Kif-kif | Robert Yessouroun | 2022

Par | 14/08/2022 | Lu 293 fois




Copyright @ 2022 Le Galion des Etoiles | Kif-kif, fable du futur de Robert Yessouroun
Avec un clin d’œil à l’élève Törless
 
Anna l’adorait, Bab, sa sœur jumelle ! Et réciproquement. À 11 ans, elles s’habillaient toujours l’une comme l’autre, d’une robe sans manches, si bien que les rouquines ne se ressemblaient pas, elles apparaissaient identiques. L’une et l’autre, c’était kif-kif, du pareil au même. Au point que leurs parents, pourtant naturalistes, les confondaient systématiquement. Parfois, de guerre lasse, ils suppliaient :

‑ Haut les mains !

Un grain de beauté sous l’aisselle de Bab levait l’incertitude.

La famille habitait une soucoupe flottante, Win-win. Grâce à ce petit navire tout en rondeur, à la fois lieu de travail et de résidence, le père et la mère veillaient sur le monde aquatique. Sous les chambres, la salle de jeu occupait la partie immergée de la demeure. Son hublot gigantesque offrait le spectacle permanent de la faune sous-marine, le plus souvent un feu d’artifice au ralenti, avec ses gerbes de poissons arc-en-ciel qui égayaient les flots azurés de faible profondeur.

Le domaine ludique des deux filles était encombré de feuillages qu’éclairaient des petits soleils enregistrés. Quand elles ne jouaient pas, elles obscurcissaient la pièce hémisphérique par des stores noirs et faisaient descendre du plafond un grand écran blanc. Encore fallait-il s’entendre sur le choix du film. Même si elles s’adulaient, elles se chamaillaient pour un oui ou pour un non. Cependant, une fois réconciliées, selon leur rituel dual, elles jouaient au faux miroir, l’une aimantée par les gestes et les postures de l’autre.

‑ Pourquoi donc imiter ? s’illumina un jour Anna.

‑ Parce qu’on veut faire ce que fait l’autre, banalisa Bab.

‑ Crois pas. Imiter, c’est rarement voulu, c’est plutôt un réflexe instinctif.

Alors que Bab aimait la danse, rêvait de devenir ballerine, Anna préférait explorer les mystères des évidences adultes. Qu’était-ce, à ses yeux, qu’une « évidence adulte » ? C’était quand, à la question : pourquoi c’est ainsi ?, on lui répondait : parce que c’est très bien comme ça.

Lorsqu’Anna se regardait dans une glace (une vraie), elle s’étonnait encore et toujours de la symétrie de son visage, de son corps, de ses membres. Quelle force inconnue avait formé une telle duplication ? Un hoquet du hasard ? Elle se répétait que, verticalement, elle était partagée en deux moitiés, l’une collée à l’autre. Pourtant, cela ne marchait pas vraiment : deux cœurs ne battaient pas dans sa poitrine…

Bien sûr, mieux valait ne pas évoquer devant sa jumelle son trouble face à la symétrie. La dernière fois qu’elle s’était laisser aller à lui en parler, Bab s’était tortillée, se balançant jusqu’à perdre l’équilibre. Pourtant, elle avait le pied marin, la sœurette ! Après l’avoir consolée de sa chute, Anna était devenue toute rouge :

‑ L’équilibre, bon sang, tout est là ! C’est le sens de la symétrie !

Sa jumelle haussa les épaules :

‑ Tu te compliques l’existence, ma belle. Moi, je bouge, comme l’océan, je vis dans les mouvements… Toi, tu te visses sur ta chaise.

‑ Toi, ton corps épouse le rythme. Moi, je bouge dans ma tête. Mes pensées pourraient danser la samba.

‑ T’es zinzin, mais… (Bab lui donna un bisou.)

‑ T’es swing-swing, mais… je t‘aime quand même.

Elles s’étreignirent affectueusement, sous le regard curieux d’un banc de bars derrière le hublot.

Les semaines qui suivirent donnèrent lieu à un phénomène d’apparence anodin, mais qui entraîna d’énormes bouleversements. Ainsi, des trèfles à quatre feuilles se répandirent parmi la flore de la salle de jeu. Une vraie génération spontanée ! Cependant, personne n’y prêta vraiment attention. Colossale erreur… Les feuilles du porte-bonheur se mirent à diffuser d’abord quelques ondes simples, mais bientôt ces émissions se dédoublèrent pour inonder l’habitacle de la soucoupe flottante.

Cette fin d’après-midi-là, Win-win mouillait à son port d’attache qui semblait désert. C’était l’heure de l’apéro à Saint-Coc. Anna restée seule à bord, dans la cuisine, dégustait une pastèque, son fruit favori. Elle déposait le début d’une seconde ligne de pépins sur son assiette, tandis qu’elle réfléchissait sur les miroirs. Sa chère sœur s’était rendue à son cours de danse, ses parents s’étaient absentés dans l’espoir de dénicher une pièce de rechange pour la turbine, au magasin du chantier naval.

D’étranges vibrations firent trembler les parois du bateau circulaire, ce qui ne manqua pas de faire tomber l’assiette d’Anna. Paniquée, elle bondit de l’embarcation sans remarquer qu’à bâbord, dans l’eau saline proche, un curieux siphon se creusait, ce qui effraya les mouettes rieuses. Dans ce tourbillon pivotait, telle une toupie, la réplique intégrale du Win-win. Dans son affolement, la fillette ne se retourna guère. Sa priorité, retrouver papa, maman, au chantier naval ! Derrière son dos, les amarres de son sweet home venaient de rompre. La houle fit dériver la soucoupe flottante vers le large, tandis que sa fraîche copie mouillait à sa place au quai principal.

Après avoir longuement erré en vain dans le labyrinthe du chantier naval, la jeune rouquine toute dépitée hésitait à retourner à bord de sa maison. Il commençait à pleuvoir et elle n’avait rien pour se couvrir. Bientôt trempée, à contrecœur, elle courut se réfugier dans la salle de jeu. Là, au fond du Win-win, sa sœur faisait rouler une paire de dés. Tiens ! Le cours de danse déjà terminé ? s’étonna-t-elle (en même temps soulagée). La coque craqua.

‑ Hello, Bab !

La jumelle sursauta :

‑ Tu m’as fait peur !

Elle récupéra les deux dés, puis éclata de rire avant de répliquer :

‑ À quoi tu joues. Bab ?

Drôle de feinte ! Bab faisait semblant de parler à Bab… Le quiproquo troubla la fillette aux cheveux de feu mouillés :

‑ M’enfin, Bab, tu sais bien que je suis Anna !

L’autre fronça les sourcils :

‑ Voyons, comment pourrais-je être Bab ? Puisque Anna, c’est moi !

‑ Tu te moques de moi, Bab ! Haut les mains !

Après avoir relancé ses dés, la jumelle consentit à lever les bras. Naturellement, pas l’ombre d’un grain de beauté sous son aisselle…

‑ À ton tour !

Il allait de soi que notre fillette était elle aussi dépourvue de ce signe de reconnaissance.

‑ Mince ! Toi et moi, c’est kif-kif de chez kif-kif…

Ce fut au milieu de ce désarroi mutuel que, contre toute attente, Bab cria en descendant de l’échelle :

‑ Mon cours annulé !

‑ Hello, sœurette ! entonnèrent ensemble les deux Anna.

Bab rata le dernier échelon.

‑ Mince, j’entends double, je vois double ! Qu’est-ce qui m’arrive ?

‑ Ben… pendant ton absence, il s’est passé comme un truc magique.

‑ Un truc féérique, enchérit l’autre.

‑ Un truc bizarre comme un chiffre impair, compléta la première.

Complètement désorientée, Bab secoua la tête. Douchée par l’averse, sa chevelure éclaboussa les alentours (dont quelques trèfles).

‑ Laquelle de vous deux est ma vraie Anna ?

‑ Moi ! hurlèrent en chœur les deux fillettes.

Nerveuse, Bab arpenta la salle de jeu, en sautillant à chaque pas. Brusquement, deux portables sonnèrent en même temps. L’un dans la poche d’Anna, l’autre dans celle de son sosie. Chacune lut simultanément le message. C’étaient les parents qui annonçaient un léger retard. La pièce de rechange ne semblait pas conforme.

Un remorqueur ramena jusqu’au port le Win-win vide, surpris à la dérive. Des marins l’amarrèrent juste à côté de l’autre. Les trèfles ne tardèrent pas à rajouter une nouvelle couche d’ondes. Tout vibra dans les deux embarcations. Bab tapa du pied :

‑ Je déteste ces secousses ! Sommes-nous dans une tempête ?

Les trois « jumelles » se hissèrent jusqu’à la cabine de pilotage. Elles ouvrirent les écoutilles. À quelques encablures, se révélèrent trois répliques de leur soucoupe flottante.

‑ Les filles, on est quatre Win-win à quai !

Bab tourbillonnait, saisie de vertiges.

Enfin, les parents arrivèrent. L’un portait l’hélice défectueuse, l’autre une hélice toute neuve. Abasourdis, ils ne savaient sur quelle soucoupe monter. Depuis la passerelle du premier et du quatrième vaisseau, leurs filles accompagnées d’un étrange sosie les hélaient avec des gestes nerveux. À peine eurent-ils embarqué dans le navire le plus proche qu’ils ressentirent leurs pieds, leurs chevilles, leurs jambes vibrer, comme lors d’un tremblement de terre, sauf qu’ils étaient sur l’eau.

Peu après, ce n’était pas moins de huit Win-win qui mouillaient au port. Pour tout dire, la capitainerie de Saint-Coc fut gagnée par un lourd désarroi quand la flotte des soucoupes atteignit 32 exemplaires. En alarme, la police locale contacta les plus hautes autorités. Le ministre de l’intérieur appela en mode crypté, ultra-prioritaire son collègue à la défense.

Un bataillon de la marine ferma toutes les issues du port. En mer, les gardes-côtes en assuraient le blocus.

Le colonel convoqua les parents. Devant ce jeune coq grassouillet, avec une bonne bouille gourmande, 32 pères et mères se serrèrent sous la tente militaire. Le couple originel se faufila jusqu’au trépied de l’officier, histoire de protester de sa bonne foi :

‑ Nous achetions une hélice pour une turbine et…

‑ Ce que vous me dites m’avance à quoi ? interrompit le chef dodu sûr de lui, comme il se doit. Pourquoi est-ce que vous me montrez tous la même tronche ? Pourquoi est-ce que, dans ce fichu port, je me retrouve sur le dos avec 32 soucoupes flottantes, dont la moitié semble vide ?

Alors, une grande clameur s’éleva sous la tente : ils répondirent tous en même temps.

‑ Nous sommes biologistes. Ce qui se passe ici ressemble à une naissance.

‑ Quoi ? (Le colonel cacha sa bonhommie sous les mains.)

‑ La première phase de la naissance, c’est la mitose, la division de la cellule-mère en deux cellules-filles identiques, puis…

‑ Suffit ! On ne tirera rien de ce vacarme ! (Il se tourna vers son bras droit.) Coffrez-moi gentiment tout ça !

Un nouveau brouhaha s’approchait de la tente. Les 48 jumelles venaient de forcer le cordon de la garde. Elles cernèrent le jeune officier décontenancé pour l’apostropher en un chœur parfait de 32 Anna toutes rouges :

‑ La seule question, c’est : pourquoi la chance a-t-elle le hoquet ? Vous donnez votre langue au chat, mon Colonel ?

‑ Tout ce micmac, c’est depuis qu’on a des trèfles à quatre feuilles ! précisèrent ensemble les 16 Bab, plus concrètes.

Les mains sur les oreilles, l’officier héla son adjoint :

‑ Confisquez-moi tous ces trèfles ! On va faire des essais avec des chars de débarquement.

Soulagé, le responsable militaire sortit de sa trousse un sandwich.

‑ J’ai une meilleure idée ! s’exclamèrent les 32 Anna applaudies par les 16 Bab.

La bouche pleine, le jeune chef toussa, réprimant son agacement. Les Anna poursuivirent :

‑ Si on plaçait nos trèfles en présence d’une récolte de pastèques ? Les fruits vite reproduits pourront aider à lutter contre la soif et la faim, pour équilibrer le monde.

Les portables des multiples jumelles clignotaient, chacun comme en écho avec celui des autres. Bientôt, sur les téléphones, quatre colonnes de lettres et de trèfles vert printemps défilèrent tel un générique. Enfin, sur tous les petits écrans s’associèrent 11 lettres pour afficher « bonne chance ».

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