La Bête est morte ! | Calvo, Zimmermann, Dancette | 1944

La Guerre mondiale chez les animaux

Par | 21/03/2023 | Lu 222 fois




La Bête est morte ! @ 2007 Gallimard, nouvelle édition
C'est la guerre mondiale chez les animaux. Dessiné et peint en pleine occupation allemande, l'album La Bête est morte ! est publié dans le troisième mois de la Libération.

Cette œuvre unique, ce bestiaire sanglant qui s'inscrit dans la longue tradition du symbolisme animalier, est à l'image de cet épisode le plus monstrueux de l'histoire de l'humanité : féroce et impitoyable...

Et s'il est vrai que Victor Dancette, auteur du scénario, ignore les nuances, on trouve dans cet ouvrage le témoignage émouvant d'une indignation nationale et, surtout, une éclatante démonstration d'art dans la bande dessinée. Un style d'une grande vitalité.

Graphiste à la forte personnalité, autodidacte, Calvo n'a pas été éduqué selon les canons classiques. Avec lui rien n'est jamais statique. En cela son style est étonnamment moderne. Son univers anthropomorphique produit un effet baroque tant les attitudes des personnages, leurs mimiques sont poussées à l'extrême. Cette vitalité est essentielle à son style.

Première partie : Quand la Bête est déchaînée
Deuxième partie : Quand la Bête est terrassée

Fiche de lecture

« Grand-père, raconte-nous une histoire ?... Celle de ta jambe de bois, dirent ensemble Git-Pat, Giot-Pat et Pat-Menue, les trois petits-fils du glorieux Patenmoins. »

Ainsi débute un récit qui s'étale sur 75 planches, adaptant la Seconde Guerre mondiale dans un environnement animalier qui n'est pas sans rappeler les anciennes illustrations des Fables de La Fontaine.

Publié sous la forme de deux fascicules quelques mois seulement après la Libération, en 1944, « La Bête est morte ! » est la transposition dans un monde enfantin des tragédies que connut la planète durant la dernière guerre. Ce récit est raconté par un vieil écureuil, au coin du feu, à ses petits-enfants.

Victor Dancette, le scénariste (1900 - 1975), fonda les Éditions GP (Générale de Publicité) et, au sein de celles-ci, la collection bien connue Rouge et Or. Paradoxalement, cette histoire qui, sous sa plume, retrace le déroulement des combats et glorifie ceux des Alliés et de la Résistance contre le totalitarisme nazi, prend des positions parfois très proches de celles arrêtées antérieurement sous Vichy. Les valeurs travail et famille - c'est-à-dire l’obsession de la production et l'encouragement à une natalité galopante - y sont clairement encensées. Ce n'est pas tout à fait étonnant lorsque l'on sait qu'en tant qu'éditeur de GP - actives sous l'occupation - Dancette publia un livre de propagande à destination des enfants : Il était une fois un pays heureux, tenant un discours en phase avec l'idéologie officielle. Nous ne lui lancerons pas la pierre, un Maurice Thorez usa du même langage auprès de ses troupes dès 1945 pour relancer l'industrie minière et sidérurgique.

Edmond-François Calvo (1892 - 1957) débuta sa carrière de dessinateur au Canard Enchaîné, comme caricaturiste à l'aube des années 1920. Il ne se lança vraiment dans la bande dessinée que dans l'immédiat avant-guerre, en collaborant à une revue comme L'épatant. La Bête est morte ! est sans aucun doute son plus grand succès, ce qui lui vaudra d'être approché par Walt Disney. Il donna ensuite naissance à de nombreuses séries comme Rosalie ou Cricri Souris. Ce fut également le mentor d'Uderzo.

Son dessin s'inscrit dans la tradition d'un Grandville qui institutionnalisa en 1838, sur la base idéale des Fables de La Fontaine, la représentation des comportements humains sous les traits d'animaux, un des fondements même de la caricature. Ainsi la férocité est-elle le caractère dominant du loup, la ruse celui du renard, l'innocence celui de l'agneau, etc... Cette humanisation du monde animal connaîtra un grand essor après 1945 à travers les livres d'enfants ou les multiples illustrations des Fables de La Fontaine qui culmineront avec celles de Cremonini, sans parler des aventures de Sylvain et Sylvette.

Calvo et Dancette destinèrent clairement cette œuvre aux enfants pour leur raconter, sur une note ludique et à fin d'éducation, la suite de malheurs et d'épreuves qui avait secoué le monde. Ils s'attachèrent, sans les dissimuler toutefois, à ne pas représenter crûment les horreurs de ce conflit (bien qu'en 1943-44, années de conception de cette BD, on savait peu de choses de « la solution finale »), au contraire d'un Art Spiegelman qui, avec Maus, en livra une interprétation destinée aux adultes, dure et sinistre. Ainsi les conditions terribles imposées aux nations soumises, la barbarie des combats, la misère des peuples à l'arrière, la politique d'extermination nazie à l'encontre des Juifs, quoique abordées, le furent sur un ton qui, s'il est celui de la révolte devant l'iniquité, n'est pas accompagné de descriptions insoutenables. 

Ainsi, sans surprise, les Allemands sont figurés comme une nation de loups, avec Hitler bien sûr en Grand Loup, Goering devient un gros cochon bardé de décorations, Goebbels un putois... Mussolini est caricaturé sous la forme d'une hyène, tandis que Churchill l'est, nous dirions presque naturellement, sous celle d'un bulldog, Roosevelt prend l'allure d'un bison, Charles de Gaulle d'une cigogne, les Japonais celle de singes jaunes et les Russes d'ours. Calvo et Dancette apparient leurs animaux à la perception qu'ils ont du trait dominant des peuples mis en scène. Le loup est cruel : quel autre animal identifier à l'envahisseur allemand ? Les chasseurs alpins deviennent des chamois et les bombardiers sont figurés par des éperviers. Il faut donc prendre une certaine distance et replacer cet album dans son époque et son contexte. Il ne viendrait à personne aujourd'hui l'idée de caricaturer les Allemands sous les traits de bêtes féroces.

Le vieil écureuil raconte donc son histoire. Comme dans les BD anciennes (Bécassine) les personnages ne parlent pas, les bulles ne sont pas de mise. Des commentaires détaillés et précis accompagnent des images fouillées d'une grande poésie. Cet album présente, outre ses qualités graphiques et scénaristiques, un intérêt historique évident. C'est une fenêtre ouverte sur l'état d'esprit qui régnait dans la population à la fin de la guerre, sur l'éducation des enfants telle qu'on la concevait alors et la manière de les intéresser et de faire passer des messages.

La Bête est morte ! est une œuvre magistrale, un monument de la BD française qui se doit de figurer dans toutes les bibliothèques dignes de ce nom.

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