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Fables du Futur

        




L'audace dans le vin | Robert Yessouroun | 2024

Par | 22/09/2024 | Lu 870 fois


Et si l'audace n'était pas incompatible avec l'ordre?



Image par Couleur @ Pixabay, utilisation gratuite et libre de droit, https://pixabay.com/fr/
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L'audace dans le vin

À Ramses Armanios et l’un des frères Hutin
 
Au pied de la colline de Dardagny, Henri déplia sa chaise en toile. Il s’assit, se gratta la barbe brune et, les yeux plissés, à contrejour, il contempla les rangées parallèles de ceps qui filaient vers les bas nuages solaires. Puis, il médita. Ainsi, il avait imposé la géométrie d’origine minérale à des centaines de végétaux tout tordus… Fort bien. Bravo. Mais ses vignes propres en ordre, à quoi bon ? Saouler avec modération les malheureux ?
Frappé de nostalgie, le vigneron genevois éplucha les oignons des souvenirs de son premier mariage. Quel scandale quand sa jeune épouse brésilienne, en mini-jupe de mariée, dansait sur les tables du festin de leurs noces, criblée par les regards outrés des villageois calvinistes n’appréciant que le Bacchus timide. Bon, le mariage n’avait guère duré. Il y a belle lurette que Maria Esperanza l’avait quitté, ne supportant plus son époux coincé, honteux d’elle. Et maintenant, que lui restait-il ? Les corvées quotidiennes du raisin ?
Non, à cette heure, il n’avait pas le cœur d’animer la dégustation de cette fin d’après-midi, dégustation qu’avait réservée un trio hétéroclite : une Indienne gérante d’un palace à Bangalore, un amateur belge de Namur et un Chinois, patron d’une chaîne de slow food à Taïwan. Un sommelier zurichois de renom s’était désisté.
Non, vraiment, ce blablabla pour vanter ses bouteilles, très peu pour lui, ce jour. Pour le remplacer, il appela Jeanmoud, son assistant œnologue. Ce dernier lui répondit du fond de son lit, malade, sonné par le covid. Mince… Ah, si seulement Lisbet, sa seconde femme, ne l’avait pas plaqué pour un clown argentin qui, soi-disant, ignorait la routine à l’esprit de coucou…
Par dépit, il se rabattit sur JackBot, son nouveau bras droit androïde. Bien sûr, non sans douter : était-ce une si bonne idée de déléguer la cérémonie de la dégustation à ce robot pas forcément fiable ? L’engin n’avait-il pas montré des comportements bizarres, ces derniers jours ? Par exemple, en affichant sur les murs du caveau des slogans un peu trop « IA » : « Le rouge permet de voir la vie en rose », « Le rosé vous emporte vers l’azur », « Le blanc stimule la matière grise ». Et que penser de ses initiatives si incongrues ? Comme récupérer le vin des crachoirs… Personne ne savait ce qu’il était advenu de ces liquides. Et puis, bon sang, pourquoi insistait-il tant pour composer lui-même de nouveaux vins ?
JackBot avait certes belle allure, avec sa chemise crème, son nœud pap bleu, ses pantalons rayés, sa calvitie artificielle, sa moustache à l’Italienne. Derrière le bar de chêne, dos à la vinothèque, il avait annoncé une double surprise aux trois visiteurs autour du tonneau. La séance commença par la découverte des vins blancs, chasselas, aligoté, chardonnay. Pour favoriser la mémorisation des saveurs, le robot ne lésinait pas sur les quantités. À chaque gorgée, la dame au sari turquoise levait les yeux vers le ciel (en fait, vers la basse voûte calcaire). Accoudé à la barrique, le grand rouquin commentait, bavard, le vin qu’il faisait verser dans son taste-vin perso, une petite coupe d’argent. Il se gargarisait du breuvage qu’il crachait ensuite, sous le regard approbateur de Jackpot, dans un vase en forme de sablier destiné à cet effet. Puis, grignotant une noix tirée de sa poche, il griffonnait des notes dans son carnet. Le troisième participant, silencieux, face résolue, tête de bonze, sirotait les verres successifs, alors qu’au bout de la laisse, son lévrier s’impatientait, de plus en plus mal à l’aise entre ces murs de pierre.
 
*
 
Amorti, sans tonus, Henri retourna dans sa demeure, descendit religieusement dans le sous-sol subdivisé en plusieurs caves, l’une d’elles sous cadenas codé. Il pénétra dans le sanctuaire dédié à sa première femme, la Brésilienne. Outre diverses reliques, les étagères accueillaient des dizaines de grands crus. Depuis la rupture, il n’avait jamais osé profaner l’un de ces nectars. Par automatisme, il vérifia la température (14 degrés), alluma l’unique ampoule d’un autre siècle. Malgré la poussière et l’éclairage chétif, les bouteilles réfléchissaient une lueur râpeuse, ce qui leur conférait un je ne sais quoi de sacré. Soudain, Henri se figea. Entre deux Saint-Émilion, une lacune sautait aux yeux, un espace vide, sans reflet. Bigre de bigre ! Un Château La Gaffelière 1990 manquait avec insolence. Comment cela était-il possible ? Qui l’avait volé ? Comment s’était-on introduit en ces lieux interdits ? Qui en connaissait le code d’entrée, à part Maria Esperanza ? Très vite, Henri s’en voulut d’impliquer sa première ex : cela faisait dix ans qu’elle était retournée à Sao Paulo.
Contrarié, pire, énervé, il fit un crochet par le caveau. Il salua sommairement les trois hôtes, remarqua que l’Asiatique faisait pencher sa flute trop remplie vers la gamelle de son chien. Le propriétaire emmena l’androïde dans un coin mal éclairé.
‑ Pas de bévue ! Pas d’improvisation, hein ! Deux d’entre eux sont de gros clients.
‑ Le protocole, rien que le protocole, maître.
‑ Et surveille-moi le clebs du Chinois. Normalement, nous ne recevons pas d’animaux.
‑ Je sais, mais c’est un gros client.
‑ Autre chose, JackBot… Manque une bouteille dans la cave de Maria. Es-tu au courant ?
‑ Bien sûr, oui.
Le souffle coupé, le vigneron ahuri balbutia :
‑ Heu… Que… Comment cela… Bien sûr, oui ?
‑ Protocole oblige. Changer le bouchon. Pour assurer la pérennité du Grand Cru Classé.
Soupir prolongé… Henri s’éclipsa sans demander son reste. L’androïde revint vers ses dégustateurs.
‑ Allons, madame, messieurs, après le gamay, le pinot noir, c’est l’heure du merlot !
L’Indienne affichait une posture de moins en moins mystique. Devenu taciturne, le grand Belge raturait avec lenteur ses notes, ne crachait plus qu’une fois sur deux depuis le chardonnay. Quant au Taïwanais, il levait le coude entre deux fous-rires, tandis que son chien, libéré de sa laisse, se cognait le museau contre les tonneaux. Pendant que les visiteurs appréciaient « le meilleur merlot du canton », l’animateur artificiel gavait ses hôtes de ses commentaires.
‑ Le but de la dégustation : réveiller les sens négligés par l’humain, le goût et l’odorat. L’odorat, le sens animal par excellence. Non seulement père de l’intuition, mais encore guide des comportements. Le goût, le sens spirituel, noble. Ne faut-il pas réfléchir pour identifier une saveur, un arôme ?
Le lévrier zigzaguait, renversant, au bout de son errance, des bouteilles alignées à terre. D’un ferme coup de talon, JackBot défonça la base d’une corbeille évasée en plastique, saisit le chien par la peau du cou, lui parla doucement, fixa la « collerette » au cou de la bête. L’animal secoua la tête, puis, étourdi, se vautra sur le pavement, la langue rose pendante.
 
*
 
Les visiteurs achevaient leur contact avec le gamaret. Après cette septième prise d’alcool, l’Indienne, toute câline, se suspendit au bras de l’androïde, puis ronronnant, se berçant contre lui, elle l’entraîna à danser un slow. Affecté par un nouveau tic de la paupière gauche, le Chinois papotait à quatre pattes avec son chien. Titubant, le rouquin mâchait des noix tout en traçant des montagnes russes sur son calepin. JackBot repoussa avec délicatesse la femme au sari turquoise vers le tonneau surmonté des verres vides.
‑ Et maintenant, déclara-t-il, solennel, un mousseux maison !
Ils le dégustèrent en mal d’équilibre.
‑ De… li… cious… bredouilla la dame de Bangalore.
‑ Curieux comme une fusée poilue qui décolle du carnaval de Binche, enchaîna le Namurois.
‑ Pour accompagner… (L’insulaire réfléchit.) des rouleaux de printemps.
L’androïde déclencha son mode « sourire satisfait » :
‑ Sur vos papilles, une boisson anti-gaspi. Quel dommage, le galvaudage ! (Il passa en revue les mines de tous les participants.) C’est du vin tout craché, pasteurisé, bien sûr. Salives stérilisées.
L’étonnement de l’auditoire s’encombra de perplexité.
‑ Cela te chauffe, sais-tu ! s’exclama le Belge en tapant sur le ventre de sa voisine.
‑ Sans tarder, seconde surprise, madame, messieurs ! annonça, triomphal, JackBot.
Depuis un récipient qu’emmaillotait un linge, il versa, non sans cérémonie, une boisson écarlate.
‑ Mar… vell… ous !
‑ Avec du canard laqué, hein, mon bon chien ? conclut le Taïwanais qui s’agenouilla pour caresser le lévrier, derrière sa collerette.
‑ Oh ! Incroyable ! s’exclama le grand Wallon. On jurerait Un Saint-Émilion. Plus de 30 ans d’âge.
Henri, qui avait écouté dans la pénombre, en haut de l’escalier, dévala les marches, tout agacé, pour empoigner son bras droit artificiel :
‑ Tu as changé le bouchon, hein, salopard ?
‑ Ne vous inquiétez pas, maître. J’ai juste emprunté un petit déci de votre La Gafellière. Aidé par des bactéries triées sur le volet et de la bouillie de banane, j’ai dupliqué le Grand Cru Classé grâce à mon imprimante de liquides dernier jus.
L’Indienne au sari turquoise posa une bise dans le cou du robot. Éméché, le rouquin déversa son taste-vin sur son nez. Le Chinois applaudit en rigolant, ce qui fit gémir le chien. Henri se cacha le visage derrière les paumes.
 
*
 
Le patron du domaine alerta la police des IA. Un escadron emmena l’androïde au commissariat pour lui faire subir un interrogatoire ChatGPT. Le vigneron offrit l’hôtel le plus proche aux trois visiteurs (et le lévrier). Visiblement, ceux-ci n’étaient plus en état d’être lâchés en ville.
Le caveau rangé, il déplia sa chaise en toile au pied de la colline. Ce foutu robot avait semé le micmac. Il tira sur sa barbe brune. La nuit tombait. Par leur ordre parfait, les vignes nocturnes rassuraient leur propriétaire si soucieux de dompter la nature. N’empêche, Henri médita : curieux qu’un descendant de l’horloge ait basculé sans crier gare dans la fantaisie la plus débridée… Enfin, une puissante pensée le secoua : et si JackBot avait raison ? Son maître ne manquait-il pas d’audace ? Au fond, n’était-ce pas pour ce motif que Lisbet comme Maria Esperanza l’avaient quitté ?
Il quitta sa chaise pliante, serra les poings.
De l’audace dans le vin serait désormais la devise de la maison !

Robert Yessouroun
Copyright @ Robert Yessouroun pour Le Galion des Etoiles. Tous droits réservés. En savoir plus sur cet auteur

𝗟𝗘 𝗚𝗔𝗟𝗜𝗢𝗡 𝗗𝗘𝗦 𝗘𝗧𝗢𝗜𝗟𝗘𝗦 𝗘𝗦𝗧 𝗨𝗡 𝗦𝗜𝗧𝗘 𝗦𝗔𝗡𝗦 𝗣𝗨𝗕𝗟𝗜𝗖𝗜𝗧É. 𝗩𝗼𝘂𝘀 𝗮𝗶𝗺𝗲𝘇 𝗻𝗼𝘀 𝗮𝗿𝘁𝗶𝗰𝗹𝗲𝘀, 𝗺𝗮𝘁𝗲𝗹𝗼𝘁𝘀 ? 𝗩𝗼𝘂𝘀 𝗽𝗼𝘂𝘃𝗲𝘇 𝗳𝗮𝗶𝗿𝗲 𝘂𝗻 𝗱𝗼𝗻 𝗲𝘁 𝗮𝗶𝗻𝘀𝗶 𝗻𝗼𝘂𝘀 𝘀𝗼𝘂𝘁𝗲𝗻𝗶𝗿 !

💬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 22/09/2024 07:25 | Alerter
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KoyoliteTseila
Jackpot pour JackBot ! Quelle audacieuse et "délicieuse" idée l'androïde a eu avec la création d'un mousseux maison ^-^ 😉 Merci Robert pour cette fable du futur à la fois désaltérante et enivrante, et qui ne manque pas d'humour. Sur ce, je vais rejoindre Henri et installer ma chaise-longue à ses côtés pour admirer ces pieds de vigne superbement alignés. Quelle vue magnifique !

2.Posté par Michel MAILLOT le 22/09/2024 14:52 | Alerter
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mmaillot
Encore une belle chronique électronique qui balaye avec clics et claques les joyeux dysfonctionnements de nos amis les boites de conserves. Ils essaient pourtant de faire de leur mieux pour nous ressembler et le comble c'est que, quand ils y arrivent on leur reproche, d'être gentiment déglingués. Faudrait savoir ce qu'on veut ! In Vino Veritas, hips ! Jackbot va pouvoir rejoindre ses frères d'infortune pour taper le carton en se remémorant leurs aventures. Gaffe à l'infirmière, c'est une peau de vache sous un épiderme métallique digne de Mildred Ratched dans Vol au dessus d'un nid de coucou !
Merci pour ce nouveau cru, on en reprendra encore un verre et pas question qu'on recrache !

P.S. (Je ne peux pas faire lire cette nouvelle à ma femme, l'association Taïwanais et Chinois risque de provoquer chez-elle une réaction plus qu'épidermique !) 😉

3.Posté par Michel MALARD le 22/09/2024 17:37 | Alerter
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Morf
Une agréable petite fable sur une IA créant du vin... Sachant que de plus en plus de pays crée et commercialise du vin, de l'Australie à l'Argentine et des faubourgs de Londres au Pays de Galles, le choix des clients ne m'étonne pas... l'Inde ou l'extrême- orient sont des cibles de choix...
Une excellente description d'une découverte et dégustation de cépages qui sent le vécu...
pour ma part, elle a fait resurgir quelques souvenirs...
De la terrasse où je contemple une vallée qui s'ouvre vers la vallée du Rhône, bordée de châtaigneraies et de chambas maraîchères, je sirote en apéritif un petit viognier bien frais et trinque avec l'auteur !...

4.Posté par Siebella CHTH le 23/09/2024 17:44 | Alerter
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Sieb
Ce n'est pas une dégustation que Jackbot a offert aux clients de Henri, c'est un baptême en bonne et due forme ! Quel bon commercial ce Jackbot ! Il serait rapidement nommé meilleur vendeur de l'année, si ce n'était sa propension à vouloir trop en faire. Ceci dit, ce "héros" original et haut en couleurs est très drôle. Avec une si précise description des divers décors, des personnages et de la situation, l'auteur a su donner vie à une scène que beaucoup d'entre nous ont sûrement vécu, ou entendu parler.

Combien de touristes de passage n'ont pas su résister à l'élan général qui règne dans une cave de dégustation, et ont succombé aux parfums enivrants de petits vins délicieux mais fort capiteux ? Je trouve cette scène de la vie autour de la vigne fort plaisante, et pleine d'humour. Une réussite qui fait passer une fois de plus un très bon moment de lecture.

Je ne dégusterai hélas pas avec ceux déjà présents autour d'Henri et Jackbot, alors je me propose de prendre soin de celles et ceux dont la démarche sera trop chaotique après la dégustation ! Ne faut-il pas toujours un Sam pour ramener tout le monde indemne à bon port ? Me voici donc !

Merci à l'auteur pour cette chouette virée au milieu des vignes, qui se termine dans la joie et la bonne humeur autour d'un verre... ou deux.

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