Illustration et quatrième de couverture
Le Syndrome Magneto @ 2023 Au Diable Vauvert | Illustration de couverture @ Olivier Fontvieille | Photo @ Bruno Blanzat
« Tout le monde aime les méchants. La culture populaire en a produit de toutes formes et toutes couleurs. Mais tous ne commettent pas leurs atrocités pour de viles raisons. Certains ne veulent pas détruire le monde : ils veulent le changer. Utopistes malencontreusement dystopiques, extrémistes plus ou moins bien intentionnés, libérateurs aux penchants totalitaires, terroristes se vivant comme résistants : ce livre leur est consacré. »
De Thanos à Poison Ivy, de Killmonger à Daenerys, en passant par les sorcières et autres freaks, il fallait donner un nom à ce troublant phénomène, un nom en hommage à son leader incontesté : le syndrome Magneto.
Auteur et vidéaste web spécialiste de la culture populaire, Benjamin Patinaud anime la chaine Bolchegeek. Le Syndrome Magneto est son premier livre.
De Thanos à Poison Ivy, de Killmonger à Daenerys, en passant par les sorcières et autres freaks, il fallait donner un nom à ce troublant phénomène, un nom en hommage à son leader incontesté : le syndrome Magneto.
Auteur et vidéaste web spécialiste de la culture populaire, Benjamin Patinaud anime la chaine Bolchegeek. Le Syndrome Magneto est son premier livre.
Fiche de lecture
Sous la barbe de Bolchegeek agit Benjamin Patinaud, auteur et vidéaste. Il anime une chaîne Youtube et produit des contenus pour le journal L’Humanité. Il s’intéresse particulièrement aux objets de la pop culture, non pas sous un angle geek, mais selon une lecture sociale, anthropologique, historique. Les fondements marxistes-léninistes sont évidents, on sait l’auteur originaire des terres de Georges Guingouin et formé à la LCR (Ligue Communiste Révolutionnaire), mais il tient un équilibre rasoirofilien entre la mise au jour des mécanismes délétères de la consommation de masse qu’engendre le capitalisme et le partage d’œuvres culturelles installées. C’est une manière de reprendre la distinction que faisait Pier Paolo Pasolini entre sport populaire et sport de masse quand il traitait du football, cette fois-ci étendue à tous types de supports (comics, films, séries, jeux vidéo).
Bolchegeek dégage un phénomène récurrent dans ces histoires : le traitement du méchant est plus révélateur des partis pris artistiques et/ou politiques de l’époque, que l’image assez convenue du gentil qui œuvre pour le bien. Ainsi s’explique le sous-titre : et si les méchants avaient raison ?
L’ouvrage ressemble davantage à une manière d’expliciter une idée, structuré sur un patient zéro, une série de 14 symptômes et 41 patients célèbres. Le style ressemble parfois à un script de vidéo, on retrouve les tics de langage de l’auteur (anglicismes de djeuns, « embrassez-vous Folleville », « craspec », « et autres bandes de zinzins »), des idées reviennent dans certains chapitres alors qu’elles avaient déjà été développées[1], certaines notes de bas de pages rappellent les digressions sans rapport avec le sujet dont il est coutumier dans ses vidéos et qui rendent celles-ci plus proches de nous. La construction même en courtes parties chapeautées de doubles exergues[2] rappellent les montages illustratifs du format Youtube.
Tout cela a peut-être joué dans l’accueil assez froid de la sphère SF. Je pense notamment à une critique assez dure, voire fallacieuse[3], parue dans Bifrost, ou à des commentaires sur les réseaux sociaux. Les auteurs de ces lignes acides acclament pourtant la prose de chroniqueur de Nicolas Martin, atteint du même syndrome que Bolchegeek, mais à un stade beaucoup plus avancé, voire terminal : à force d’écrire ce qu’il dit, il finit par écrire comme il parle. Dans le cas du présent ouvrage, la forme est adaptée à l’aspect populaire du sujet, avec des passages efficaces et pertinents : « laideur et salissures morales autant que matérielles composent la face d’une même pièce. Du sale on fait des sales types, des salauds, des salopards. Éventuellement des salopes, quand la sexualité féminine se retrouve associée à la saleté et à des comportements méprisables. »
Il faut donc reconnaître à Benjamin Patinaud un travail conséquent, documenté, réfléchi, sur l’idée que le traitement du méchant dans l’histoire peut amener à regarder de l’autre côté du miroir du divertissement. On découvre, ainsi, que la maxime du bien de Spider-Man était déjà exprimée en 1793 dans le Plan de travail, de surveillance et de correspondance du Comité de Salut Public de la Révolution Française : « une grande responsabilité est la suite inséparable d’un grand pouvoir. »
Son patient zéro et éponyme est Magneto, alias Erik Lehnsherr, l’antagoniste attitré des X-Men[4]. On a vite établi que la relation entre Magneto et le professeur Xavier, fondateur des X-Men, relevait de la même dynamique qu’entre Malcom X et Martin Luther King Jr. Tous deux combattent pour la même cause : la reconnaissance et l’épanouissement des mutants. Mais ils s’opposent irréductiblement sur la manière d’arriver à leur fin. Xavier prône l’humanisme, l’exemplarité, la négociation, la non-violence, tandis que Magneto est convaincu que tous les recours sont épuisés. Un seul moyen : le passage en force, quelles qu’en soient les conséquences.
Cette dualité agite profondément l’activisme d’aujourd’hui. De même qu’à l’époque des droits civiques aux États-Unis ou lors des conquêtes sociales en France, se pose la question de l’agir. Dans le cadre des enjeux climatiques, ceux qu’on qualifie d’écoterroristes ou de radicaux défendent cette idée que le temps du débat est révolu. L’heure n’est plus à la réflexion, aux discussions, à la consultation publique. Face à l’urgence, que faire ? Certains agissent.
L’auteur le montre assez bien dans le paragraphe « Prière de restituer le monde dans l’état où vous l’avez trouvé » : « en prenant une initiative, on prend en même temps le risque de devenir le méchant car, en agissant, on prête le flanc à la critique ». Le méchant se distingue par l’action, par une position franche et un parti pris. Il décide de changer les choses. En face, le héros se contente de réagir et de ramener la situation à son état initial, en l’occurrence un statu quo. Le meilleur des mondes possibles, à défaut de tout autre, vaut mieux pour le garant du bien, malgré les laissés-pour-compte, que la possibilité d’un monde meilleur et valable pour tous. Ainsi a-t-on vu fleurir des vilains pourtant bien intentionnés : l’Ozymandias des Watchmen, le Killmonger de Black Panther, et même Magneto quand il cherche à sauver les mutants.
Mais, comme le rappelle Bolchegeek, l’histoire est écrite par les vainqueurs. Aussi pétri de bonnes intentions que soit le méchant, ses créateurs finiront par le faire glisser sur une pente, forcément mauvaise. La pente fatale ou la pente du totalitarisme. Le public peut être séduit par ses arguments, il peut le suivre jusqu’à un certain point dans son mode d’action, mais il y a presque toujours l’action de trop, une limite au-delà de laquelle il se révèle incontrôlable et trop dangereux. Il devient l’homme, ou la femme, à abattre[5].
L’exemple de Bane, dans le dernier Batman de Nolan, est assez révélateur : l’ambition du méchant est de renverser l’ordre établi, tenu par une caste de riches, reproductive, qu’incarne à lui seul Bruce Wayne. Le mode d’action de Bane est assez répréhensible pour qu’il soit arrêté, mais une fois que cela est fait, plus personne ne se préoccupe de revenir sur les questions légitimes qu’il a soulevées.
Cette approche permet de remettre en question son vis-à-vis : le héros. Peut-on se contenter de réduire notre engagement à : « plus on est bon, plus on gagne à la fin » ? Il y a effectivement une tendance à ramener « l’éthique à une question individuelle ». Le monde tourne autour des choix du héros « et de son accomplissement personnel ». Dans le monde réel, on appelle cela le « syndrome du personnage principal[6] ».
Néanmoins, l’engagement public du héros contre un méchant très-très méchant peut aider à faire accepter une « position clivante endossée par le héros » : les X-Men seront d’autant mieux acceptés dans leurs différences qu’ils auront affronté un adversaire aux positions extrémistes. C’est le fameux déplacement de la fenêtre d’Overton.
C’est justement dans le symptôme n°5, « Le méchant d’Overton », que Benjamin Patinaud développe une analyse intéressante sur la dynamique entre le héros et deux espèces d’antagonistes : le méchant stylé et le méchant piñata, celui défendant une cause, au charisme au moins égal à celui du héros, et l’autre au sommet de l’antipathie, cruel et mauvais, « servant de défouloir au public »[7].
Autre analyse assez juste, celle d’une criminalisation sur mesure : « la délinquance reste associée aux classes populaires, considérées comme dangereuses », l’idéologie mène au terrorisme, les maladies mentales feront des tueurs en séries, une sexualité hors norme colle souvent au méchant, et reflète une défiance vivace à l’égard de ceux qui sont différents.
Le symptôme n°10, « Codés queer », expose d’ailleurs un paradoxe : « le méchant fait associer tout écart vis-à-vis de la norme à la malfaisance, ce qui appelle une punition. Ce faisant, il devient pourtant le seul espace de représentation pour les personnes s’écartant de la norme. Cette contradiction toujours vive traverse le rapport aux œuvres tout comme l’industrie qui les produit ».
Certains antagonistes peuvent parfois bénéficier d’une réhabilitation, venant illustrer une fois de plus l’idée que l’Histoire est écrite par les vainqueurs : ainsi les indiens sauvages et sanguinaires des premiers westerns gagnent en humanité, jusqu’à être représentés comme les réelles victimes de la barbarie de l’homme pâle. Mais ce que l’essai met au jour, c’est que la plupart des méchants sont pris dans le paradigme du héros, de la lutte du bien et du mal, et de l’illégalité selon le prisme du légal (la loi est la loi) : un système qui ne se justifie que par lui-même. C’est comme ça parce que c’est comme ça. Toujours les tenants du statu quo. Alors se repose la question de la publicité pour l’Orangina Rouge : pourquoi est-il aussi méchant ? Parce que.
Que reste-t-il au porteur de l’alternative ? Du contre-modèle ? Une manière de contester l’ordre par une autre forme d’ordre. Sans que le mot soit lâché, c’est bien l’anarchie qui point derrière l’idée de propagande par le fait : « [ils] délaissent la bataille de l’opinion publique au profit d’autres, plus concrètes, dommages collatéraux compris. San conseillers en communication à leurs côtés, leur action se fait directe et leur propagande est actée par le fait. » Le chapitre consacré aux épouvantails montre bien que « la menace ne réside même pas dans le fait que Magneto ait raison, mais que Magneto pourrait avoir raison ».
Dès lors, ce contre-modèle est toujours retourné contre lui-même pour servir d’argument au maintien des choses en l’état[8]. Désigner l’ennemi, le bouc-émissaire est toujours très commode pour cacher l’intolérable, faire adhérer au modèle dominant. Ça peut passer par la diabolisation de l’autre, un argument souvent utilisé par le parti d’extrême droite en France pour se poser en victime et le réutiliser à son profit (Bolchegeek utilise le terme de « retournement du stigmate »), mais aussi par le fait de tourner en ridicule certains mouvements. Ainsi la partie intitulée « Trop de chefs, pas assez d’indiens », rappelle une autre expression, « l’armée mexicaine », qui a permis de dénigrer un mouvement de juste reconquête. Des populations spoliées, opprimées, engagées dans un combat de reconnaissance de leurs droits, réduits à l’image d’idiots, d’abrutis, désorganisés, qui méritent leur sort. Au final, des vaincus.
L’essai opère un va-et-vient régulier entre les formes d’antagonismes représentées et les choix narratifs de l’industrie culturelle. On comprend ainsi que la cause défendue n’importe pas tant que la manière de la porter. La partie consacrée aux « écoterroristes » est la plus éclairante, avec Poison Ivy, Aquaman et Namor en figures tutélaires. Ils ont beau défendre la planète contre les prédations de toutes sortes, la pollution, les atteintes au vivant, le récit s’ingéniera à les peindre en fous et folles dangereuses pour dévalider leur cause, à amalgamer atteinte aux biens et violence. Toute ressemblance avec la guerre menée à l’activisme environnemental actuel est tout à fait normale.
Rappelons qu’en 2022, 177 défenseurs de l’environnement ont été assassinés dans le monde, quasiment 2 000 au cours des dix dernières années, et en majorité en Amérique Latine (pauvres indiens). Mais le storytelling dominant enfouit ces justes sous les haillons du sauvage.
Ce dernier point me permet de terminer avec l’allusion faite par Bolchegeek au monde du cirque, et qu’il ne faudrait pas résumer à un simple freak show. On peut convoquer L’Homme aux semelles de vent de Michel Lebris, « reconnaître sa part de nuit et encore rêver », et s’étonner qu’on ne reprenne jamais la démonstration du grotesque et du sublime par Victor Hugo, qui n’est pas que l’illustration de la littérature moderne depuis Shakespeare et Cervantès, mais structure encore toute la dialectique du gentil et du méchant dans les œuvres du XXe et du XXIe siècle. Une position justement anti-système, contre la Raison d’État, le muthos et l’argot contre le Logos et l’Ordre.
Caliban, sous le joug de Prospero, n’avait-il pas raison de vouloir briser ses chaînes ?
Notes :
Bolchegeek dégage un phénomène récurrent dans ces histoires : le traitement du méchant est plus révélateur des partis pris artistiques et/ou politiques de l’époque, que l’image assez convenue du gentil qui œuvre pour le bien. Ainsi s’explique le sous-titre : et si les méchants avaient raison ?
L’ouvrage ressemble davantage à une manière d’expliciter une idée, structuré sur un patient zéro, une série de 14 symptômes et 41 patients célèbres. Le style ressemble parfois à un script de vidéo, on retrouve les tics de langage de l’auteur (anglicismes de djeuns, « embrassez-vous Folleville », « craspec », « et autres bandes de zinzins »), des idées reviennent dans certains chapitres alors qu’elles avaient déjà été développées[1], certaines notes de bas de pages rappellent les digressions sans rapport avec le sujet dont il est coutumier dans ses vidéos et qui rendent celles-ci plus proches de nous. La construction même en courtes parties chapeautées de doubles exergues[2] rappellent les montages illustratifs du format Youtube.
Tout cela a peut-être joué dans l’accueil assez froid de la sphère SF. Je pense notamment à une critique assez dure, voire fallacieuse[3], parue dans Bifrost, ou à des commentaires sur les réseaux sociaux. Les auteurs de ces lignes acides acclament pourtant la prose de chroniqueur de Nicolas Martin, atteint du même syndrome que Bolchegeek, mais à un stade beaucoup plus avancé, voire terminal : à force d’écrire ce qu’il dit, il finit par écrire comme il parle. Dans le cas du présent ouvrage, la forme est adaptée à l’aspect populaire du sujet, avec des passages efficaces et pertinents : « laideur et salissures morales autant que matérielles composent la face d’une même pièce. Du sale on fait des sales types, des salauds, des salopards. Éventuellement des salopes, quand la sexualité féminine se retrouve associée à la saleté et à des comportements méprisables. »
Il faut donc reconnaître à Benjamin Patinaud un travail conséquent, documenté, réfléchi, sur l’idée que le traitement du méchant dans l’histoire peut amener à regarder de l’autre côté du miroir du divertissement. On découvre, ainsi, que la maxime du bien de Spider-Man était déjà exprimée en 1793 dans le Plan de travail, de surveillance et de correspondance du Comité de Salut Public de la Révolution Française : « une grande responsabilité est la suite inséparable d’un grand pouvoir. »
Son patient zéro et éponyme est Magneto, alias Erik Lehnsherr, l’antagoniste attitré des X-Men[4]. On a vite établi que la relation entre Magneto et le professeur Xavier, fondateur des X-Men, relevait de la même dynamique qu’entre Malcom X et Martin Luther King Jr. Tous deux combattent pour la même cause : la reconnaissance et l’épanouissement des mutants. Mais ils s’opposent irréductiblement sur la manière d’arriver à leur fin. Xavier prône l’humanisme, l’exemplarité, la négociation, la non-violence, tandis que Magneto est convaincu que tous les recours sont épuisés. Un seul moyen : le passage en force, quelles qu’en soient les conséquences.
Cette dualité agite profondément l’activisme d’aujourd’hui. De même qu’à l’époque des droits civiques aux États-Unis ou lors des conquêtes sociales en France, se pose la question de l’agir. Dans le cadre des enjeux climatiques, ceux qu’on qualifie d’écoterroristes ou de radicaux défendent cette idée que le temps du débat est révolu. L’heure n’est plus à la réflexion, aux discussions, à la consultation publique. Face à l’urgence, que faire ? Certains agissent.
L’auteur le montre assez bien dans le paragraphe « Prière de restituer le monde dans l’état où vous l’avez trouvé » : « en prenant une initiative, on prend en même temps le risque de devenir le méchant car, en agissant, on prête le flanc à la critique ». Le méchant se distingue par l’action, par une position franche et un parti pris. Il décide de changer les choses. En face, le héros se contente de réagir et de ramener la situation à son état initial, en l’occurrence un statu quo. Le meilleur des mondes possibles, à défaut de tout autre, vaut mieux pour le garant du bien, malgré les laissés-pour-compte, que la possibilité d’un monde meilleur et valable pour tous. Ainsi a-t-on vu fleurir des vilains pourtant bien intentionnés : l’Ozymandias des Watchmen, le Killmonger de Black Panther, et même Magneto quand il cherche à sauver les mutants.
Mais, comme le rappelle Bolchegeek, l’histoire est écrite par les vainqueurs. Aussi pétri de bonnes intentions que soit le méchant, ses créateurs finiront par le faire glisser sur une pente, forcément mauvaise. La pente fatale ou la pente du totalitarisme. Le public peut être séduit par ses arguments, il peut le suivre jusqu’à un certain point dans son mode d’action, mais il y a presque toujours l’action de trop, une limite au-delà de laquelle il se révèle incontrôlable et trop dangereux. Il devient l’homme, ou la femme, à abattre[5].
L’exemple de Bane, dans le dernier Batman de Nolan, est assez révélateur : l’ambition du méchant est de renverser l’ordre établi, tenu par une caste de riches, reproductive, qu’incarne à lui seul Bruce Wayne. Le mode d’action de Bane est assez répréhensible pour qu’il soit arrêté, mais une fois que cela est fait, plus personne ne se préoccupe de revenir sur les questions légitimes qu’il a soulevées.
Cette approche permet de remettre en question son vis-à-vis : le héros. Peut-on se contenter de réduire notre engagement à : « plus on est bon, plus on gagne à la fin » ? Il y a effectivement une tendance à ramener « l’éthique à une question individuelle ». Le monde tourne autour des choix du héros « et de son accomplissement personnel ». Dans le monde réel, on appelle cela le « syndrome du personnage principal[6] ».
Néanmoins, l’engagement public du héros contre un méchant très-très méchant peut aider à faire accepter une « position clivante endossée par le héros » : les X-Men seront d’autant mieux acceptés dans leurs différences qu’ils auront affronté un adversaire aux positions extrémistes. C’est le fameux déplacement de la fenêtre d’Overton.
C’est justement dans le symptôme n°5, « Le méchant d’Overton », que Benjamin Patinaud développe une analyse intéressante sur la dynamique entre le héros et deux espèces d’antagonistes : le méchant stylé et le méchant piñata, celui défendant une cause, au charisme au moins égal à celui du héros, et l’autre au sommet de l’antipathie, cruel et mauvais, « servant de défouloir au public »[7].
Autre analyse assez juste, celle d’une criminalisation sur mesure : « la délinquance reste associée aux classes populaires, considérées comme dangereuses », l’idéologie mène au terrorisme, les maladies mentales feront des tueurs en séries, une sexualité hors norme colle souvent au méchant, et reflète une défiance vivace à l’égard de ceux qui sont différents.
Le symptôme n°10, « Codés queer », expose d’ailleurs un paradoxe : « le méchant fait associer tout écart vis-à-vis de la norme à la malfaisance, ce qui appelle une punition. Ce faisant, il devient pourtant le seul espace de représentation pour les personnes s’écartant de la norme. Cette contradiction toujours vive traverse le rapport aux œuvres tout comme l’industrie qui les produit ».
Certains antagonistes peuvent parfois bénéficier d’une réhabilitation, venant illustrer une fois de plus l’idée que l’Histoire est écrite par les vainqueurs : ainsi les indiens sauvages et sanguinaires des premiers westerns gagnent en humanité, jusqu’à être représentés comme les réelles victimes de la barbarie de l’homme pâle. Mais ce que l’essai met au jour, c’est que la plupart des méchants sont pris dans le paradigme du héros, de la lutte du bien et du mal, et de l’illégalité selon le prisme du légal (la loi est la loi) : un système qui ne se justifie que par lui-même. C’est comme ça parce que c’est comme ça. Toujours les tenants du statu quo. Alors se repose la question de la publicité pour l’Orangina Rouge : pourquoi est-il aussi méchant ? Parce que.
Que reste-t-il au porteur de l’alternative ? Du contre-modèle ? Une manière de contester l’ordre par une autre forme d’ordre. Sans que le mot soit lâché, c’est bien l’anarchie qui point derrière l’idée de propagande par le fait : « [ils] délaissent la bataille de l’opinion publique au profit d’autres, plus concrètes, dommages collatéraux compris. San conseillers en communication à leurs côtés, leur action se fait directe et leur propagande est actée par le fait. » Le chapitre consacré aux épouvantails montre bien que « la menace ne réside même pas dans le fait que Magneto ait raison, mais que Magneto pourrait avoir raison ».
Dès lors, ce contre-modèle est toujours retourné contre lui-même pour servir d’argument au maintien des choses en l’état[8]. Désigner l’ennemi, le bouc-émissaire est toujours très commode pour cacher l’intolérable, faire adhérer au modèle dominant. Ça peut passer par la diabolisation de l’autre, un argument souvent utilisé par le parti d’extrême droite en France pour se poser en victime et le réutiliser à son profit (Bolchegeek utilise le terme de « retournement du stigmate »), mais aussi par le fait de tourner en ridicule certains mouvements. Ainsi la partie intitulée « Trop de chefs, pas assez d’indiens », rappelle une autre expression, « l’armée mexicaine », qui a permis de dénigrer un mouvement de juste reconquête. Des populations spoliées, opprimées, engagées dans un combat de reconnaissance de leurs droits, réduits à l’image d’idiots, d’abrutis, désorganisés, qui méritent leur sort. Au final, des vaincus.
L’essai opère un va-et-vient régulier entre les formes d’antagonismes représentées et les choix narratifs de l’industrie culturelle. On comprend ainsi que la cause défendue n’importe pas tant que la manière de la porter. La partie consacrée aux « écoterroristes » est la plus éclairante, avec Poison Ivy, Aquaman et Namor en figures tutélaires. Ils ont beau défendre la planète contre les prédations de toutes sortes, la pollution, les atteintes au vivant, le récit s’ingéniera à les peindre en fous et folles dangereuses pour dévalider leur cause, à amalgamer atteinte aux biens et violence. Toute ressemblance avec la guerre menée à l’activisme environnemental actuel est tout à fait normale.
Rappelons qu’en 2022, 177 défenseurs de l’environnement ont été assassinés dans le monde, quasiment 2 000 au cours des dix dernières années, et en majorité en Amérique Latine (pauvres indiens). Mais le storytelling dominant enfouit ces justes sous les haillons du sauvage.
Ce dernier point me permet de terminer avec l’allusion faite par Bolchegeek au monde du cirque, et qu’il ne faudrait pas résumer à un simple freak show. On peut convoquer L’Homme aux semelles de vent de Michel Lebris, « reconnaître sa part de nuit et encore rêver », et s’étonner qu’on ne reprenne jamais la démonstration du grotesque et du sublime par Victor Hugo, qui n’est pas que l’illustration de la littérature moderne depuis Shakespeare et Cervantès, mais structure encore toute la dialectique du gentil et du méchant dans les œuvres du XXe et du XXIe siècle. Une position justement anti-système, contre la Raison d’État, le muthos et l’argot contre le Logos et l’Ordre.
Caliban, sous le joug de Prospero, n’avait-il pas raison de vouloir briser ses chaînes ?
Notes :
[1] Le chapitre sur « Le retournement du stigmate » est déjà traité dans d’autres parties, notamment quand l’auteur expose le mécanisme du personnage qui devient l’image de ce qu’il combattait.
[2] Des citations plus ou moins académiques d’universitaires, de philosophes ou de personnalités, se trouvent doublées, voire désamorcées, d’une référence presque toujours franco-française, telles que des paroles de chanson de Pierre Perret, Michel Sardou, Eddy Mitchell, ou Starmania. Le procédé surprend mais donne un ancrage populaire au propos et interdit tout procès en donneur de leçons.
[3] Non, Stéphanie Chaptal, Poison Ivy n’est pas la seule femme citée ; et oui, les mangas, séries TV et jeux vidéos sont traités ; et non, le sujet n’est pas centré sur la SF donc n’aborde pas exclusivement ce genre.
[4] Les connaisseurs appellent ces méchants récurrents la némésis du héros.
[5] « Et ce sont des facilités regrettables tant la cohérence morale des méchants peut offrir de l’épaisseur à un récit : qu’on adhère ou non à leur vision, on peut entendre leurs arguments. Ces vilains doivent être défaits sur le plan moral autant que physique. Le récit exige de son héros qu’il démontre que son antagoniste a tort, sous peine de lui concéder l’adhésion du public. Mieux : une des plus grandes victoires qu’il peut remporter sera de rallier le mal à sa cause. »
[6] « Pour se moquer des gens égocentriques agissant selon ce qui va les faire passer pour de bonnes personnes ».
[7] « Il s’agit souvent de dictateurs ringards, de politiciens corrompus, de mafieux, interchangeables ou de capitalistes pollueurs et manipulateurs uniquement motivés par le profit. » Il arrive alors que le méchant stylé se rallie au héros pour mettre le méchant piñata : « le stylé gagne en capital sympathie ce qu’il perd en supériorité morale, lui seul peut se salir les mains et être méchant avec le méchant. (…) Le temps d’une histoire, ils sont nos mauvaises fréquentations ».
[8] « Dans la culture de masse, l’allergie au parti pris découle aussi d’un impératif industriel : produire un filet d’eau tiède en continu pour assurer les ventes de pop-corn. Mais il ne faut pas s’étonner que nombre de spectateurs, habités par ces enjeux, finissent par plébisciter le méchant ».