Textes d'Eric Marie


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Le Bouchon | Éric Marie | 2023

Par | 28/09/2023 | Lu 1148 fois




Photo @ 2023 Koyolite Tseila, collection personnelle de bouchons en liège
L’histoire que je vais essayer de vous conter, se déroule dans un passé déjà fort lointain et ma mémoire belliqueuse comme une bête blessée, rechigne à déterrer de si funestes souvenirs. Pourtant à l’heure où je vous parle, mon dernier souffle est tout proche et je me dois de transmettre, aux générations futures, les scories d’une époque que j’espère à jamais révolue. Les plus jeunes se gausseront volontiers à la lecture de ces effroyables évènements, dont aucun manuel d’histoire, édulcoré de censure, ne fait plus mention ni même allusion. La plupart se heurteront à une incrédulité solide et une bonne dose de légitime scepticisme, triste héritage de toutes ces longues années d’obscurantisme. D’autres enfin penseront aussi, j’en ai la pénible conviction, que tout ceci n'est qu’une vilaine farce, un ramassis de fadaises, sorti tout droit de l’imagination tortueuse d’un vieillard sénile, qui ne demande qu’à attirer l’attention afin d’enluminer ses derniers jours ou atteindre une pseudo-postérité que je ne souhaite point. Plaise à Dieu qu’il en soit ainsi, mais mon esprit est sain et moi, l’homme de l’ombre, je ne peux taire plus longtemps ce terrible secret.

Ma frêle carcasse décharnée accuse son cent-vingt-huitième anniversaire et mon corps ne doit son salut qu'à quelques pilules rescapées de l'Ancien Monde. Mais, au moment des faits, je n’avais alors que dix-sept ans. Je n'étais encore qu'un enfant pétri d’insouciance, évoluant non sans mal dans un monde au bord du chaos. Les crises succédaient aux crises et les conflits armés secouaient la planète sans qu’on ne leur prête plus de réel intérêt. Un œil désabusé tout au plus, l’indifférence était de mise et l’hypocrisie sans bornes. À l’époque, je vous le jure sur ce qu’il me reste de plus cher, une boîte aux pouvoirs maléfiques, qu’on appelait « Éternet », retransmettait des images à longueur de temps, jour et nuit, sans discontinuité. Et en de telles proportions que personne, même les plus perspicaces et les plus clairvoyants, n’était plus capable de discerner le vrai du faux, le réel de la pure fiction, le bien du mal. Les valeurs morales n’avaient plus cours, la dérision s’était immiscée partout ou presque et nos Saintes Écritures n’avaient point échappé à la règle, sujettes à d’ignobles parodies blasphématoires. Raillées par le plus grand nombre, elles prirent bientôt des allures de fables. Le désordre régnait alors dans nos esprits et chacun se targuait de détenir une parcelle de vérité. Notre mère l'Église était aux mains des mercantiles qui bradaient notre foi au plus offrant. Nous fûmes aveuglés par ce tourbillon incessant de lumières et de bruits, laissant portes ouvertes à la noirceur du chaos qui grignotait le monde. Pauvres fous que nous étions !

Si seulement nous avions pu savoir.

Nous mangions peu souvent à notre faim, le travail était une denrée rare et les maladies regagnaient de l’emprise sur les plus démunis. Nous nous consumions, tandis qu’une poignée d’hommes et de femmes, se qualifiant d'« élus », vivaient dans l’opulence et le lucre, loin, très loin des vicissitudes des castes inférieures. Une tour d’ivoire cernée par un monceau d’immondices s’étalant à perte de vue. Telle était la pénible réalité où chacun se dirigeait à pas lents et résignés vers une issue incertaine. Dans cette valse de désinformation, une seule chose semblait transparaître. Une sorte d’évidence qui avait l’adhésion de tous, du cerveau servile à celui plus réfractaire : notre planète était gravement malade, agonisante selon certains. Les signes étaient trop nombreux pour qu’on puisse ignorer la gangrène et pourtant, avec arrogance, nous nous voilions la face.

Je sais que tout ceci peut vous paraître totalement absurde, mais je vous en conjure, vous devez me croire. Si mon corps est décati par de trop longues privations, mon esprit reste leste et mon jugement n’en est pas pour le moins altéré. Mon cœur s’emballe face à l’ampleur et à la gravité de ma tâche et je prie notre Seigneur pour que les maigres forces qui m’habitent encore ne m’abandonnent inopinément avant d’avoir mené à bien ces pesantes confessions.

Nos dirigeants étaient empêtrés dans des querelles futiles et des promesses illusoires qui ne passionnaient plus guère qu’un groupuscule de marginaux qu’on appelait pour une raison obscure « les Pernoels ». Les pauvres hères haranguaient parfois les foules, débitant d’étranges tirades où apparaissaient bien souvent des mots comme république, démocratie, suffrage universel… dont on trouve encore la trace, dans quelques dictionnaires poussiéreux de la grande bibliothèque de la cité impériale qui ont échappé aux autodafés. Ces illuminés, à l’idéologie tenace, avaient au moins le mérite de nous divertir un peu. Le rire, dans ces temps tourmentés, fut souvent salvateur. Ne dit-on pas qu’il est le propre de l’homme ? Il me plaît à croire qu’il évita pour un bon nombre d’entre nous, de sombrer dans la folie ou de devenir des bêtes immondes, assoiffées de sang, comme le furent nos persécuteurs.

Nous étions donc, comme je l’ai dit, submergés d’images. Lorsqu’un jour : tout s’arrêta. La boite à malice cessa soudainement de vomir son flot de pensées nauséabondes. En un éclair, ce fut le silence, le vide total, le gouffre du néant. C’en était fini de la logorrhée. L’électricité avait tout bonnement disparu de nos kilomètres de fils et de câbles, nous laissant inertes, tristement similaires à nos machines non alimentées. Sans jus, sans vie, désabusés, nous errions comme de sinistres âmes en peine, à la recherche de quoi ? Nul n’aurait su le dire, nul ne voulait l’envisager. Sans machines, nous n’étions rien. Totalement dépendants n’est qu’un mièvre euphémisme. Quelques jours passèrent et il fallut se rendre à l’évidence : la coupure électrique ne serait pas passagère comme d’éternels optimistes l’avaient laissé entendre. Et bientôt nous vîmes débarquer des contrées du sud des sortes de colporteurs en uniformes, chargés de propager à grand renfort de boniments, la bonne parole des nantis et de nos chers dirigeants. Une longue liste de mesures avait été votée à l’unanimité pour endiguer cette épouvantable catastrophe. Quiconque ne s’y résoudrait point, serait immédiatement déporté dans les mines de titane ou dans nos îles carcérales de Doubaille. 

L’armée, comme toujours, avait pour mission de faire régner l’ordre et chacun devait prendre une part active à l’effort national. Ce fut une période sombre où les vols et les tueries devinrent monnaie courante. Les soldats tiraient sans sommation et les affamés, fuyant les villes, envahirent peu à peu les campagnes. Le problème de la cruelle absence de nourriture fut résolu par de simples pilules destinées à nous maintenir en vie dans l’attente de jours meilleurs et surtout pour subvenir à un besoin grandissant de main-d’œuvre. « Esclavage » était sur toutes les lèvres alors que notre chef suprême vantait notre bonne fortune et les pilules miracles. Une jaune le matin, deux rouges à midi et une verte le soir — voilà ce que fut notre régime. Sachez que si aujourd’hui, la chose paraît banale, avant le grand chaos, il nous arrivait de nous nourrir d’animaux morts que nous portions à haute température afin d’obtenir une chair bien ferme. Ces mets étaient fort prisés. J’avoue qu’il me faut faire beaucoup d’efforts pour m’en convaincre moi-même. Mais le monde était ainsi. Heureusement l’eau indispensable à notre survie ne manqua jamais. Les océans en phase active de dessalage comblèrent une grande part de nos besoins. Le problème le plus grave semblait la pollution. Le soleil ne faisait que de sommaires apparitions au travers d’un manteau noirâtre qui d’après les colporteurs, venait du nord, des environs d’une ville appelée Moskiou. Une usine protonique de plusieurs kilomètres de superficie était partie en fumée, nous privant de ce fait de notre chère électricité. Mais à vrai dire, nous n’en savions rien. Malgré cette obscure clarté quasi permanente, la chaleur était accablante. Plus de 35 °C été comme hiver, les saisons elles aussi avaient disparu. Des lois, toujours plus nombreuses, nous servaient de joug et pendant les deux années qui suivirent, la colère ne cessa d’enfler. Jusqu’au jour où une brimade de trop ne put contenir l’inévitable débordement. La révolte fut aussi soudaine que l’avait été notre apathie.

Mais avant de vous narrer la suite, laissez-moi vous énoncer quelles furent les paroles qui déclenchèrent l’ouragan, la furie qui balaya tout sur son passage et servit de catalyseur à la naissance de l’ère nouvelle : le monde dans lequel vous évoluez aujourd’hui.

Je tiens à stipuler que chacun des mots que je vous livre ici est authentique. Je me contente de retranscrire un document original que j’ai conservé loin des regards, au péril de ma vie, pendant près d’un siècle. L'Inquisition m'aurait lobotomisé au fouet neuronique, si elle avait eu vent de l'opuscule.

Il faut savoir qu’au plus profond des troubles, une de nos premières obligations était de nous rassembler tous sur la place principale des villes ou des villages, dès les premières imprécations des cornes de brumes ou autres roulements de tambours. Ceci afin d’écouter attentivement les dernières résolutions de nos dirigeants.

« Écouter, croire, obéir » : tel était le mot d’ordre qu’il valait mieux suivre à la lettre afin d’éviter la gueule des canons ou le froid des baïonnettes. Notre servilité dura jusqu’à cette fameuse harangue qui ranima notre dignité d’hommes, décupla nos forces et nous mit en marche vers un autre destin.

Avis à la population
 
  Les différentes recherches menées par nos éminents savants ont mis en lumière que nos trop nombreuses flatulences mettent en danger la couche d’ozone renaissante. Aussi, afin d’éviter une nouvelle catastrophe écologique majeure, irréversible, à partir de ce jour et jusqu’à une date pour l’instant inconnue : il est strictement interdit de péter.
 
Toute tentative de pet sournois sans dérogation signée de la main même de notre souverain sera sévèrement punie. Les contrevenants se verront infliger des peines pouvant aller jusqu’à cinq ans de travaux forcés dans les mines d’uranium des plaines du nord encore fortement irradiées. Pour contenir toutes ces flatulences et autres pétarades, notre très estimé gouvernement se charge de faire distribuer, gratuitement, des bouchons en liège pour obstruer efficacement vos anus et autres trous du cul. Une notice sera jointe avec chaque bouchon et si le besoin se fait sentir, vous pourrez vous faire aider par votre Bio-pharmacien (ou une personne assermentée) qui, très gracieusement, vous apportera son concours avec tact et doigté.

 
  Apostille : Entre 2 h 10 et 2 h 50 du matin, vous serez libre de péter à souhait, sans contrainte, en désengageant tout simplement le bouchon de vos orifices embabouinés. Malgré la gravité de la situation, notre souverain bienveillant a tenu à faire un geste de clémence. N’oubliez pas cependant qu’en dehors de cette tranche horaire, l’armée veillera à faire respecter la loi, par la force si nécessaire. Notre nation tout entière compte plus que jamais sur votre civisme, votre altruisme et votre abnégation.
 
  Enfin, notre Alcalde bien aimé tient à rajouter qu’il aura toute autorité pour pratiquer des contrôles inopinés, afin de vérifier que les bouchons aux culs sont bien en place. Ceci pour votre sécurité et votre confort, bien évidemment. Allez en paix.

Un peu partout les foules amassées réagirent vivement et pour la première fois les colporteurs furent conspués et bousculés. On entendit même avec un certain lyrisme des :  « Qu’ils aillent se faire enculer » qui, il faut en convenir, tombaient fort à propos. On entrait par là même dans le vif du sujet.

Alors que dans les castes supérieures on organisait des « pétouses » (dernière perversion à la mode où chacun se dégonflait comme un ballon de baudruche en se faisant sauter sur le ventre après avoir ingurgité une marmite de fayots), la loi du Bouchon, comme on l’appela, eut du mal à passer. Le pays fut secoué par un véritable séisme. Des millions de personnes convergèrent vers la capitale qui fut ensevelie sous une montagne de spéculum en liège.

Les nantis craignant de n’être allés un peu trop loin, au mépris de tout fondement, tentèrent un retour en arrière en abrogeant la loi, mais en vain. Le mal était fait. Sans aucune retenue, ils s’étaient introduits une fois de trop dans l’esprit des gens. Ils furent exterminés jusqu'au dernier avec une ferveur redoublée lorsqu’on découvrit qu’aucune loi, aucun décret ne leur était destiné, et cela depuis presque un lustre. Vint alors une période fort sombre, je dois le confesser, où les cadavres jonchaient les rues dans l’indifférence la plus totale. Tout fut brûlé et anéanti, sans compassion ni remords, faisant place nette, alors que nous faisions peau neuve. La puanteur régnait partout dans les villes et nous échappâmes par miracle à la peste et à tout un cortège de maladies que nous pensions disparues. La faim et la peur nous tenaillaient le ventre. Les femmes et les enfants payèrent un lourd tribut à cette apocalypse. La folie des hommes dura cinquante-huit jours. Presque deux mois, avant que la fureur ne retombe.

Chiffre 58, que nous vénérons encore aujourd’hui dans chacune de nos prières. Puis, peu à peu, du chaos resurgit l’espoir.

Les femmes recommencèrent à vouloir des enfants et les hommes retournèrent à la terre nourricière. Une ère pacifique et plus juste était en marche. Il fallait s’armer de courage, nettoyer puis reconstruire en évitant les erreurs du passé.

Alors que je sens que mon dernier souffle approche, je peux maintenant partir l'âme en paix. Sans aucun jeu de mots, je vous le promets.

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