L'Amour, au nom de la Raison | Robert Yessouroun | 2021

Par | 02/06/2021 | Lu 636 fois




Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | L'Amour, au nom de la Raison de Robert Yessouroun
(En clin d’œil à L’Ève future, d’Auguste de Villiers de L’Isle-Adam)
 
L’avocat quitta par l’ascenseur express le quarantième étage du Palais de Justice interdit d’accès aux humains. Le robot encore en robe apportait de mauvaises nouvelles à son client. Le jeune étudiant d’allure romantique arpentait le trottoir avec un bac de popcorns salés. Calant sa vaste chevelure noire, une casquette rouge affichait : « Make love great again ».

Devant lui, navré, le défenseur pencha la tête d’ersatz. L’androïde domestique au service de monsieur Charles Bélard n’avait pas retiré sa plainte soumise aux instances artificielles. Le juge synthétique du dernier recours avait annulé le report du procès.

‑ Après avoir pris connaissance d’un inventaire alarmant d’ordres absurdes, le TAIM (Tribunal Artificiellement Intelligent Mondial) a statué sur votre sort, monsieur Bélard.

Le robot du barreau posa la main mécanique sur l’épaule de son jeune client déboussolé. Celui-ci, par dépit, engloutit une vaste poignée de popcorns. Le Maître poursuivit :

‑ Comment avez-vous pu imposer à votre serviteur automate personnel d’obéir aux désirs de votre maîtresse ?

‑ Ma démarche s’inspirait de la Fine Amor médiévale. Si les chevaliers avaient possédé un valet robot, ce dernier, forcément, aurait obéi aux règles de l’Amour courtois.

‑ Justement, cher monsieur, nous ne sommes plus au Moyen-âge. Nos contemporains ne sont plus tenus à satisfaire n’importe quel caprice de la Dame.

Charles puisa nerveusement dans son bac une ration instantanée de popcorns.

‑ Pourtant…

‑ Vous vous rendez compte ! Le mois dernier, à la demande de votre maîtresse, lors de votre réception, du cocktail au digestif, votre androïde domestique a dû faire semblant d’être maladroit en servant vos invités !

‑ Emma voulait juste égayer la soirée. Elle aime tant rire, mon Emma !

‑ La semaine suivante, votre pauvre robot n’a-t-il pas dû faire basculer votre bibliothèque, comme par inadvertance ? Le surlendemain, ne devait-il pas jouer au Petit Poucet, semant les courses par son panier percé ? Quelle belle pagaille, quand il traversait une rue à trafic dense !

‑ Oui, mais c’était tellement drôle…

Consterné, le Maître robot hocha la tête. Visiblement, son client ne mesurait pas la gravité de la situation.

‑ Alors, voilà, le verdict de notre affaire vient de tomber. Selon les données factuelles et les calculs corrigés, le TAIM a finalement opté pour la rupture entre madame Emma et vous.

Le bac de popcorns lui échappa.

‑ Quoi ? Sans blague ? Vous n’y pensez pas ! Emma, je l’aime par-dessus tout ! protesta l’étudiant horrifié.

‑ Je ne vais pas argumenter avec vous, mon garçon. Les IA n’argumentent jamais avec les êtres sous l’emprise de l’affectivité. Ce serait du temps perdu. Une bêtise, donc. Au mieux, pourrait-on les convaincre, mais les persuader, jamais, hélas. Ce n’est pas pour rien que le TAIM a récemment destitué le Président d’Egomir, lequel confondait sa passion pour lui-même avec l’intérêt de son pays.

‑ Hein ? Êtes-vous en train de me dire que les sentiments forts sont nocifs ?

Pas de réponse. L’avocat récupéra sur le sol le bac qu’il tendit à l’étudiant.

‑ Les sentiments falsifient les données, biaisent les calculs.

‑ N’empêche. J’aime Emma. J’aime Emma, vous entendez ?

‑ Justement, grâce à votre aveuglement, votre Emma vous manipule par son charme.

‑ Aah… son charme… rêva-t-il en avalant quelques popcorns.

‑ Enfin, monsieur Bélard, tout de même, ne vous a-t-elle pas brouillé avec vos meilleurs amis ?

‑ Mais… objecta l’amoureux, la bouche pleine.

‑ Ne vous a-t-elle pas dissuadé de poursuivre vos études littéraires ?

‑ Ben, oui, pour ouvrir ensemble une onglerie.

‑ Bon, ça suffit, monsieur Bélard. Rupture immédiate, au nom du bon sens.

‑ Le bon sens de qui ?

‑ Le bon sens de la Raison Universelle.

‑ La Raison Universelle aurait-elle sauvé Romeo et Juliette ?

‑ En progrès constant, cette Raison de plus en plus pure a bien évolué depuis l’époque des amours interdites. (Il joignit les mains, comme pour une prière.) Allez, monsieur Bélard, une rupture sur le champ, admettez-le au nom de votre santé mentale.

Le jeune étudiant prit son souffle avant sa tirade :

‑ Encore cet « au nom de » ! Vous me parlez de raison et, en même temps, vous me présentez une valeur. Ne dit-on pas « au nom de la liberté » ? « Au nom de » précède toujours une valeur et une valeur est toujours chargée affectivement.

‑ Non, cher monsieur, dans notre langage formel, « au nom de » introduit simplement un ordre prioritaire.

‑ On le voit, vous gommez la dimension affective. Que reste-t-il aux humains après votre usurpation de l’Intelligence ? Vous raisonnez à ma place, mais vous ne pouvez aimer à ma place. Laissez-moi au moins les sentiments, les émotions.

Le robot du barreau persista :

‑ Donc, pour assurer votre équilibre psychique, vous devez quitter au plus vite madame Emma.

‑ Mais sans elle, la vie n’a plus de sens. Hello, l’équilibre…

‑ Le sens de la vie s’invente. Soyez donc créatif, monsieur Bélard.

‑ Comment être créatif sans Emma ?

‑ Mauvaise question. Vous cédez, cher monsieur, à vos automatismes. Bien sûr, vous descendez des animaux, cette faiblesse est naturelle. Nous allons vous aider à reprendre le contrôle. Grâce à la logique, nous allons vous hisser hors de votre fosse. Ne vous faites plus de souci. À l’application des peines, le service juridique artificiel a tout prévu.

De plus en plus proches, des talons aiguilles piquaient les dalles de plus en plus hâtivement. Charles, le bac des popcorns presque vide à la main, se retourna, et, tout hébété :

‑ Ciel ! Emma ! Mon trésor !

Devant le jeune amoureux se dessinait une silhouette féminine svelte, élancée, sauf que, visiblement, son abdomen semblait légèrement arrondi.

‑ Chériii ! chanta-t-elle en écartant les bras.

Jusque-là discret, l’avocat crut bon de prendre la parole :

‑ Voici, à portée de votre cœur, le dernier cri de la Raison Universelle. Une Emma très améliorée. L’hologramme parfait de votre dulcinée. Ses caprices en moins. En plus, une surprise qui ne manquera pas de vous rendre raisonnable.

Un appel aigu s’échappa du ventre de la belle :

« Papa, où t’es ? Papa, où t’es ? Papa, où t’es ? »

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