, tant poétique que chargées de symboles, les créations de ce vernissage me subjuguaient mais m’interrogeaient : était-ce là de l’art, de l’art humain, cette illustration mise en scène par une vision digitale gavée de data ?
Soudain, je sursautai.
‑ Alors, ma beauté, on médite ?
J’avais bien envie de réagir en mettant le paquet, mais, par prudence, je me retins de brusquer ce quadra bohème aux cheveux en bataille. Je me contentai d’énoncer une critique de l’œuvre exposée :
‑ Je trouve ces tableaux magnifiques. Dommage que leur auteur soit dépourvu d’âme.
Il vida son verre en me narguant :
‑ Et alors ? Vous croyez encore aux âmes, ma belle ?
Il posa la main sur mon bras. Je reculai, mais il poursuivit :
‑ Regardez-moi. J’écris mes romans avec ChatGPT. Impossible de me passer de cette collaboration. Ça booste mon imagination et ça corrige mes faiblesses. Mon dernier roman n’a jamais été aussi bien vendu ! 31 exemplaires en deux ans, malgré la raréfaction des lecteurs ! Diriez-vous que mes ouvrages sont le fruit d’une moitié d’âme ?
À travers la vitre qui donnait sur la rue, je vis passer l’androïde avec sa pétition. Pire, il entra. Bientôt dans la mire du patron de la galerie, il fut refoulé des lieux par deux gardes aussi baroques que baraqués. Dehors, le robot se mit à faire les cent pas sur le trottoir, comme s’il guettait ma sortie.
Je prétextais chercher les toilettes. Tandis que je me faufilais avec ferveur parmi la foule, une femme élégante me toisa :
‑ Quelle jeune énergie ! Ce sont vos propres livres dans votre sac à dos ? Quel genre de texte publiez-vous, mademoiselle ?
Je lui souris, embarrassée.
‑ Je n’écris pas. Suis encore étudiante.
‑ Vous savez, vous devez être ici la seule créature qui ne crée pas.
Après un bref salut, je m’enfonçai plus avant dans la multitude. J’avais à présent, pour de vrai, un besoin urgent.
Un amateur d’art pictural un peu pédant s’exclama, admiratif devant l’un des tableaux :
‑ C’est vraiment la condition humaine. Derrière cette jeune Vénus, la réalité de sa descendance ; devant elle, la splendeur des éléments, une invitation au rêve. Oui, l’artiste veut nous dire que, dans la vie, le concret ne suffit pas à l’esprit. Il faut du songe, de la poésie !
Un voisin éclata de rire :
‑ L’artiste ne veut rien dire du tout. Et ce n’est pas un artiste. C’est juste une calculatrice qui pond des peintures à la chaîne.
Je progressais vers le couloir menant aux toilettes. Je fus bloquée par deux messieurs qui devisaient sur leur existence.
‑ Grâce à mon robot domestique, j’ai tout mon temps. Je ne touche plus terre. Ça grouille dans ma tête.
‑ Tiens ! Moi, c’est pareil ! Je plane, j’écris en planant.
Une longue queue patientait devant la porte des WC. Certains y rédigeaient, d’autres parlaient tout seuls. J’étais donc arrivée au bout d’une file au verbe facile. Devant moi, l’unique personne silencieuse, les mains dans les poches, se retourna pour me lancer un clin d’œil, puis :
‑ Vous co-rédigez, vous aussi ?
‑ Pardon ?
‑ Vous rédigez comme les autres vos romans avec une assistance artificielle ?
‑ Oh, que non ! m’exclamai-je. Pourquoi cette question ?
‑ Comme vous le savez, le monde a bien changé. Peu lisent, beaucoup écrivent. Les artistes co-rédigent tous ici, pour être à la hauteur. Aussi, toutes les activités culturelles sont saturées de romanciers, de poètes, de nouvellistes, de dramaturges. Les auteurs envahissent le monde. Leur robot domestique leur préserve tant de temps libre ! Leurs logiciels d’écriture leur permettent d’être plus inspirés que jamais ! Les écrivains contribuent à ce grand bruit verbal qui, depuis peu, tourne autour de la Terre comme un anneau.
Mince ! Un peu plus ivre que tout à l’heure, le quadra bohème tout ébouriffé venait de me repérer à nouveau.
Je déguerpis sans réfléchir.
L’androïde municipal m’accosta sur le trottoir.
‑ Vous avez été malpolie avec moi. Je représente l’autorité. Vous êtes amendable.
‑ Suis désolée, dis-je en soupirant.
‑ Excellent. Ça va pour cette fois. Vous signez la pétition ?
Je signai, puis une fois à la maison, après m’être soulagée, je dus me rendre à l’évidence. La galerie avait déteint sur moi.
J’étais devenue l’une de ces personnes qui écrivait, puisque dans ma chambre je rédige la présente histoire.
Merci de me lire, ô rarissime lecteur ou lectrice…