L'effaceur de gaffes | Robert Yessouroun | 2024

Par | 02/06/2024 | Lu 1454 fois


Quand une gynoïde inventive découvre les conséquences imprévues de ses bricolages...



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L'effaceur de gaffes

Aux maladroits
 
 
Ce printemps, tout commence à Palexpo, Genève, au salon des inventions IA. Peut-être que, dans ce cas, « commencer » n’est pas vraiment le mot juste, mais avançons. Au fond du grand hall, l’un des stands voisins du fast-food de hot-dogs cible les curieux avec son panneau flashy posé à côté d’une immense casserole avec un hublot.
« Récupérator : comment rattraper son repas raté, trop salé, trop épicé, trop carbonisé. »
Hélas, aucun flâneur ne semble désirer en savoir plus sur cette merveille gastronomique. Aussi, Cory, la gynoïde à l’origine de cette innovation, s’ennuie-t-elle à mort, faute d’interlocuteurs. « S’ennuie à mort », expression inappropriée dans notre contexte, objecterez-vous. En effet, comment un robot pourrait-il s’ennuyer ? Un tel état d’âme ne peut être vécu que par un humain. Vous avez probablement raison. Mais où trouver un autre mot pour exprimer le vague frémissement des calculs ramollis, laminaires, qui traînent alors dans les multi-circuits de Cory ?
Lassée de scruter le flux des passants qui ne s’arrêtent jamais à son stand, histoire de meubler le temps, la gynoïde désœuvrée active en elle la fonction « généralisaton », complétée par le mode « tous azimuts max ».
Trois bonnes heures plus tard, la fréquentation de l’expo s’est raréfiée. Avec son beau sourire artificiel, Cory admire la petite boîte en contreplaqué qu’elle vient de bricoler. Elle la tourne, la retourne dans tous les sens. Comment va-t-elle nommer ce subtil gadget ? Et comment le tester ? Quel cobaye va l’expérimenter ? Selon quels critères le sélectionner ?
Perplexe, elle se laisse distraire (si, si !) par ces derniers humains qui déambulent encore dans les allées de Palexpo. À l’approche de son stand, sans exception, chacun d’eux semble éviter tout contact, même simplement visuel. Décidément, sa casserole à hublot n’attire aucun mortel. La journée va donc s’achever sans que personne ni aucune bestiole perdue ne vouent le moindre intérêt pour son invention. Sans compter la géniale petite boîte… Cory calcule que le salon va bientôt fermer ses portes, donc s’apprête à démonter le tréteau sur son emplacement, non sans cette amertume que, je vous le concède, ne devrait pas connaître un automate, tout sophistiqué soit-il. Disons plutôt que le défilé de ses formules mathématiques baignent dans la conviction que l’objectif de sa venue au salon des inventions IA n’est pas atteint. Ah, que non !
Alors qu’elle déploie l’emballage en feuille de titane souple pour envelopper sa casserole, miracle ! Miracle, vous entendez ! Un quidam s’est arrêté à son stand.
‑ Mon médecin m’interdit le sel. Mais, c’est plus fort que moi, je sale à tous crins. Votre bidule, là, peut-il faire quelque chose pour moi ?
Cory cadre avec l’ensemble de ses capteurs ce jeune trentenaire longiligne devant elle. Son t-shirt griffonné de l’inscription « Vais drôlement, mais ça s’arrange » pendouille sur son jeans. L’une de ses baskets est trouée à la hauteur du gros orteil. Son visage nordique, coupé au couteau, paraît nonchalant. Sa frange noire doit gêner sa vision.
‑ Certainement, certainement, cher monsieur. Mon Récupérator ne peut qu’avoir raison de vos fautes culinaires.
La gynoïde ouvre le hublot de sa casserole pour expliquer la procédure. Ravi, d’un mouvement décomplexé, notre échalas s’assoit carrément sur l’étal, manque d’écraser la boîte conçue par l’exposante, boîte dont, par sa fesse gauche, il enfonce l’unique bouton. Il n’a pas le temps de s’excuser de sa maladresse. Ni une, ni deux, tout ce qui l’entoure vire au pourpre. Trois respirations plus tard, l’air ambiant renoue avec la transparence. Et le jeune homme se retrouve assis juste à côté de la boîte en contreplaqué. Malgré son vertige, le visiteur se redresse en se grattant la nuque. La gynoïde le regarde, les mains jointes :
‑ Cher monsieur, si vous m’achetez ma casserole, je peux vous proposer un bonus exceptionnel, ma dernière réalisation, la fleur de mon intelligence : le Rectifiat[1], la boîte que voici.
‑ Heu… Mouais… dit-il encore sonné… Et ça m’avancerait à quoi ?
‑ Vous venez de l’utiliser à votre insu. Ce dispositif rétropédale dans le passé récent pour en rectifier les déboires dont vous êtes la cause. Une fois votre « boulette » accomplie, vous pressez sur le boutontinet rouge de la boîte. Lorsque la veilleuse verte s’allume, vous découvrirez que vous avez gommé toutes ses composantes de votre dernière gaucherie.
Le long personnage à la frange basse, bouche bée, porte un nom. Un nom certes désuet. Il s’appelle Léonard. Sacré « roi des gaffeurs » par son entourage, il ne rate pas une bourde, ce qui complique son métier d’enseignant.
Une vraie aubaine que cette boîte, se sourit-il.
‑ Je vous laisse mon Rectifiat trois jours. Vous vérifiez son efficacité, puis, nous opérerons un bilan pour évaluer ensemble cette invention. Peut-être n’est-elle pas viable. Ou nécessite-t-elle quelques aménagements. Adapter, progresser, c’est la joie de toute IA.
Et, béat, notre bon trentenaire s’éloigne du stand de Cory muni d’un sac Interdiscount chargé du Récupérator et du Rectifiat. Plus que satisfait par cette fin de journée, il souhaite arroser sa double acquisition par un Spritz sur la terrasse de La Clémence, au Bourg-de-Four.
La place de la vieille-ville est bondée. Par chance, il peut s’asseoir à la table d’une charmante jeune femme. En sa présence, il sent son cœur s’envoler, se met à éplucher divers sujets de conversation, sur un ton badin, ses propos émaillés de plaisanteries.
Alors qu’il ose donner son adresse à la belle rencontre (il garde chez lui une collection de vinyles sans pareille), il remarque en arrière-plan un groupe de garçons qui zonent sur l’asphalte. Il les salue, car la plupart sont de sa classe terminale. Les élèves et leurs amis s’approchent donc, avec une drôle de moue. L’un d’eux confie à un autre qui frôle la chaise de la jolie dame :
‑ Le pire prof de l’école. Il rabaisse les potes mal notés par des moqueries. Quel culot ! C’est la honte, ce mec !
Léonard ne demeure pas hébété fort longtemps. Il appuie sur le bouton du Rectifiat dans son sac.
Un peu plus tard, sur le seuil de son appartement, il entend des pas précipités derrière lui. Quelqu’un accourt sur des haut-talons. Il se retourne, c’est elle, la sublime splendeur de la Clémence. Son féérique visage irradie le couloir.
‑ Louise !
‑ Pas pu attendre plus longtemps, Léonard. Quand ces jeunes filles, tes élèves, ont vanté ton humour, soutenant que tu étais un prof super génial, que tes cours étaient captivants, j’ai craqué. Elles confirmaient le fait que je n’avais jamais connu d’homme aussi spirituel que toi.
Oh, oui, le Rectifiat fonctionne à merveille ! se dit Léonard. Dommage qu’il n’ait pas pu y recourir plus tôt. Il se serait épargné tant de déconvenues !
Le lendemain, il ne donne pas de cours. Quel horaire béni ! Tout ragaillardi par sa longue soirée avec Louise, il se rend à la dernière librairie du quartier, quand il croise une étrange silhouette encapuchonnée qui stoppe à sa hauteur.
‑ Vous savez où se trouve la boucherie, m’sieur ?
Avec ses grands yeux verts, miroirs de son innocence, l’adolescente est si mignonne que Léonard ne peut lui résister.
‑ L’itinéraire est un peu compliqué. Je peux vous accompagner jusque là, mademoiselle, si vous êtes d’accord.
Ah, son visage de madone est touchant, magnifique. Elle porte un sac à commissions qui semble plutôt lourd. Non, elle ne va plus à l’école. Elle attend son contrat d’apprentie en horticulture. Bientôt engagée au jardin botanique.
‑ Et voilà votre boucherie, mademoiselle, annonce Léonard fier comme un Anglais après la bataille de Waterloo.
Sitôt devant le magasin, la jeune fille puise dans son sac un énorme pavé qu’elle projette contre la vitrine en hurlant :
‑ Vive les véganes ! À mort les carnassiers !
Elle détale, lui reste planté sur le trottoir, les yeux écarquillés. La rumeur enfle : des badauds l’accusent d’être complice de la « terroriste ».
Il appuie sur le bouton. Tout rougit autour de lui. Le rouge, la couleur de la correction, pense-t-il. Quand la rue reprend son air naturel, il se sent déplacé, même qu’il fait carillonner l’entrée de la librairie. Comme si de rien n’était, il fouine sur un plateau circulaire les derniers ouvrages parus. Son téléphone sonne. C’est son frère, une fois de plus désespéré, en pleine séance de marketing.
‑ Salut, frangin. Une urgence. Cale-dale, une nouvelle marque de riz qui cible l’Inde, me demande un slogan « coup de grâce » pour promouvoir son produit. Toi qui es si imaginatif, aurais-tu un tuyau ?
Léonard soupire, réfléchit, tout en jetant un œil sur la quatrième de couverture d’un polar romantique.
‑ Heu… Tu me prends là au dépourvu… Mmh… Voyons… Oui, que dirais-tu de : « Cale-dale, le riz qui touche même les intouchables » ?
Cinq minutes plus tard, son frère le rappelle :
‑ Ils m’ont viré des tractations avec les Indiens !
Léonard se pince les lèvres, appuie sur le bouton du Rectifiat. Toute la librairie tourne au vermillon. À peine le commerce regagne-t-il ses couleurs que le frère le joint de nouveau :
‑ Mille mercis, frangin ! « La vache qui riz » ! Si astucieux ! Personne n’a compris, mais ça sonne vachement bien ! Je te revaudrai cela. Je te dois une sacrée chandelle !
Le lendemain, c’est un jour d’épreuves à l’école. En fin d’après-midi, Léonard glisse trois séries de dissertations dans sa mallette de cuir aux fermetures dorées. Quelle poisse, par un si beau soir de printemps de corriger ces mièvres textes d’élèves ! Quel pot, il réussit à se garer non loin de son appartement ! Par flemme, il laisse sa mallette sur le siège du passager. Il évaluera ses copies plus tard, demain par exemple. Au moment de verrouiller son véhicule couleur moutarde, il voit passer Louise qui se rend chez lui. Il se rue vers elle oubliant de cliquer sur sa clé d’auto.
Au matin, après le petit déjeuner, il descend chercher les dissertations dans sa Toyota. La porte de droite est entrouverte. Purée, il a négligé de fermer sa voiture ! Tous les sièges sont vides. Envolée, la mallette ! Léonard se sent confus. Il ne sait s’il doit se réjouir ou s’effondrer. Il se voit déjà convoqué par le directeur de son école. Il fantasme : des collègues témoignent contre lui. N’avait-il pas déclaré la veille dans la salle des maîtres : « Ah, si je pouvais me débarrasser de cette foutue paperasse ! Il n’y a pas pire pensum que de noter ces tissus de banalités ! »
Il remonte l’escalier de l’immeuble quatre à quatre. Dans son appartement, au premier étage, il enfonce le bouton de la boîte. Après la brume écarlate habituelle, Louise s’accroche à son cou. Non loin de ses pieds, la mallette. Et les dissertations.
‑ Tu les oubliées chez moi, chéri, quand tu es reparti, aux aurores. Bel acte manqué, non ?
Vers midi, Léonard achève de truffer de rouge la cinquième dissertation, sur les 52 qu’il lui incombe d’évaluer. Pour ne rien arranger, il reçoit alors un appel fâcheux.
‑ Allô ? Cher monsieur, c’est Cory à l’appareil. Trois jours se sont écoulés depuis notre marché. Nous devons donc faire le point. Le problème, c’est qu’une connaissance, un robot qui travaille aux fourneaux du restaurant du Salève m’a lancé un SOS. J’ai dû me rendre là-haut, au sommet de la montagne, avec mon Récupérator, toutes affaires cessantes. Ma casserole à hublot est en train de sauver le menu du jour. Pouvez-vous me rejoindre dans ce restaurant, pour notre petit bilan ?
Tout guilleret d’échapper à sa corvée de correcteur, Léonard se précipite vers sa voiture. Il fonce en direction de la route de Veyrier. Après le deuxième rond-point, il remarque une jolie dame qui fait du stop avec un enfant.
‑ Comment vous remercier ? Mon fils est attendu pour une fête d’anniversaire dans le village de Veyrier. Les bus sont paralysés par une manif en faveur de la mobilité verte.
‑ Je vous dépose à la douane ? demande le conducteur.
‑ Pas de problème, rassure la mère.
‑ C’est quoi, m’man, un problème ? s’inquiète le petit.
Un peu distrait par la beauté maternelle, l’œil surfant du pare-brise au rétroviseur, Léonard ne voit guère à temps un chat qui traverse la route. D’une embardée, il évite l’animal de justesse, mais lance la Toyota contre un platane. Airbag gonflé à bloc, fumée puante, hurlement d’enfant, injures de la mère contre le chauffard. Encore groggy, le trentenaire tâte la boîte dans la poche de son veston, finit par localiser le bouton. Une nuée de gros rouge…
Après avoir déposé la maman et le fiston au seuil de frontière franco-suisse, Léonard quitte sa voiture moutarde indemne sur le parking du téléphérique qui mène à la cime du Salève.
À peine dans la grande benne, il s’annonce par téléphone auprès de Cory. L’engin s’ébranle. Léonard n’ose regarder par la fenêtre. Il a facilement le vertige. Mais, à mi-chemin, frôlant la falaise, la cabine connaît un imprévu. Elle s’est immobilisée. Par haut-parleur, un agent déplore une panne. Le prof se ronge les ongles, assis sur le plancher. Au bout d’une heure d’incertitudes, les trois autres passagers commencent sérieusement à s’énerver :
‑ Saloperie de matériel français !
Sans plus hésiter, tout exaspéré par ce contretemps, notre échalas presse le bouton du Rectifiat, mais pour zéro effet. Pas la moindre rougeur dans l’air, ni dans la cabine, ni à l’extérieur. Nouvel essai. Aucune conséquence. Après la troisième, sa contrariété à son comble, elle est forte, celle-là ! via son portable, il sollicite Cory, l’inventeur de cette camelote. Avec une patience robotique, la gynoïde lui explique la dure réalité :
‑ La boîte n’est opérationnelle qu’à la suite de l’une de vos maladresses. La panne de la benne, vous n’y êtes pour rien. Désolé, cher monsieur. Courage.
‑ Mais… attendez… n’est-ce pas pourtant une gaffe d’avoir enclenché le bouton juste après mon accident ? Cet acte n’a-t-il pas effacé la collision de ma Toyota contre un arbre, si bien qu’il m’a permis de prendre ce maudit téléphérique à l’intérieur duquel je suis coincé ? Dans cette cabine figée, en poussant sur le bouton, n’aurais-je pas dû me retrouver le nez contre l’airbag de ma voiture ?
‑ Intéressant, vraiment intéressant, cher monsieur. J’en conclus que ma boîte n’est pas encore tout à fait au point… (Un temps.) Mais ne vous en faites pas. J’obéis à un principe suprême : le progrès. Je ne peux qu’améliorer les performances de mon invention. Désormais, ma devise : rectifier le Rectifiat !
Dans la cabine, un ado donne des coups de pied contre une paroi. Désabusé, le roi de la gaffe médite sur son sort. Oui, s’il n’avait pas bêtement corrigé son accident de voiture, il n’aurait pas pu monter dans cette damnée cage. Et si… et si ses bourdes le protégeaient parfois de la malchance, des hasards malencontreux ?
Enfin hélitreuillé par un Apache reconverti pour le SAMU, Léonard se voit posé sur la terrasse du restaurant du Salève, en plein coup de feu. La gynoïde accourt vers son infortuné cobaye. Dès qu’il l’aperçoit, le trentenaire dresse le bras pour interrompre l’élan de l’automate.
‑ Mes gaffes, c’est moi !
‑ Bien sûr ! Restez vous-même. C’est justement ce que permettra votre boîte, une fois celle-ci corrigée.
‑ Nan ! N’en veux plus de c’te boîte !
Tout rouge, il jette la boîte vers la figure de Cory, la rate, la boîte retombe à la table de quatre clients, plonge dans leur caquelon de fondue non sans éclabousser les convives.
Une petite sirène discrète peine dans le mélange de Tomme, de Beaufort et de Comté. Des bulles s’échappent des fromages liquéfiés, magmatiques. Et toute la terrasse du restaurant du Salève semble soudain filtrée par une vive teinte pourpre…
Et Cory se retrouve soudain à Palexpo, scrutant le flux de la foule qui défile sans arrêt devant son stand ignoré. Sur un coup de calcul, la gynoïde désinvestit son observation du va-et-vient pour dessiner au dos d’un flyer un personnage, le menton sur le poing, dédaignant l’automate qui pousse une sphère rocheuse vers le sommet d’une colline.
 

NOTES :
[1] Se prononce « rectifiate ».

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