La nuit du robot | Robert Yessouroun | 2024

Par | 14/01/2024 | Lu 1722 fois


Que peuvent bien faire les robots pendant la nuit ?



Illustration de couverture du roman "Un village proche des étoiles" (Robert Yessouroun) | Photo @ Régine Heinz

La nuit du robot

À Tristan Piguet
 
Son propre cri réveilla Léa. La fillette venait d’être poursuivie par un abominable bonhomme de neige. Sa mère vint la calmer, la cajoler, la dorloter. Léa lui raconta son cauchemar. Malgré le tendre bisou maternel, l’enfant craignit de refermer les yeux. Son souffle peinait, heurté par la frayeur.
‑ Tu ne risques rien ici, Léa. Notre quartier est tranquille, la maison sous alarme. Et Pilapic veille sur nous.
Léa sourit d’un sourire presque forcé.
‑ Notre robot ne dort jamais, hein ?
La maman lui souhaita un agréable sommeil et partit se coucher, laissant allumée derrière elle la lampe de chevet.
Mais non, impossible, Léa ne parvenait pas à se rendormir. Elle quitta son lit pour descendre visiter le frigo. En même temps, elle se demanda ce que pouvait bien faire Pilapic en ce moment. L’activité nocturne de l’androïde domestique se mit à l’intriguer plus que jamais. À pas de petite louve, dans la nuit, elle amorça d’abord un détour par le salon. La pièce éclairée par la pleine lune ne révélait que le mobilier. Personne. Pas un chat. Pas un robot. Où traînait-il donc ? Que fichait-il pendant que tout le monde était plongé dans le sommeil ?
Elle lorgna l’intérieur de la salle de jeu. Rien, sauf des jouets en pagaille. Plus loin, aucune présence, ni dans la buanderie, ni dans le dressing adjacent.
Elle avait soif. Dans la cuisine, elle engloutit cul sec un chocolat froid et déroba une tartelette à la rhubarbe. Puis, elle inspecta l’espace de travail de ses parents. En veilleuse, les appareils électroniques ronronnaient. Peut-être que Pilapic l’avait entendue et qu’il se cachait. Elle se pencha pour scruter sous le vaste bureau, tourna sur la pointe des pieds autour de chaque fauteuil. Pas l’ombre d’un androïde. Les toilettes visiteurs étaient vides, elles aussi. Revenue dans le séjour, elle contempla, à travers la baie vitrée, le jardin qu’ombrageaient les trois vieux bouleaux sous la lueur lunaire. Au-delà des muriers, dans la rue passa le tram. Probablement le dernier.
‑ Tram, dit Léa. Tram… drame…
Ce jeu de mot bizarre l’inquiéta. Elle envisageait difficilement de remonter dans sa chambre, quand elle entendit comme un claquement à la cave. Bien sûr, elle s’était gardée de s’aventurer dans le sous-sol.
‑ Tram… drame… se répétait-elle, même si son regard s’était accoutumé à l’obscurité, d’autant que le ciel dégagé permettait à l’astre de la nuit d’accentuer le relief dans la villa. Léa s’approcha de la porte qui menait à la cave. Elle se colla contre le pan de bois. Deux détonations sourdes. La fillette déguerpit, gravit à toutes jambes les marches de l’escalier vers les chambres pour aller se blottir sous la couette.
‑ Que se trame-t-il dans la cave ? se demanda-t-elle à haute voix. Que se trame-t-il dans la cave ?
Une heure plus tard, Léa rêvait profondément… sur un voilier qui cabotait le long des côtes de la Dalmatie…
Le lendemain, au petit déjeuner, encore fatiguée, elle hésita à interroger Pilapic qui lui apportait son œuf à la coque avec une mine comblée.
‑ Votre œuf a été préparé avec le plus grand soin, en fonction du bruit qu’il émettait dans sa cuisson, annonça-t-il sur un ton fier.
Pas trop réveillée, Léa ne releva guère cette remarque. Machinalement, elle lui demanda, sans avoir l’air d’y toucher :
‑ Que fais-tu la nuit ?
‑ Je parfais mes fonctions, répliqua-t-il du tac au tac.
‑ Dans la cave ?
Grimaçant, il lui reprit les tranches de pains grillées.
‑ Vos toasts n’ont pas la bonne teinte, mademoiselle Léa.
Elle trouvait l’androïde un peu drôle ce matin, mais sa fatigue dissuadait la réflexion. Une seule phrase trottait mécaniquement dans sa tête : que manigançait Pilapic dans la cave durant la nuit ?
‑ Vous entendez le tram, mademoiselle Léa ? Il a du retard.
‑ Mmh… réagit-elle, distraite.
‑ Il va trop vite, cinq kilomètres/heure trop vite.
Après les cours de l’après-midi, Léa examina les différentes pièces de la cave. Le garage encore vide sentait le cuivre électrique. Le débarras se résumait à un fourre-tout de caisses, d’outils et de cartons. La cave à vin l’incommoda, avec ses relents d’alcool. La douche était toujours condamnée. Restait la salle de cinéma : le rideau rouge tiré sur le grand écran ; au plafond le projecteur qui dominait les sept transats ; contre les murs, une cinémathèque remplies de films classiques.
‑ Qu’est-ce que vous faites là, mademoiselle Léa ?
Elle sursauta d’une telle frousse qu’elle ne put répondre tout de suite.
‑ Je… je… cherche un film… pour l’école, mentit-elle.
‑ Quel genre de film ? insista le robot.
‑ Le… Le magicien d’Oz, improvisa-t-elle.
En trois pas vers l’étagère, Pilapic sortit le boîtier requis.
‑ M… merci, se courba la petite.
Elle regagna ses pénates, jeta le film sur la moquette. Elle avait de plus en plus la certitude que Pilapic dissimulait quelque chose. Que trafiquait-il ? Quelles magouilles concoctait-il chaque nuit ? Ce soir, c’était décidé, elle en aurait le cœur net. Elle assembla sur son pupitre robe de nuit, casque de vision nocturne (qu’elle avait piqué à son père, autrefois il réparait jusqu’à l’aube les caténaires) spray au poivre (emprunté à sa mère), alarme de poche.
Au coucher, comme d’habitude, sa maman vint l’embrasser, son papa lui raconta une histoire chou, mais sans queue ni tête. Enfin, l’extinction des feux…
Vers minuit, casque ajusté, elle déboula des marches qui conduisaient au salon. Elle parcourut du regard le jardin sous la pluie. Ses jambes tremblèrent quand elle approcha la porte de la cave. Un bruit étouffé, comme des fragments de conversation vive. Résolue, elle s’engagea dans l’étroit escalier. Ça sentait le béton. Un rai de lueur variable soulignait l’accès à la salle de cinéma. Léa ôta son casque pour appliquer l’oreille contre la porte. Clameur d’effroi. Coups de feu. Galops de chevaux. Pilapic regardait un drame violent ! À quoi bon visionner un tel film pendant que la famille dort ? Elle poussa délicatement l’entrée.
‑ Je sais que vous êtes là, mademoiselle Léa.
La fillette frémit d’une sacrée chair de poule. Elle s’avança, malgré sa frayeur, dans la salle, sous le projecteur. Sur l’écran, deux cow-boys se faisaient face, chacun son revolver à la main. L’un d’eux semblait aveuglé par le soleil. L’autre mâchonnait un bâton de réglisse.
L’androïde interrompit la scène. L’écran blanchit. Le plafond s’éclaira lentement.
‑ Tu regardes un western, Palapic ?
‑ Oui, comme chaque nuit. Je suis « addicted » aux westerns. Je m’intéresse particulièrement à celui-ci, « Il était une fois dans l’ouest ».
‑ Bon sang ! s’exclama-t-elle, quel intérêt un robot domestique comme toi peut-il trouver dans ces histoires de brutes sans feu ni lieu, sans foi ni loi ? Ne me dis pas que c’est la violence, tu me ferais peur.
‑ La violence ?... Non.
Léa soupira. Ouf !
‑ Alors, pourquoi, chaque nuit, accordes-tu ton temps à ces mal élevés qui tirent à tire-larigot ?
‑ Ces mal élevés sont des cow-boys la plupart riches d’un talent précieux.
‑ Quoi ? Ces tueurs, un talent ? s’indigna-t-elle. Oserais-tu me dire lequel ?
‑ Ces cow-boys - du moins les meilleurs - sont des champions de la perception. Avec mes modestes capteurs, je n’arrive pas à leur cheville. Mais grâce à eux, je m’initie. J’intériorise leur génie par mimétisme.
Léa cligna des yeux, incrédule.
‑ Leur génie ? Comment cela ?
‑ Pour survivre dans leur monde cruel, impitoyable, ils doivent cheminer constamment sur le qui-vive, à l’affût du moindre souffle, du moindre craquement, de la moindre anomalie. Leurs perceptions visuelles, auditives et olfactives atteignent le sommet de la perfection. Quand ils visent un obstacle, ils ne ratent jamais leur cible. Comme je les envie, mademoiselle Léa ! Je voudrais devenir aussi doué que l’homme à l’harmonica dans « Il était une fois dans l’ouest ».
‑ Qui est-ce ?
‑ Un cow-boy d’origine indienne qui veut venger son sang. Un as qui perçoit tout, qui perçoit si juste, dans son Far-west, du saloon à la gare en passant par les ruelles des bourgades. Depuis que je regarde ce film, je booste mes capteurs. Quand je serai comme l’homme à l’harmonica, mes maîtres, toi, ta maman, ton papa, vous serez entre des mains infaillibles.
Les pupilles de la fillette le ventousaient, les orbites de plus en plus écarquillées.
‑ En attendant, non seulement je suis davantage concentré sur mes tâches domestiques, mais encore je sens de mieux en mieux, dans le plus infime détail, tout ce qui m’entoure. Bientôt, plus rien ne m’échappera. Je serai hyper-connecté à la villa, au jardin, voire à tout le quartier. Plus qu’un simple serviteur, je deviendrai votre ange-gardien.
Léa perdit connaissance.
‑ Oh, rien de bien grave, un choc perceptif, présuma Pilapic en la relevant.

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