Textes de Michel Maillot




Le brouillard | Michel Maillot | 2024

Par | 23/06/2024 | Lu 824 fois


Il y a bien longtemps.
Quand la mémoire avait elle-même bien du mal à fixer son histoire. Quand les hommes étaient déjà des hommes et que les autres peinaient à le devenir.
L’inquiétude régnait sur le monde.
Malgré ces moments fugaces où sa beauté perçait pour les quelques spectateurs un instant subjugués sous la voûte du ciel. Le grand feu, qui les réchauffait, étalait sa lumière sur toutes choses. Il les recouvrait de couleurs qui se disputaient pacifiquement l’admiration souvent aveugle des êtres animés.
Et puis, parcourant monts et vallées en quête de connaissance, croisant le chemin de ceux qui tenaient tout juste debout, il y avait ces étranges créatures. Des créatures éthérées, à peine visibles. Un jour, une de celles-ci se posa dans la main de Noor’La. C’était un être venu adresser, à lui et aux autres, un singulier message. Un être que le jeune homme ne savait désigner que par le nom de ce à quoi il ressemblait.
Le brouillard.



Illustration @ Frédéric Bihel pour l'ouvrage "Le Dernier Néandertalien" de Ludovic Slimak (2003)

Le brouillard

Noor’La mit la main en feuille au-dessus de ses yeux. Le feu du ciel brûlait trop fort et il risquait d’être aveuglé, au moins durant de longs instants. Et puis, il fallait le respecter, le remercier d’éclairer et de chauffer le jour. Contemplant la vallée qui s’étendait devant lui, son regard exprimait le contentement de savourer la paix ayant pris possession du lieu. Il se sentait en harmonie avec le monde. Ce monde qui avait décidé qu’aujourd’hui serait une succession de moments de bonheur et de félicité. Les arbres ondulaient doucement à la brise qui les chatouillait sous les branches. Un papillon fureteur vint se poser délicatement sur la main du jeune homme qui l’observa, admiratif et curieux de ces jolis dessins ornant ses ailes fragiles.

Accroupi en haut de la falaise, il poussa un soupir heureux qui fit s’envoler son compagnon de l’instant. Très haut dans le ciel, de larges oiseaux sombres tournaient, portés par les respirations du vent, jouant avec lui pour monter ou descendre dans leur périple aérien.

Oui, ce jour était construit pour les moments tranquilles. La lance qu’il tenait fermement dans sa main gauche lui servait, au moment présent, de jambe supplémentaire, ou d’aide à l’équilibre. Elle ne prendrait aucune vie et c’était bien. Des vies qu’on devait parfois faucher pour nourrir la tribu. Les anciens, les plus jeunes, ceux qui ne savaient pas, ne pouvaient plus ou pas encore, courir comme le vent, se fondre dans la nature pour approcher la proie. Certes, il existait aussi ce qui s’offrait, ce qui poussait en terre ou se cueillait aux arbres généreux. Mais pas toujours. Quand venaient les journées glaciales, où la fourrure blanche recouvrait tout, on ne trouvait plus rien à ramasser. Dans ces moments difficiles, on devait lutter contre le froid, le sommeil, pour sortir et ramener de quoi survivre. Mais tous ces moments, il les aimait et les appréciait, parce qu’ils le faisaient se sentir en vie et comprendre qu’il était accepté par le monde. Quels plus beaux instants que ceux-là, lorsqu’il humait le parfum des fleurs porté jusqu’à ses narines, qu’il s’extasiait à la vision de l’avènement des feuilles émergeant toutes étonnées au bout des bras encore assoupis des arbres. Et puis, même les animaux, sortis de leur léthargie, dont les petits remplissaient à nouveau les vallées de leurs piaillements juvéniles, comme s’ils se moquaient par leur exubérance des dangers alentour. Après la saison morte, on goûtait ces instants magiques où la vie prenait le temps de naître et renaître. Même les grands loups, occupés par leurs désirs, laissaient un peu d’espace aux espèces habituellement pourchassées.

Quel bonheur de sentir le jour, le feu du ciel qui réchauffait la peau et éclairait la nature prodigieuse, éclatante de couleurs et de luxuriance. Ou encore, celui de la nuit, qui cachait sa pâleur en parcourant timidement l’obscurité, procurant cette envoûtante sensation propice aux rêves. Tout en balayant le paysage du regard pour graver dans son esprit ce qui lui était offert, il songeait.

« Nous, les Hommes, avons la chance de saisir et de comprendre ce qui traverse le chemin devant nos yeux. On sait le nommer, le raconter, le transmettre aux petits à venir.

Hélas, il y avait les autres. Ceux qui voulaient s’accaparer la terre et tout ce qu’elle donnait pourtant sans retour. Ils nous ressemblent. Deux jambes et deux bras, mais des têtes plates en façade, comme s’ils souhaitaient stopper le vent, lui contester son domaine à lui aussi. Ils nous chassent, s’installent à notre place. Ne voient-ils pas, ne perçoivent-ils pas ce qui les entoure et qui ne leur revient pas plus qu’à nous ? Nous reculons toujours plus loin, pour ne pas avoir à nous battre et sacrifier ces vies si précieuses. Parfois, on les croise avec méfiance, on arriverait presque à communiquer, à échanger. Mais souvent, ils sont hostiles, comme si le monde leur appartenait et que nous étions des animaux à chasser. Même leurs semblables sont quelquefois leurs victimes. Dans des luttes entre tribus, ou encore, abandonnés comme des fardeaux qu’on ne souhaiterait plus supporter. C’est ainsi que nous l’avons trouvée au fond du ravin, celle qui leur ressemblait, la jambe brisée par une chute près de la falaise. Le clan des hommes l’a acceptée et soignée. Son grand rire, ses yeux pétillants à l’image de l’eau qui jaillit du torrent, si belle malgré ce front plat et ses étranges cheveux couleur de l’herbe qui grille en été. Et puis son regard soudain grave en me fixant au bord de la rivière, ses bras qui me saisissent avant que les miens leur répondent en l’entourant pour que nos cœurs puissent se parler.

Je vais bientôt la rejoindre, son ventre qui s’arrondit porte le signe qu’une vie est en route. Une vie qui est le fruit de notre amour comme celui qui pousse dans les arbres est celui des esprits qui l’habitent. »

Il se sentait inquiet et pensait que prochainement ils devraient à nouveau partir. Des autres étaient récemment apparus à côté de la rivière. Elle avait beau protester en rejetant ces eaux bouillonnantes comme pour marquer sa désapprobation à cet envahissement, ils n’en avaient eu que faire. Le gros de la tribu s’était installé là et deux ou trois s’étaient égaillés dans plusieurs directions afin de trouver l’abri nécessaire à l’ensemble. Il ne tarderait pas l’instant où ils découvriraient la présence des hommes et leur disputeraient l’endroit. 

Intrigué aussi, par l’apparition soudaine, ces derniers jours, des étranges brouillards qui parcouraient les lieux sans se soucier du vent. Des brouillards, parce qu’ils ressemblaient à ces morceaux de fumée qui, à l’aube, caressaient la surface de l’eau et la pierre avant de disparaître, chassés par la chaleur montante. Ceux-ci résistaient, se moquaient, dans leurs danses étonnantes, des regards lancés par le feu du ciel. Ils semblaient animés d’une soif de connaître joyeuse à l’idée de toucher, effleurer, ressentir les reliefs et les êtres qu’ils englobaient un instant, pour repartir de plus belle dans leur facétieux périple. Noor'La les trouvait plutôt agréables, curieux comme lui et ne présentant aucun danger pour les créatures ou les hommes. Juste tournaient-ils autour d’eux en s’amusant à dessiner des figures de leurs corps de fumées. 

D’ailleurs, en voilà un qui, soudainement, s’approchait de lui. À proximité de sa main, il tenta de le saisir. Le brouillard se déroba tout d’abord, puis, comme le papillon d’auparavant, se posa au creux de sa paume.  

D’un coup, il sentit son esprit vaciller. Des pensées qui n’étaient pas les siennes se formèrent dans sa tête. Il se mit à la secouer avant de songer et parler à voix haute. 

— Qui es-tu, brouillard ?

Un rire retentit dans son crâne.

— Je suis un être qui vit, mais d’une forme particulière, comme tu peux le distinguer.

— Tu es un esprit ?

À nouveau un petit rire, comme le vent qui fait frémir le feuillage touffu et serré de l’arbre.

— Oui, mais pas comme tu le penses. Pas celui d’un, qui serait parti pour l’ailleurs. Non, un être qui vient d’un monde différent de celui-ci, près d’un autre grand feu, comme tu l’appelles, mais qui pour nous se nomme étoile. Parce que ces lumières qui scintillent la nuit dans l’obscurité, ce sont d’autres grands feux, très loin dans le ciel. Autour d’eux se trouvent des mondes, comme le tien qu’ils réchauffent et éclairent. 

— Je ne suis pas certain de comprendre. 

— Je pourrais t’expliquer à toi et aux tiens, si vous le désirez. Nous sommes des contemplateurs des endroits que nous visitons. Un peu comme toi, que nous observons ces derniers jours, tu te manifestes avec le tien.

— Vous n’êtes pas comme les autres qui nous ressemblent. Alors, des presque hommes ? Pas avec eux non plus ?

— Non, eux, ils sont trop dangereux, trop agressifs, à part quelques-uns. Ils veulent trop posséder sans compter, sans réfléchir et réagissent souvent avec violence avec ce qu’ils ne comprennent pas.

— Mais la rivière, les fleurs, les arbres qui nous observent, ne les voient-ils pas comme nous ? Ne leur trouvent-ils pas une place qu’on devrait partager ?

— Hélas, ils ne sont pas animés de cette curiosité-là. Pas encore ? Ont-ils peur ? Trop peur des autres, qu’ils reproduisent entre eux, cette même crainte ? Nous craignons que beaucoup de temps leur soit nécessaire pour dépasser ces peurs et ces désirs de posséder, pour se rassurer. Nous voyons bien comment ils vous traitent. Compte tenu de leur nombre sans cesse grandissant, quelle place voudront-ils bien vous laisser ? Ils vous considèrent comme une menace à leur propre existence, à leur survie.  

Les pensées semblèrent marquer une pause avant de reprendre :

— Tu sais, arrivera un moment où vous n’aurez plus de place pour subsister. Après avoir longuement réfléchi, voilà ce que nous vous proposons. À toi, ta tribu et tous les hommes qui voudront bien l’entendre, nous pouvons emmener avec nous dans notre vaisseau nuage tous ceux qui le souhaitent. Nous connaissons des mondes, comme celui-ci, où vous serez libres d’exister à votre convenance et nous laisserons cette terre aux Autres et à ceux qui désirent demeurer ici.

— Je ne sais pas trop ce que signifie ce nouveau monde. Si c’est un endroit où les Autres ne pourront jamais nous rejoindre. Dans ce cas, j’aimerais pouvoir y aller, mais j’ai peur pour ma compagne, c’est une Autre et je ne veux pas l’abandonner. Si elle ne peut pas venir, alors je reste avec elle et celle ou celui qui doit naître, tant pis pour les risques.

Le brouillard parut réfléchir en tournoyant dans la main.

— Je ne pense pas que cela soit un problème. Tout d’abord, le mélange de vos êtres, parce que vous êtes les parents, ne devrait pas reproduire ce qui nous inquiète. Et puis surtout, à la base, les femelles des Autres ne semblent pas animées des mêmes sentiments d’animosité envers les différentes créatures, humaines ou non. Alors ta compagne peut faire partie du voyage. Je te garantis que le monde, dans lequel vous vous retrouverez, sera le vôtre et celui des espèces que vous côtoierez. D’ailleurs, elles sont plus que voisines de celles que vous connaissez. 

Un petit rire, en provenance du brouillard, se fit à nouveau entendre dans l’esprit de Noor’La.

— Pourquoi trouves-tu drôle cette aventure ? Moi, j’avoue que ça me fait un peu peur, cette idée de voyager dans un nuage. Même si je te confie qu’à regarder les grands oiseaux, j’ai toujours désiré les accompagner dans le ciel et pouvoir admirer le monde de là-haut. Comme il doit offrir encore plus de beauté qu’ici ! Ce nouvel endroit, comment sera-t-il et est-ce que vous viendrez avec nous ?

— Ne t’inquiète pas pour le voyage, vous le passerez en rêvant, comme si vous vous étiez endormis, un soir dans la grotte qui vous protège. Quand vous vous réveillerez, ce monde vous souhaitera la bienvenue avec ses bruits, ses paysages tout autant merveilleux que ce qui nous entoure. Et oui, nous serons là pour vous, à l’arrivée, mais aussi nous reviendrons régulièrement pour vous rencontrer, comme on le fait avec les vrais amis que nous sommes. Non, je pense juste à la tête de ceux qui, après votre départ, se demanderont comment vous avez pu disparaître si brutalement. Des questions qui demeureront sans réponse, à moins de concevoir l’inimaginable de notre venue ici.

Noor’La se redressa avec son nouvel ami qui l’accompagna, jusqu’à la tribu. Il devrait expliquer, rassurer et convaincre. Se préparer, avec le peu de nécessaire pour ce voyage sans retour. Après un ultime regard pour cette vallée accueillante, il y a si peu. Respirer une fois encore ses parfums, voir les méandres de la rivière. Guetter le reflet d’argent du poisson qui la remonte en bondissant. Écouter le cri puissant du grand cerf résonnant dans la forêt. Puis se tourner résolument vers demain et ses promesses de bonheur.

Ainsi pensait Noor’La, un des derniers hommes de Neandertal à fouler cette Terre avant de la quitter, elle qui était devenue inhospitalière pour son espèce.

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