Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | Le Prototype des Cavernes de Robert Yessouroun
À Florence Cochet-Schlatter
Le crépuscule dévoila le feuillage des cieux, la Voie lactée de septembre…
Réactivé, Pil venait de géolocaliser un village de montagne. Son objectif : s’intégrer dans une famille paysanne. En peu de temps, il s’approcha de la première habitation, un chalet de bois clair. Comme prévu, le chien de garde aboya. Le prototype l’amadoua grâce à une poignée de mûres. En toute tranquillité, il se posta contre la façade (quelle forte odeur de résine !), au plus près d’une fenêtre éclairée. Spontanément, ses capteurs sonores augmentèrent leur sensibilité. Sous les néons de la cuisine, un couple se disputait.
Elle : Qui est assez fou pour planter des vignes dans la Gruyère ?
Lui : Le syndic de la cité médiévale et moi.
Elle : Ton rêve de vin de luxe t’éloigne de plus en plus de nous.
Lui : En effet, je m’évade de l’ennui de tes fromages.
Elle : Au moins, grâce à mes fromages, toi et moi, on tourne !
Lui : Tourner ne suffit pas. Encore faut-il s’élever.
L’androïde expérimental subodora que ce couple battait de l’aile. Le robot devait-il empêcher le crash ? Mais concilier l’ambition de monsieur avec le bon sens quotidien de madame, cela valait-il l’effort ? L’humain n’était-il pas plus performant seul ? À quoi donc servait le couple, à part enfanter ?
En mal de conseils, le prototype alla humer la nuit. Finalement, l’aube orienta son fin nez. S’il est bien choyé, le couple donne de la complétude à l’être humain. Il le rend à la fois plus animal et plus raisonnable. Sa moitié, si elle est écoutée, semble le meilleur des remparts contre l’amertume abyssale.
Au petit matin, donc, à la traite des vaches, avec son visage d’ange, sa perruque couleur écorce de pin décoiffée, vêtu d’une combi vert foncé dit impérial, le prototype de deux mètres se présenta devant la fromagère. De surprise, elle lâcha le pis d’une Holstein qui rechignait à donner son lait à tout appareil. Impressionnée par la taille de son visiteur, la fermière lorgna sur ces ongles chromés qui confirmaient l’apparence d’un humanoïde.
‑ Prototype Intuitif Limier, abrégé Pil.
Déjà, elle n’avait jamais vu de robot « pour de vrai ». Pil lui proposa gracieusement ses services. Mais, chez elle, regretta-t-elle, tout était déjà bien automatisé, de l’étable jusqu’au magasin du terroir, en passant par la fermentation lactée dans les cuves. Il insista. Entre autres, il pourrait les aider, elle et son mari, par de judicieux pistons conjugaux.
Avec son visage de l’innocence, ce fut un jeu d’enfant pour lui de convaincre la jeune femme. Elle l’engagea, malgré quelques réticences (entre autres, elle avait mal saisi le mot « piston »). Cependant, de retour à la ferme, le mari n’entra pas en matière si facilement :
‑ De bleu, c’est quoi c’te machin ? grommela le vigneron gruyérien bourré de soucis.
D’emblée, Pil flaira comme une vive hostilité à son égard.
‑ Madame aimerait votre approbation au sujet de mes activités domestiques.
‑ J’en ai rien à foutre.
Une puissante inspiration galvanisa l’androïde :
‑ N’avez-vous pas des ennuis avec votre jeune vigne ?
‑ De quoi je me mêle, mes zigues ? (Ronchon, il se tourna vers sa femme.) J’ai plein d’escargots sur mes feuilles de Diolle.
‑ Problème facile. Des canards vous en débarrasseraient, suggéra le robot.
‑ Ouais. Et les renards me débarrasseraient des canards, hein ?
‑ C’est évitable. Les renards, je peux les saouler, si vous voulez.
Elle adopta le géant Pil de bon cœur. Lui, c’était moins sûr.
L’automate ne veillait pas seulement sur les raisins en attente de récolte. Il recommandait, il préconisait sans cesse. En fait, le mari supportait mal les conseils robotiques. Quoi ! Quel culot, cet engin ! L’inviter à s’occuper davantage de son épouse ! Son épouse avec les pieds sur terre… Elle baignait tant dans les fromages que sa peau sentait les orteils… Non, un robot moralisateur ne pouvait que l’encombrer. Une solution géniale lui traversa l’esprit. Il allait lui confier une tâche décisive, à c’t’engin !
‑ Pil, mon brave, tu te rendras dans toutes les superettes de la Gruyère (Coop, Migros, Denner, etc.). Au rayon boisson, tu iras me briser toutes les bouteilles de rouge et de blanc de mes concurrents. En voici la liste.
Du haut de ses deux mètres, l’automate hésita. Ça ne sentait pas bon, cette directive. Exceptionnellement, il voulut consulter ses concepteurs. Tout de même, détériorer des marchandises, il y avait du roussi dans le ciel. L’avis de ces messieurs dames sur la requête louche du vigneron pourrait assainir l’aigreur de l’air. Hélas, il apprit que l’équipe qui l’avait réalisé venait d’être dissoute, faute de budget, et que son créateur principal végétait en amnésie à la suite d’un pilotage automatique malencontreux.
Démuni d’appui, il finit par se fier à l’âcreté du foehn qui lui pesait. Pour conclure, sa future besogne de cassage fleurait le bénéfice pour tous : d’abord, il rendrait service à monsieur son maître, ensuite, il libérerait de l’espace dans les magasins, enfin, il modérerait la consommation de vin, l’alcool étant néfaste pour la santé.
De jour, il déjoua les vigies, les alarmes, les clients indignés. De nuit, par conscience professionnelle, il acheva son travail de sape dans les dépôts. Dès le lendemain, la police était à ses trousses, son signalement diffusé partout dans le canton. 1'558 bouteilles en morceaux, ça ne passait pas comme une lettre à la poste. Impossible de retourner au chalet. Exclu d’emprunter les routes.
L’androïde céda devant l’évidence : sa mission rurale avait viré au vinaigre. Il appela la fromagère pour s’excuser de son départ définitif. Il en profita pour inciter madame à épouser le rêve de son époux. Quant à ce dernier, il ne répondait pas au téléphone. Pil lui laissa tout de même un message qui suggérait à monsieur de fêter les vendanges avec sa charmante femme, en tête à tête, à la lueur des chandelles. Les petites flammes rallumaient les feux qui couvaient. Et la plupart des couples ne sont-ils pas des foyers qui somnolent ?
Désormais traqué par les forces de l’ordre, il savait que la seule issue, c’était le repli dans une caverne. Ses poursuivants étaient armés de fusils qui projetaient un filet sur leur cible. Leur intention semblait aussi claire que simple : capturer le fuyard pour le remettre à l’École polytechnique fédérale de Lausanne.
Pendant la battue, curieusement, les arbres de la montagne se montrèrent solidaires. Depuis l’humus, ils diffusèrent une atmosphère nauséabonde. Mais les gendarmes et les policiers trouvèrent rapidement une parade, grâce à des masques fournis par l’armée suisse. Un ours patriarche dissuada de sa corpulence les embuscades policières. Le prototype se réfugia dans une cavité souterraine calcaire dont un bloc erratique cachait l’entrée. Là, en sursis, le robot finit par humer une voie de secours : un protocole permettant d’échapper au sort que lui réservaient les autorités fribourgeoises. Sans tarder, il l’appliqua à ses systèmes, si bien qu’il brouilla les communications des gardiens de la paix. Dans le feu de l’action, il pirata les données des commissariats cantonaux, afin de se pencher sur les enquêtes en cours. De la sorte, il résolut simultanément une douzaine d’affaires scabreuses (son intuition de détective ratissait large).
‑ Un fin limier, ce bidule en cavale, admit le super-inspecteur en chef.
‑ Peut-être pourrait-il nous assister dans nos recherches ? osa l’adjoint.
Et, bientôt, Pil ne fut plus inquiété au fond de son repaire dans le roc.
À la fin de l’été suivant, il guida jusqu’à lui, dans la grotte, la fermière qui le regrettait tant. Reconnaissante, elle lui offrit un bouquet de rhododendrons tardifs.
‑ Ils sentent bons, remercia le robot.
‑ Tu as rendu mon mari célèbre. Les journaux, les magazines, tous les médias ont plaint mon pauvre vigneron victime de la phobie du vin de son robot domestique. Beaucoup d’amateurs se sont intéressés à ses vignes expérimentales. Aujourd’hui, nos commandes débordent. La fortune est à notre porte.
‑ Et vous, dans tout ça, madame ?
Il lui tendit une pomme fermentée, l’alcool préféré des chauves-souris du coin.
‑ Non, merci, déclina-t-elle. Je ne goûte même plus son vin.
Pil venait de deviner :
‑ Vous êtes enceinte ?
Elle rougit de joie.
‑ Eh bien, félicitations ! Cette nouvelle va graver dans votre cœur un horizon d’une bonne vingtaine d’années. Vous et votre mari, vous allez être bien sollicités !
‑ Pas vraiment. J’aurais besoin de toi, Pil. Je n’arriverai jamais toute seule à élever mon poupon, avec son père toujours à la vigne. Ne dit-on pas qu’il faut un village pour éduquer un enfant ?
L’androïde ne pouvait refuser un service de cette nature, d’autant qu’initialement, son programme lui avait ordonné de s’intégrer dans une famille paysanne. En plus, son exil caverneux n’était plus nécessaire. Plus de risque d’être refoulé dans un labo. Même si son flair artificiel pressentait une déferlante d’ennuis à la clé, il accepta la charge et, à côté de la future mère, il prépara donc sa reconversion en gouvernante. Mais alors, subitement, ses prémonitions se gâtèrent :
‑ Laetitia, arrête de tuer les fourmis ! Dessine un tamanoir.
Le prototype fera sublimer à la petite sa méchanceté. Autour d’elle et lui, on protestera : « que reste-t-il d’un enfant sans pulsion ? »
Alors que Laetitia tracera sa marelle sur le trottoir, un garçon lui écrasera la main d’un coup de botte. Via une puce greffée par les soins de Pil, la douleur et la colère de la fillette se convertiront en énergie de croissance.
Elle grandira vite. Trop vite. À sept ans, elle dépassera sa mère.
« Mal élevée à cause de l’automate ! »
« Réparez-le ! »
« Chassez le robot ! »
Le père et le village se coaliseront contre le robot, dénonçant la pédagogie éhontée de l’intelligence synthétique.
Son avenir, trop sombre, appelait à une urgente mise à jour. Il prit la fermière dans ses bras :
‑ Ce sera une fille, madame. Son prénom sera Laetitia. Elle deviendra géologue, peut-être parce qu’elle voudra savoir pourquoi l’automate de ses parents s’est logé dans une caverne. J’ai peur de devoir décliner votre demande. Mes prévisions montrent que devenir sa nounou m’expose à trop de dangers.
Une larme à l’œil, elle bredouilla :
‑ Vien… viendrai souvent… te voir… avec elle.
Tout à coup, l’aîné des ours surgit pour saluer son pote, pourvoyeur de miel. La fromagère s’évanouit.
‑ La nature non domestique n’est plus adaptée aux communs des humains, calcula le robot cajolant la jeune femme.
Ses paupières se levaient lentement.
‑ Dorénavant, il vaut mieux éviter toute visite.
Le vieil ours bourru secoua l’épaule de l’androïde, comme pour l’inciter à changer d’avis.
‑ Bon, bon, d’accord. Je vous aiderai, madame, pour former votre petite, mais depuis ma caverne. Une voix virtuelle l’initiera au monde. Pour ne pas irriter le père et le village, ce contact permanent restera notre secret.
‑ Mais Laetitia, elle sera dans le secret, et…
‑ Je ferai passer mes bons offices pour des songes ou des fantasmes.
‑ Une éducation rêvée ?
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Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés