Copyright @ 2022 Le Galion des Etoiles | La loi, c'est la loi, fable du futur de Robert Yessouroun
Tim One fut le premier à sortir de la chaîne. Prototype, il avait été conçu, comme les autres de sa série, pour veiller sur le bien-être des humains en ville. Dans cette perspective, le modèle d’essai devait arpenter les grandes artères de l’agglomération, un peu à la manière des gardiens de la paix, jadis.
L’androïde passa sous l’arche qui balaya son IA de directives majeures. Parmi celles-ci, les lois de la robotique, dont la fameuse : « un robot ne peut causer aucun mal à un être humain, ni permettre que l’être humain souffre d’un mal quelconque ».
Une fois testé par l’office des contrôles, Tim One fut lâché dans la capitale estivale. Dans cette phase initiale, l’objectif de ses concepteurs se limitait à l’étude du comportement de leur nouvel androïde parmi les citadins. Mais dès les premiers pas dans la rue des pas perdus, tout se compliqua. Sur les trottoirs, il croisait tant d’existences ! Étaient-elles toutes, sans exceptions, des êtres humains ?
Par précaution, il sonda ses données dans le grand Nuage (dit « Cloud »), afin de concrétiser la notion floue d’« être humain ». La définition la plus complète qu’il obtint fut formulée comme suit : « bipède doté de mains préhensiles, de langage articulé, de raison, capable de choisir, de décider après délibération ».
Au carrefour des quatre amours, une dame exaspérée tabassait de son sac un androïde aussi pensif que désolé. Après mûre réflexion, Tim One considéra l’automate (bipède, etc.) comme « humano-compatible ». Le prototype s’interposa pour arbitrer pacifiquement le différend. Hélas, la femme très énervée ne l’entendait pas de cette oreille. Elle appela Milice secours.
Tim One fut révisé de fond en comble dans les caves de son usine natale.
Sitôt revisité, puis validé, il put retourner parmi les passants. Devant un magasin d’objets de locomotion, un patineur hagard se faisait vilipender par un unijambiste qui brandissait sa canne, accusant l’autre de nonchalance. D’après Tim One, 1) le patineur était en danger, 2) l’être qui le menaçait n’était guère un bipède. L’androïde intervint donc, sans nuance, plaquant la chose agressive sur les dalles du trottoir. Illico, la police des robots procéda à l’interpellation.
Tim One subit un rafraîchissement minutieux dans le sous-sol de son labo d’origine. Après une vérification de pure routine, l’androïde put reprendre son expérience urbaine.
Passons l’épisode du manchot emmené par une ambulance. Au marché high-tech, le pauvre garçon avait dénoncé le dernier jeu-vidéo à la mode dont les télécommandes exigeaient deux mains. Comme le plaignant qui offensait le boutiquier n’était pourvu que d’un seul organe préhensile, Tim One l’avait écarté de l’étal sans le moindre ménagement. Les gardiens de la halle avaient dû débrancher l’importun.
En peu de temps, techniciens, ingénieurs et roboticiens le remirent sur pied.
Dans une galerie, devant un portail muni de reconnaissance vocale, un muet gesticulait, désespéré de ne pouvoir entrer. Révolté, il saisit par le collet un badaud qui l’avait incité au calme. Tim One ne le rata pas, celui-là ! Pas de langage articulé, allez, hop, à la fourrière ! Qui veut des animaux errants dans la cité ?
Tout alla très vite. Retour d’urgence en usine. Retouches à gogo. Après une solide check-list, reprise de la mission. Sans complexe, Tim One retrouva ses trottoirs.
Sur la terrasse d’un bistrot, tonitruait une voix graveleuse, agacée :
‑ T’as complètement perdu la raison, ma pauvre chérie !
En face de l’homme, la femme avala cul sec son gin-tonic. Ce ne devait pas être le premier. Elle se dressa, titubant devant son siège. Elle fouilla maladroitement son sac pour en extraire enfin son spray au poivre. Ni une, ni deux, Tim One bondit d’un saut prodigieux, fit culbuter la créature sans raison. Une patrouille neutralisa le robot pour le réexpédier vers la compagnie qui l’avait assemblé.
L’un des concepteurs linguistes de Tim One avait pourtant averti les collègues de son équipe : les lois générales se cassent les dents sur les cas particuliers. Ainsi, préserver l’être humain du mal ? Que ferait l’androïde face à un masochiste ? Non, atteindre l’universel n’était qu’un rêve, un état de grâce fuyant.
‑ Encore une foutue généralité ! objecta le directeur.
Après un débat houleux, Tim One échappa in extremis à la casse.
Dans le quartier commerçant, les soldes battaient leur plein. Devant la vitrine d’un magasin de vêtements, un jeune à l’accent belge hésitait à côté d’une tringle qui suspendait une ribambelle de cravates.
‑ La verte ou la bleue ? La fleurie ou la rayée ? Et pourquoi pas un nœud pap’ ?
Visiblement excédée, la vendeuse n’en pouvait plus.
‑ Mmh… Je n’arrive pas à me décider. Je ne sais pas choisir.
Malencontreusement, le robot Tim One, tant recorrigé, ignorait qu’en Belgique, on confondait « savoir » et « pouvoir » (« je ne sais pas aller aux toilettes. Elles sont toutes occupées »). En revanche, ce qu’il percutait nettement, c’était que ce trublion volait du temps à l’employée du magasin. Le comble, c’était que cet ersatz se déclarait lui-même incapable de choisir. De tout son zèle, l’androïde l’écarta des cravates. Peu après, une fourgonnette des premiers secours soignait le Belge à l’humérus fracturé.
L’expérience de ce prototype en ville paraissait peu concluante. Quelque chose avait cloché systématiquement dans le programme central. Certes, la première loi de la robotique fut remise en cause. Mais d’éminents informaticiens contestèrent son abandon et surtout le démantèlement de Tim One. La majorité de l’équipe concéda un ultime essai.
Ce fut alors que survint cet accident que personne n’est près d’oublier. La première collision de fusées interplanétaires. Au moment du décollage depuis un astéroïde prometteur, un astronef terrien télescopait un vaisseau d’origine inconnue. L’un n’avait pas détecté la présence de l’autre : les matériaux spécifiques de chaque engin excluaient que les radars des équipages respectifs pussent les capter en temps réel. D’où le big boum !
Était-ce là, une rencontre du troisième type ? « On ne se rencontre qu’en se heurtant » disait Flaubert. Toujours est-il que les ET indemnes furent accueillis en grande pompe sur la grand place de la métropole.
Les hôtes des Terriens étaient d’impressionnants pentapodes sans bras qui crachaient de petites nébuleuses en guise de paroles. Sur le podium de la cérémonie historique, ils se dandinaient comme des ivrognes qui avaient perdu la tête.
À la tribune, le président leva la main en signe de paix. À peine le capitaine du vaisseau alien haussa-t-il deux de ses espèces de tentacules qu’une forme à l’élan fort énergique se détacha de la foule des admirateurs.
Devinez ce qu’il arriva…
Oui, c’est exactement cela…
L’androïde passa sous l’arche qui balaya son IA de directives majeures. Parmi celles-ci, les lois de la robotique, dont la fameuse : « un robot ne peut causer aucun mal à un être humain, ni permettre que l’être humain souffre d’un mal quelconque ».
Une fois testé par l’office des contrôles, Tim One fut lâché dans la capitale estivale. Dans cette phase initiale, l’objectif de ses concepteurs se limitait à l’étude du comportement de leur nouvel androïde parmi les citadins. Mais dès les premiers pas dans la rue des pas perdus, tout se compliqua. Sur les trottoirs, il croisait tant d’existences ! Étaient-elles toutes, sans exceptions, des êtres humains ?
Par précaution, il sonda ses données dans le grand Nuage (dit « Cloud »), afin de concrétiser la notion floue d’« être humain ». La définition la plus complète qu’il obtint fut formulée comme suit : « bipède doté de mains préhensiles, de langage articulé, de raison, capable de choisir, de décider après délibération ».
Au carrefour des quatre amours, une dame exaspérée tabassait de son sac un androïde aussi pensif que désolé. Après mûre réflexion, Tim One considéra l’automate (bipède, etc.) comme « humano-compatible ». Le prototype s’interposa pour arbitrer pacifiquement le différend. Hélas, la femme très énervée ne l’entendait pas de cette oreille. Elle appela Milice secours.
Tim One fut révisé de fond en comble dans les caves de son usine natale.
Sitôt revisité, puis validé, il put retourner parmi les passants. Devant un magasin d’objets de locomotion, un patineur hagard se faisait vilipender par un unijambiste qui brandissait sa canne, accusant l’autre de nonchalance. D’après Tim One, 1) le patineur était en danger, 2) l’être qui le menaçait n’était guère un bipède. L’androïde intervint donc, sans nuance, plaquant la chose agressive sur les dalles du trottoir. Illico, la police des robots procéda à l’interpellation.
Tim One subit un rafraîchissement minutieux dans le sous-sol de son labo d’origine. Après une vérification de pure routine, l’androïde put reprendre son expérience urbaine.
Passons l’épisode du manchot emmené par une ambulance. Au marché high-tech, le pauvre garçon avait dénoncé le dernier jeu-vidéo à la mode dont les télécommandes exigeaient deux mains. Comme le plaignant qui offensait le boutiquier n’était pourvu que d’un seul organe préhensile, Tim One l’avait écarté de l’étal sans le moindre ménagement. Les gardiens de la halle avaient dû débrancher l’importun.
En peu de temps, techniciens, ingénieurs et roboticiens le remirent sur pied.
Dans une galerie, devant un portail muni de reconnaissance vocale, un muet gesticulait, désespéré de ne pouvoir entrer. Révolté, il saisit par le collet un badaud qui l’avait incité au calme. Tim One ne le rata pas, celui-là ! Pas de langage articulé, allez, hop, à la fourrière ! Qui veut des animaux errants dans la cité ?
Tout alla très vite. Retour d’urgence en usine. Retouches à gogo. Après une solide check-list, reprise de la mission. Sans complexe, Tim One retrouva ses trottoirs.
Sur la terrasse d’un bistrot, tonitruait une voix graveleuse, agacée :
‑ T’as complètement perdu la raison, ma pauvre chérie !
En face de l’homme, la femme avala cul sec son gin-tonic. Ce ne devait pas être le premier. Elle se dressa, titubant devant son siège. Elle fouilla maladroitement son sac pour en extraire enfin son spray au poivre. Ni une, ni deux, Tim One bondit d’un saut prodigieux, fit culbuter la créature sans raison. Une patrouille neutralisa le robot pour le réexpédier vers la compagnie qui l’avait assemblé.
L’un des concepteurs linguistes de Tim One avait pourtant averti les collègues de son équipe : les lois générales se cassent les dents sur les cas particuliers. Ainsi, préserver l’être humain du mal ? Que ferait l’androïde face à un masochiste ? Non, atteindre l’universel n’était qu’un rêve, un état de grâce fuyant.
‑ Encore une foutue généralité ! objecta le directeur.
Après un débat houleux, Tim One échappa in extremis à la casse.
Dans le quartier commerçant, les soldes battaient leur plein. Devant la vitrine d’un magasin de vêtements, un jeune à l’accent belge hésitait à côté d’une tringle qui suspendait une ribambelle de cravates.
‑ La verte ou la bleue ? La fleurie ou la rayée ? Et pourquoi pas un nœud pap’ ?
Visiblement excédée, la vendeuse n’en pouvait plus.
‑ Mmh… Je n’arrive pas à me décider. Je ne sais pas choisir.
Malencontreusement, le robot Tim One, tant recorrigé, ignorait qu’en Belgique, on confondait « savoir » et « pouvoir » (« je ne sais pas aller aux toilettes. Elles sont toutes occupées »). En revanche, ce qu’il percutait nettement, c’était que ce trublion volait du temps à l’employée du magasin. Le comble, c’était que cet ersatz se déclarait lui-même incapable de choisir. De tout son zèle, l’androïde l’écarta des cravates. Peu après, une fourgonnette des premiers secours soignait le Belge à l’humérus fracturé.
L’expérience de ce prototype en ville paraissait peu concluante. Quelque chose avait cloché systématiquement dans le programme central. Certes, la première loi de la robotique fut remise en cause. Mais d’éminents informaticiens contestèrent son abandon et surtout le démantèlement de Tim One. La majorité de l’équipe concéda un ultime essai.
Ce fut alors que survint cet accident que personne n’est près d’oublier. La première collision de fusées interplanétaires. Au moment du décollage depuis un astéroïde prometteur, un astronef terrien télescopait un vaisseau d’origine inconnue. L’un n’avait pas détecté la présence de l’autre : les matériaux spécifiques de chaque engin excluaient que les radars des équipages respectifs pussent les capter en temps réel. D’où le big boum !
Était-ce là, une rencontre du troisième type ? « On ne se rencontre qu’en se heurtant » disait Flaubert. Toujours est-il que les ET indemnes furent accueillis en grande pompe sur la grand place de la métropole.
Les hôtes des Terriens étaient d’impressionnants pentapodes sans bras qui crachaient de petites nébuleuses en guise de paroles. Sur le podium de la cérémonie historique, ils se dandinaient comme des ivrognes qui avaient perdu la tête.
À la tribune, le président leva la main en signe de paix. À peine le capitaine du vaisseau alien haussa-t-il deux de ses espèces de tentacules qu’une forme à l’élan fort énergique se détacha de la foule des admirateurs.
Devinez ce qu’il arriva…
Oui, c’est exactement cela…
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