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À Robert, mon débogueur préféré
Ce soir-là, la veille de leurs vacances, Chloé claqua la porte. Elle étouffait encore dans l’ascenseur, comme si une angoisse pétrifiait sa gorge. Ah oui, c’était fini ! Elle en avait assez de cette violence ! De ces accès de rage verbale ! Une fois de plus, une fois de trop, à table, Fred s’était mis à hurler, à l’insulter comme du poisson pourri. Le pire, c’était que, dès qu’il piquait la mouche, elle culpabilisait sans mesure. Au fond d’elle, elle sentait qu’elle faisait tout faux, que c’était de sa faute si elle provoquait de tels coups de rage. Peu auparavant, sur la recommandation de la plateforme Beaufix, elle n’aurait jamais dû lui proposer, après le souper, un film romantique. Il avait d’abord juste balayé l’offre. Mais le système domotique conjugal était intervenu. Le cône bleu suspendu au plafond avait argumenté en faveur de Chloé. Argumentation morale implacable, avec une voix lénifiante. Là, il avait craqué. Et sous les vociférations de fureur mâle, cette honte boulimique a commencé à couler dans les veines de la jeune femme. À l’évidence, elle ne supportait plus son couple.
Elle déambula sous la pluie, d’un trottoir à l’autre. Sans but, avec son sac et son téléphone. Et ses pleurs. À un carrefour, une militante l’aborda, lui suggérant un soutien pour la cause des rejetés des assurances, victimes des logiciels statistiques. Chloé sortit sa carte de crédit.
‑ Désolée, nous ne sommes pas équipés pour lire les cartes. (Plus bas.) Nous n’aimons pas les machines.
Alors la jeune femme lui tendit un billet. Mais sa générosité ne la soulagea guère. À un feu rouge, elle appela son ancienne psy, qu’elle n’avait plus consultée depuis six mois. Lors de la dernière séance, « tous les voyants étaient au vert ». Elle venait alors d’emménager chez Fred. Une voix suave d’aéroport l’informa que la psychiatre Dessanges n’était pas joignable en ce moment. Il était déjà 20 heures. Mais Chloé savait que cette psy recevait des patients parfois tard en fin de journée. Peut-être qu’à cet instant même, elle s’entretenait avec une âme désespérée. La jeune femme enregistra, dans les règles, sur le répondeur automatique, une demande de rendez-vous de toute urgence.
Parmi quelques poivrots qui tchataient avec FunGPT, elle patienta dans un bar sordide, en attente d’un rappel miraculeux. En vain. La pluie avait cessé. Il commençait à se faire tard. Il lui fallait trouver un hôtel au plus vite.
Sur le lit mou du Palace en herbe, vers 23 heures, elle relança la thérapeute. Hélas, sa tentative de reprise de contact ne donnait rien, sa psy toujours aux abonnés absents. Chloé avait l’impression que ses viscères remontaient. Dans un doute insoutenable, elle rédigea un texto sur Whatsapp :
« Suis à la rue. Pitié. Rappelez-moi. »
Ce message était bien parti, mais, à minuit, il n’était toujours pas lu. Probablement, l’heure n’était pas idéale. Ou bien la psychiatre lui en voulait. Chloé ne lui avait donné aucune nouvelle depuis la fin de sa thérapie. Son ongle du pouce rongé, elle envoya des excuses orales :
« Pardon si je vous ai vexée par mon silence. Renouons. Je deviens folle. »
À l’aube, dans sa chambrette, Chloé fut réveillée par la sonnerie de son téléphone, qui lui rappelait qu’elle et Fred auraient dû partir en voyage pour le Stromboli. Fred admirait tant la truculence des éruptions volcaniques…
Devant le miroir fendu, son abondante frange blondine limitait son champ de vision, obstruant pour une bonne part ses prunelles brunes. Ses cernes confirmaient qu’elle avait peu dormi. Les murs mal insonorisés de cet hôtel bas de gamme avaient laissé déborder les plus discrets gémissements.
Sur l’écran de son téléphone, aucun signe de réaction. Si, à cette heure, les messages avaient été bien reçus, ils n’avaient toujours pas été vus, ni entendus. L’idée de retourner chez Fred lui donna la chair de poule. En tout cas, lui, il n’aurait pas pu la contacter. Elle avait supprimé la ligne entre elle et lui. Le souvenir de cette exclusion généra comme un poids diffus qui entravait sa respiration…
Non, basta ! Il fallait coûte que coûte rencontrer sa psy ! Mais une idée un peu sotte germa dans son imagination. Sa thérapeute était-elle seulement en état de lui parler ? Et si… quelque chose lui était arrivé ? Qui sait, elle était peut-être en réanimation, à l’hôpital ? Ni une, ni deux, Chloé chercha les coordonnées de cette amie qui, naguère, lui avait recommandé la psychiatre Dessanges.
Elle appela Jasmine toutes les trois minutes, pour ne tomber que sur le refrain systématique :
« Pas là. Mais dites-moi tout. »
À bout de nerf, elle dénicha son amie, alors que celle-ci ouvrait son salon de coiffure. Embarrassée, Jasmine lui avoua qu’elle ne connaissait cette Dessanges qu’à travers une personne qui dans sa jeunesse avait étudié avec la dame.
‑ Ah ? Tu me l’avais pas proposée pour ses qualités professionnelles ?
Vers midi, au Café des Grandes Questions, elle s’assit à la table d’un quadra bohème grisonnant. Sur un ton nostalgique, il reconnut qu’il avait été très amoureux d’Amandine Dessanges, une sacrée belle femme, à l’époque. Mais, à son plus grand regret, il l’avait perdue de vue depuis 15 ans. Il quitta Chloé soudainement.
‑ Une idée m’appelle.
C’était un chercheur…
Sa quête bredouille, elle tournait en rond. Elle réitéra, sans trop y croire sur le répondeur de sa psy :
« Peut-on se voir ? (Après réflexion, elle ajouta :) Allez-vous bien ? »
Mais rien ne survint. La jeune femme était de plus en plus confortée dans sa conviction qu’un événement grave avait frappé la seule personne qui pouvait l’aider. À tout hasard, elle parcourut les annonces nécrologiques des principaux quotidiens datés de ces derniers jours. Aucune trace d’une Dessanges.
Vu l’impasse, Chloé prit le taureau par les cornes. Elle se rendit carrément au cabinet de sa psychiatre. Celle-ci, lors d’une séance bruyante, lui avait confié que son domicile occupait l’étage au-dessus de son lieu de travail. Elle s’était excusée pour le vacarme dû à la réfection de sa cuisine.
Sur place, notre malheureuse frémit. Ses craintes se confirmaient. Un cordon rouge et blanc dissuadait tout accès de l’immeuble. Un panneau lumineux électronique avertissait le public :
« Danger. Travaux urgents de maintenance. »
D’abord effondrée, Chloé se ressaisit. Elle brava l’interdit. Dans le couloir vide, marmoréen, pas une ombre, pas un chuchotement. Elle gravit l’escalier pour atteindre l’étage et toqua contre la porte d’Amandine Dessanges (la sonnette désactivée ?). Une voix cassée de fumeuse réagit, pour déclarer à trois reprises :
« La personne que vous cherchez n’est pas joignable pour l’instant. Veuillez réessayer plus tard. »
Redescendue, elle voulut sonner au cabinet, mais un écran noir suspendu près de l’entrée prévenait en lettres jaunes :
« Plus aucun patient, pour raison de sécurité. Merci de votre compréhension. »
Pour raison de sécurité ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? Où serait le danger ? Pour qui ? Après un soupir de frustration, elle réenjamba le cordon rouge et blanc. Ses doigts s’acharnèrent sur le clavier de son téléphone :
« ÊTES-VOUS EN VIE ? SI OUI, SOS. SOS. SOS. »
Pas une bribe de réponse les heures suivantes. En revanche, le meilleur ami de son ami insistait pour lui parler. Fred était navré. Il la suppliait de revenir à la maison. Le Stromboli les attendait toujours. Laconique, elle se contenta d’affirmer :
« Le Stromboli, c’est fini. »
Cette perspective de vacances avec celui qui l’avait assourdie par tous ses éclats de voix était rédhibitoire. Séjourner avec lui sur un volcan présupposait le pardon. Plutôt mourir ! Ce refus radical aggravait son malaise. Elle se sentait coupable de se libérer. Quelle poisse, être dominée par un drôle de soi-même !
Grâce au site Logis-secours, elle loua un studio pour une semaine. Son nouveau « sweet Home » s’avérait simple, mais bien équipé. En plus, il était à deux pas de sa psy. Le matin suivant, profitant de ses vacances, elle épia les allées et venues devant l’immeuble en isolement, dans l’espoir de glaner quelque renseignement par l’un ou l’autre occupant de cette adresse. Or, personne n’y entra, personne n’en sortit.
De retour dans son studio, sur un coup de tête, elle se coupa la frange à la hauteur des sourcils. Elle allait voir ce qu’elle allait voir ! Elle vérifia la réception de ses messages. Aucun lu. Son téléphone n’était pas pour autant inactif. Elle recevait plein de publicités pour des séances de yoga, des consultations de voyantes et pour des soutiens psychologiques. À part ces intrusions, le meilleur ami de son ami - de son ex, en fait - multipliait les suppliques.
« Fous-moi la paix ! » trancha-t-elle. Aussitôt, elle s’accusa. Elle devenait hostile à outrance.
Le lendemain, dans une superette du coin, Chloé se sentait plus dépitée que jamais. Elle jetait quelques surgelés de plats préparés dans son caddie, lorsqu’elle fut dépassée par une espèce de barbouze en noir, lequel abritait d’un parapluie métallique la silhouette féminine qu’il escortait. Cette dernière portait un panier débordant de légumes. Un navet tomba. Chloé se précipita pour le ramasser, le rendre à la dame sous le parapluie, mais le colosse avec une moustache à l’espagnole lui barra la route.
‑ Laisse, Zorro, dit sa protégée.
Chloé en perdit son souffle. Elle venait de reconnaître la voix de fumeuse de sa psy ! Le gorille sombre s’inclina, recula, avant d’élever son étrange parapluie.
‑ Doctoresse Dessanges ! Enfin !
‑ Vous ici, Chloé ? (Un temps.) Tiens, vous n’avez plus votre fameuse frange devant les yeux…
‑ Je ne cesse de vous appeler au secours depuis trois jours !
‑ Possible. Navrée. Je préférerais ne pas vous parler dans ce magasin. L’endroit n’est pas sûr. Nous sommes surveillées.
Elle désigna la caméra, au-dessus de la caissière robotique.
‑ D’où notre parapluie brouilleur.
Sur le trottoir, le grand baraqué se tint en arrière. La psy s’alluma une cigarette, puis sourit à Chloé. La quadragénaire était belle avec sa queue de cheval noire, son visage félin malicieux, son nez pointu, fouineur, ses lèvres minces, déterminées.
‑ Ne vous inquiétez pas de mon accompagnateur. C’est Zorro, mon garde du corps, un androïde spécialisé. J’ai besoin de lui depuis que, entre autres, Empédocle[1] a été verrouillé.
‑ Empédocle ? Verrouillé ?
‑ Oui, pardon, mon téléphone. Plus aucun appel ne me parvient. Histoire compliquée.
‑ Suis en train de quitter mon compagnon.
‑ Aïe… Je comprends. Mais… bon, je vous dois une explication. (À Zorro.) Aucune caméra, aucun micro dans les alentours ?
‑ Non, madame Dessanges. Je ferme le parapluie ?
‑ Fort bien, approuva-t-elle. Alors, vous allez tout savoir, Chloé. Mon cabinet comme mon appartement sont passés sous la coupe de mon système domotique sécuritaire. Depuis quatre jours, Elsa (c’est le nom du système Empirique Localisateur de Soucis Alarmants) s’est reprogrammée pour me protéger de la « folie » de mes clients. Elle a prétendu que, selon ses dernières statistiques, la folie dangereuse était en forte croissance dans la ville, à cause d’un usage abusif de l’intelligence artificielle.
‑ La folie dangereuse, comme celle de Fred ?
‑ Peut-être. Toujours est-il qu’Elsa croit dur comme fer que, face à l’omniprésence automatisée, il y aurait trop de personnes vulnérables devenues des ogres affectifs. Leur appétit de reconnaissance n’aurait plus de limite.
‑ Mais, quand bien même ce serait vrai, comment votre système a-t-il pu vous couper du monde ?
‑ Elsa s’est branchée sur tous les appareils connectés, caméras, téléphones, ordinateurs et même les dispositifs de paiement. Impossible pour moi désormais d’utiliser ma carte bancaire. C’est Zorro qui règle les tickets.
‑ Incroyable !
‑ Mais vrai ! Elsa me contrôle à sa guise, monopolise mon agenda, noyaute, voire censure les communications qui me concernent.
‑ Dès lors, vos patients…
‑ Je suis prise en otage au nom de mon bien-être, Chloé. Je ne peux plus exercer.
La jeune femme blonde se braquait, n’en croyait pas ses oreilles.
‑ N’empêche, moi, j’ai réellement besoin de vous…
‑ Cela fait trois jours que le service après-vente de l’usine qui a fabriqué Elsa tente de la déconnecter en vue d’une révision générale. En attendant, il me prête Zorro qui me préserve des actions indésirables à distance du système.
‑ Désolée pour vous, doctoresse Dessanges, mais donnez-moi un rendez-vous. Très vite. Mon ami est devenu criseux, violent, invivable et moi…
‑ Il vous bat ?
‑ Non, il s’emporte, me gueule dessus. Et moi, bécasse, je culpabilise. Je crois que sa rage est de ma faute, sans jamais savoir quelles erreurs j’aurais commises.
‑ Quoi ?
Elle parut indignée.
‑ Je veux m’en sortir. Je veux y voir clair.
Le garde du corps, l’androïde massif à la moustache espagnole osa se glisser dans la conversation.
‑ Pardonnez-moi, mesdames, si je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais rien de tel dans votre cas, Chloé, qu’un lot de Protec-Tor XXL. Vous en fixez un exemplaire au plafond de chaque pièce de l’appartement de votre ami. Dès que le dispositif capte des signaux comme un cri, un regard furieux, un geste brutal, il asperge l’espace d’une vapeur calmante. Ainsi, même la victime est apaisée. En cas de sortie à deux, il existe une variante qui, à la moindre agression, se dégoupille dans votre sac.
La psy, gênée, toussota.
‑ Je vous déconseille d’en placer un dans votre chambre commune, ajouta-t-elle, avant un clin d’œil.
Chloé explosa.
‑ Mais, bon sang, je rêve ! Depuis des jours, je m’échine à vous retrouver. À force de ne pas comprendre votre disparition, je vous imagine morte et, quand, enfin, je vous croise, j’apprends que vous êtes victime d’un système. Puis, le comble : vous êtes protégée par un système de Zorro qui ne trouve rien de mieux qu’à me renvoyer chez ce malade qui m’a rendue malade !
‑ Heu… Voyons, Chloé, calmez-vous. Bon, je ne peux recevoir aucun patient pour le moment, mais on peut envisager une téléthérapie via Zoom. Je trouverai un banc dans un parc. S’il pleut, Zorro m’abritera.
‑ Hein ? Répandre ma misère devant un écran ? Bonjour la chaleur humaine !
Sûr de lui, comme il se doit, le gorille artificiel suggéra cette alternative :
‑ Évidemment, avec votre profil et si vous préférez le présentiel, rien de tel qu’une thérapie de 10 à 11 heures, au fond d’un bistrot, mesdames. Je peux m’asseoir à la table d’à côté, afin de garantir l’intimité.
‑ Vous voyez, Chloé, l’IA donne parfois de bonnes idées.
Et la psy jeta sa cigarette pour serrer les deux mains de sa patiente soulagée.
L’androïde en noir fit clignoter ses deux globules bleus.
‑ Petite objection. Soigner madame Chloé par une séance en tête à tête sera sans effet. Reste le mal de son ex.
‑ Soit, Zorro, concéda la psy. Alors, suggères-tu une thérapie de couple ?
Non. N’oublions pas les autres contaminés. La racine du problème demeurerait : la violence induite par la faiblesse humaine face à l’argumentation irréfutable des IA.
‑ Donc ?
‑ Même une thérapie collective, quartier par quartier paraît irréaliste.
Il se livra, en ligne, à des calculs tous azimuts, avant de s’adresser à sa protégée.
‑ Madame Dessanges, n’aviez-vous pas connu lors de vos études un amoureux éperdu ?
‑ Quel rapport ?
‑ Sachez que votre ancien amoureux est devenu chercheur en neuropharmacologie. Ne serait-il pas ravi de vous fournir un lot de molécules contre l’infection psychique provoquée par les justificateurs artificiels ?
Ce soir-là, la veille de leurs vacances, Chloé claqua la porte. Elle étouffait encore dans l’ascenseur, comme si une angoisse pétrifiait sa gorge. Ah oui, c’était fini ! Elle en avait assez de cette violence ! De ces accès de rage verbale ! Une fois de plus, une fois de trop, à table, Fred s’était mis à hurler, à l’insulter comme du poisson pourri. Le pire, c’était que, dès qu’il piquait la mouche, elle culpabilisait sans mesure. Au fond d’elle, elle sentait qu’elle faisait tout faux, que c’était de sa faute si elle provoquait de tels coups de rage. Peu auparavant, sur la recommandation de la plateforme Beaufix, elle n’aurait jamais dû lui proposer, après le souper, un film romantique. Il avait d’abord juste balayé l’offre. Mais le système domotique conjugal était intervenu. Le cône bleu suspendu au plafond avait argumenté en faveur de Chloé. Argumentation morale implacable, avec une voix lénifiante. Là, il avait craqué. Et sous les vociférations de fureur mâle, cette honte boulimique a commencé à couler dans les veines de la jeune femme. À l’évidence, elle ne supportait plus son couple.
Elle déambula sous la pluie, d’un trottoir à l’autre. Sans but, avec son sac et son téléphone. Et ses pleurs. À un carrefour, une militante l’aborda, lui suggérant un soutien pour la cause des rejetés des assurances, victimes des logiciels statistiques. Chloé sortit sa carte de crédit.
‑ Désolée, nous ne sommes pas équipés pour lire les cartes. (Plus bas.) Nous n’aimons pas les machines.
Alors la jeune femme lui tendit un billet. Mais sa générosité ne la soulagea guère. À un feu rouge, elle appela son ancienne psy, qu’elle n’avait plus consultée depuis six mois. Lors de la dernière séance, « tous les voyants étaient au vert ». Elle venait alors d’emménager chez Fred. Une voix suave d’aéroport l’informa que la psychiatre Dessanges n’était pas joignable en ce moment. Il était déjà 20 heures. Mais Chloé savait que cette psy recevait des patients parfois tard en fin de journée. Peut-être qu’à cet instant même, elle s’entretenait avec une âme désespérée. La jeune femme enregistra, dans les règles, sur le répondeur automatique, une demande de rendez-vous de toute urgence.
Parmi quelques poivrots qui tchataient avec FunGPT, elle patienta dans un bar sordide, en attente d’un rappel miraculeux. En vain. La pluie avait cessé. Il commençait à se faire tard. Il lui fallait trouver un hôtel au plus vite.
Sur le lit mou du Palace en herbe, vers 23 heures, elle relança la thérapeute. Hélas, sa tentative de reprise de contact ne donnait rien, sa psy toujours aux abonnés absents. Chloé avait l’impression que ses viscères remontaient. Dans un doute insoutenable, elle rédigea un texto sur Whatsapp :
« Suis à la rue. Pitié. Rappelez-moi. »
Ce message était bien parti, mais, à minuit, il n’était toujours pas lu. Probablement, l’heure n’était pas idéale. Ou bien la psychiatre lui en voulait. Chloé ne lui avait donné aucune nouvelle depuis la fin de sa thérapie. Son ongle du pouce rongé, elle envoya des excuses orales :
« Pardon si je vous ai vexée par mon silence. Renouons. Je deviens folle. »
À l’aube, dans sa chambrette, Chloé fut réveillée par la sonnerie de son téléphone, qui lui rappelait qu’elle et Fred auraient dû partir en voyage pour le Stromboli. Fred admirait tant la truculence des éruptions volcaniques…
Devant le miroir fendu, son abondante frange blondine limitait son champ de vision, obstruant pour une bonne part ses prunelles brunes. Ses cernes confirmaient qu’elle avait peu dormi. Les murs mal insonorisés de cet hôtel bas de gamme avaient laissé déborder les plus discrets gémissements.
Sur l’écran de son téléphone, aucun signe de réaction. Si, à cette heure, les messages avaient été bien reçus, ils n’avaient toujours pas été vus, ni entendus. L’idée de retourner chez Fred lui donna la chair de poule. En tout cas, lui, il n’aurait pas pu la contacter. Elle avait supprimé la ligne entre elle et lui. Le souvenir de cette exclusion généra comme un poids diffus qui entravait sa respiration…
Non, basta ! Il fallait coûte que coûte rencontrer sa psy ! Mais une idée un peu sotte germa dans son imagination. Sa thérapeute était-elle seulement en état de lui parler ? Et si… quelque chose lui était arrivé ? Qui sait, elle était peut-être en réanimation, à l’hôpital ? Ni une, ni deux, Chloé chercha les coordonnées de cette amie qui, naguère, lui avait recommandé la psychiatre Dessanges.
Elle appela Jasmine toutes les trois minutes, pour ne tomber que sur le refrain systématique :
« Pas là. Mais dites-moi tout. »
À bout de nerf, elle dénicha son amie, alors que celle-ci ouvrait son salon de coiffure. Embarrassée, Jasmine lui avoua qu’elle ne connaissait cette Dessanges qu’à travers une personne qui dans sa jeunesse avait étudié avec la dame.
‑ Ah ? Tu me l’avais pas proposée pour ses qualités professionnelles ?
Vers midi, au Café des Grandes Questions, elle s’assit à la table d’un quadra bohème grisonnant. Sur un ton nostalgique, il reconnut qu’il avait été très amoureux d’Amandine Dessanges, une sacrée belle femme, à l’époque. Mais, à son plus grand regret, il l’avait perdue de vue depuis 15 ans. Il quitta Chloé soudainement.
‑ Une idée m’appelle.
C’était un chercheur…
Sa quête bredouille, elle tournait en rond. Elle réitéra, sans trop y croire sur le répondeur de sa psy :
« Peut-on se voir ? (Après réflexion, elle ajouta :) Allez-vous bien ? »
Mais rien ne survint. La jeune femme était de plus en plus confortée dans sa conviction qu’un événement grave avait frappé la seule personne qui pouvait l’aider. À tout hasard, elle parcourut les annonces nécrologiques des principaux quotidiens datés de ces derniers jours. Aucune trace d’une Dessanges.
Vu l’impasse, Chloé prit le taureau par les cornes. Elle se rendit carrément au cabinet de sa psychiatre. Celle-ci, lors d’une séance bruyante, lui avait confié que son domicile occupait l’étage au-dessus de son lieu de travail. Elle s’était excusée pour le vacarme dû à la réfection de sa cuisine.
Sur place, notre malheureuse frémit. Ses craintes se confirmaient. Un cordon rouge et blanc dissuadait tout accès de l’immeuble. Un panneau lumineux électronique avertissait le public :
« Danger. Travaux urgents de maintenance. »
D’abord effondrée, Chloé se ressaisit. Elle brava l’interdit. Dans le couloir vide, marmoréen, pas une ombre, pas un chuchotement. Elle gravit l’escalier pour atteindre l’étage et toqua contre la porte d’Amandine Dessanges (la sonnette désactivée ?). Une voix cassée de fumeuse réagit, pour déclarer à trois reprises :
« La personne que vous cherchez n’est pas joignable pour l’instant. Veuillez réessayer plus tard. »
Redescendue, elle voulut sonner au cabinet, mais un écran noir suspendu près de l’entrée prévenait en lettres jaunes :
« Plus aucun patient, pour raison de sécurité. Merci de votre compréhension. »
Pour raison de sécurité ? Qu’est-ce que cela voulait dire ? Où serait le danger ? Pour qui ? Après un soupir de frustration, elle réenjamba le cordon rouge et blanc. Ses doigts s’acharnèrent sur le clavier de son téléphone :
« ÊTES-VOUS EN VIE ? SI OUI, SOS. SOS. SOS. »
Pas une bribe de réponse les heures suivantes. En revanche, le meilleur ami de son ami insistait pour lui parler. Fred était navré. Il la suppliait de revenir à la maison. Le Stromboli les attendait toujours. Laconique, elle se contenta d’affirmer :
« Le Stromboli, c’est fini. »
Cette perspective de vacances avec celui qui l’avait assourdie par tous ses éclats de voix était rédhibitoire. Séjourner avec lui sur un volcan présupposait le pardon. Plutôt mourir ! Ce refus radical aggravait son malaise. Elle se sentait coupable de se libérer. Quelle poisse, être dominée par un drôle de soi-même !
Grâce au site Logis-secours, elle loua un studio pour une semaine. Son nouveau « sweet Home » s’avérait simple, mais bien équipé. En plus, il était à deux pas de sa psy. Le matin suivant, profitant de ses vacances, elle épia les allées et venues devant l’immeuble en isolement, dans l’espoir de glaner quelque renseignement par l’un ou l’autre occupant de cette adresse. Or, personne n’y entra, personne n’en sortit.
De retour dans son studio, sur un coup de tête, elle se coupa la frange à la hauteur des sourcils. Elle allait voir ce qu’elle allait voir ! Elle vérifia la réception de ses messages. Aucun lu. Son téléphone n’était pas pour autant inactif. Elle recevait plein de publicités pour des séances de yoga, des consultations de voyantes et pour des soutiens psychologiques. À part ces intrusions, le meilleur ami de son ami - de son ex, en fait - multipliait les suppliques.
« Fous-moi la paix ! » trancha-t-elle. Aussitôt, elle s’accusa. Elle devenait hostile à outrance.
Le lendemain, dans une superette du coin, Chloé se sentait plus dépitée que jamais. Elle jetait quelques surgelés de plats préparés dans son caddie, lorsqu’elle fut dépassée par une espèce de barbouze en noir, lequel abritait d’un parapluie métallique la silhouette féminine qu’il escortait. Cette dernière portait un panier débordant de légumes. Un navet tomba. Chloé se précipita pour le ramasser, le rendre à la dame sous le parapluie, mais le colosse avec une moustache à l’espagnole lui barra la route.
‑ Laisse, Zorro, dit sa protégée.
Chloé en perdit son souffle. Elle venait de reconnaître la voix de fumeuse de sa psy ! Le gorille sombre s’inclina, recula, avant d’élever son étrange parapluie.
‑ Doctoresse Dessanges ! Enfin !
‑ Vous ici, Chloé ? (Un temps.) Tiens, vous n’avez plus votre fameuse frange devant les yeux…
‑ Je ne cesse de vous appeler au secours depuis trois jours !
‑ Possible. Navrée. Je préférerais ne pas vous parler dans ce magasin. L’endroit n’est pas sûr. Nous sommes surveillées.
Elle désigna la caméra, au-dessus de la caissière robotique.
‑ D’où notre parapluie brouilleur.
Sur le trottoir, le grand baraqué se tint en arrière. La psy s’alluma une cigarette, puis sourit à Chloé. La quadragénaire était belle avec sa queue de cheval noire, son visage félin malicieux, son nez pointu, fouineur, ses lèvres minces, déterminées.
‑ Ne vous inquiétez pas de mon accompagnateur. C’est Zorro, mon garde du corps, un androïde spécialisé. J’ai besoin de lui depuis que, entre autres, Empédocle[1] a été verrouillé.
‑ Empédocle ? Verrouillé ?
‑ Oui, pardon, mon téléphone. Plus aucun appel ne me parvient. Histoire compliquée.
‑ Suis en train de quitter mon compagnon.
‑ Aïe… Je comprends. Mais… bon, je vous dois une explication. (À Zorro.) Aucune caméra, aucun micro dans les alentours ?
‑ Non, madame Dessanges. Je ferme le parapluie ?
‑ Fort bien, approuva-t-elle. Alors, vous allez tout savoir, Chloé. Mon cabinet comme mon appartement sont passés sous la coupe de mon système domotique sécuritaire. Depuis quatre jours, Elsa (c’est le nom du système Empirique Localisateur de Soucis Alarmants) s’est reprogrammée pour me protéger de la « folie » de mes clients. Elle a prétendu que, selon ses dernières statistiques, la folie dangereuse était en forte croissance dans la ville, à cause d’un usage abusif de l’intelligence artificielle.
‑ La folie dangereuse, comme celle de Fred ?
‑ Peut-être. Toujours est-il qu’Elsa croit dur comme fer que, face à l’omniprésence automatisée, il y aurait trop de personnes vulnérables devenues des ogres affectifs. Leur appétit de reconnaissance n’aurait plus de limite.
‑ Mais, quand bien même ce serait vrai, comment votre système a-t-il pu vous couper du monde ?
‑ Elsa s’est branchée sur tous les appareils connectés, caméras, téléphones, ordinateurs et même les dispositifs de paiement. Impossible pour moi désormais d’utiliser ma carte bancaire. C’est Zorro qui règle les tickets.
‑ Incroyable !
‑ Mais vrai ! Elsa me contrôle à sa guise, monopolise mon agenda, noyaute, voire censure les communications qui me concernent.
‑ Dès lors, vos patients…
‑ Je suis prise en otage au nom de mon bien-être, Chloé. Je ne peux plus exercer.
La jeune femme blonde se braquait, n’en croyait pas ses oreilles.
‑ N’empêche, moi, j’ai réellement besoin de vous…
‑ Cela fait trois jours que le service après-vente de l’usine qui a fabriqué Elsa tente de la déconnecter en vue d’une révision générale. En attendant, il me prête Zorro qui me préserve des actions indésirables à distance du système.
‑ Désolée pour vous, doctoresse Dessanges, mais donnez-moi un rendez-vous. Très vite. Mon ami est devenu criseux, violent, invivable et moi…
‑ Il vous bat ?
‑ Non, il s’emporte, me gueule dessus. Et moi, bécasse, je culpabilise. Je crois que sa rage est de ma faute, sans jamais savoir quelles erreurs j’aurais commises.
‑ Quoi ?
Elle parut indignée.
‑ Je veux m’en sortir. Je veux y voir clair.
Le garde du corps, l’androïde massif à la moustache espagnole osa se glisser dans la conversation.
‑ Pardonnez-moi, mesdames, si je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais rien de tel dans votre cas, Chloé, qu’un lot de Protec-Tor XXL. Vous en fixez un exemplaire au plafond de chaque pièce de l’appartement de votre ami. Dès que le dispositif capte des signaux comme un cri, un regard furieux, un geste brutal, il asperge l’espace d’une vapeur calmante. Ainsi, même la victime est apaisée. En cas de sortie à deux, il existe une variante qui, à la moindre agression, se dégoupille dans votre sac.
La psy, gênée, toussota.
‑ Je vous déconseille d’en placer un dans votre chambre commune, ajouta-t-elle, avant un clin d’œil.
Chloé explosa.
‑ Mais, bon sang, je rêve ! Depuis des jours, je m’échine à vous retrouver. À force de ne pas comprendre votre disparition, je vous imagine morte et, quand, enfin, je vous croise, j’apprends que vous êtes victime d’un système. Puis, le comble : vous êtes protégée par un système de Zorro qui ne trouve rien de mieux qu’à me renvoyer chez ce malade qui m’a rendue malade !
‑ Heu… Voyons, Chloé, calmez-vous. Bon, je ne peux recevoir aucun patient pour le moment, mais on peut envisager une téléthérapie via Zoom. Je trouverai un banc dans un parc. S’il pleut, Zorro m’abritera.
‑ Hein ? Répandre ma misère devant un écran ? Bonjour la chaleur humaine !
Sûr de lui, comme il se doit, le gorille artificiel suggéra cette alternative :
‑ Évidemment, avec votre profil et si vous préférez le présentiel, rien de tel qu’une thérapie de 10 à 11 heures, au fond d’un bistrot, mesdames. Je peux m’asseoir à la table d’à côté, afin de garantir l’intimité.
‑ Vous voyez, Chloé, l’IA donne parfois de bonnes idées.
Et la psy jeta sa cigarette pour serrer les deux mains de sa patiente soulagée.
L’androïde en noir fit clignoter ses deux globules bleus.
‑ Petite objection. Soigner madame Chloé par une séance en tête à tête sera sans effet. Reste le mal de son ex.
‑ Soit, Zorro, concéda la psy. Alors, suggères-tu une thérapie de couple ?
Non. N’oublions pas les autres contaminés. La racine du problème demeurerait : la violence induite par la faiblesse humaine face à l’argumentation irréfutable des IA.
‑ Donc ?
‑ Même une thérapie collective, quartier par quartier paraît irréaliste.
Il se livra, en ligne, à des calculs tous azimuts, avant de s’adresser à sa protégée.
‑ Madame Dessanges, n’aviez-vous pas connu lors de vos études un amoureux éperdu ?
‑ Quel rapport ?
‑ Sachez que votre ancien amoureux est devenu chercheur en neuropharmacologie. Ne serait-il pas ravi de vous fournir un lot de molécules contre l’infection psychique provoquée par les justificateurs artificiels ?