Le dernier mot | Robert Yessouroun | 2023

Par | 23/01/2023 | Lu 289 fois




Copyright @ 2023 Le Galion des Etoiles | Le dernier mot, une fable du futur de Robert Yessouroun
Je m’appelle Lira. Comme beaucoup de mes semblables en fuite du Carpe diem, j’écris. J’écris tous les matins dans mon lit. Je travaille pour une revue qui me paie au nombre de signes. J’écris donc, mais je n’ai rien à dire. Je ne me raconte pas. Je ne puise pas mes sources dans ce qui stagne en moi. Je mets juste en mots des flashes que je fais jaillir de nulle part. Certains de ces éclairs s’accrochent à un scoop, un buzz ou un pitch qui passe par hasard, toujours aussi étranger à ma banale existence. Je sors des lapins de mon haut-de-forme, normal, ma mère créait des chapeaux.

Un jour, vers le lever du soleil, sous la couette, je me suis découverte bloquée devant mon brouillon (toujours manuscrit). Plus rien. Ma plume suspendue au-dessus de ma page blanche. Ben, quoi ? Cela ne vous est jamais arrivé de ne pas savoir comment remplir votre soirée ? On appelle ça « mais que faire ? ».

En vérité, ma page n’était pas tout à fait blanche. L’avant-veille, j’avais entamé un nouveau récit un peu futuriste et prometteur. Mais voilà : depuis lors, j’avais sous les yeux un premier paragraphe que je relisais sans cesse et qui n’amorçait en moi aucune suite. Il n’aboutissait qu’à du vide.

Allons, allons, cela peut tomber sur tout le monde une panne d’inspiration, me direz-vous. Sûrement, mais moi, plus de 24 heures sans tracer une lettre, cela ne m’était jamais arrivé. J’avais beau me tripatouiller les synapses, que dalle, le silence mental dominait. Que se passait-il ?

Démunie, désemparée, je me tournai vers mon bon Karl, mon robot domestique.

‑ Pourrais-je lire votre incipit, mademoiselle ? se contenta-t-il de me dire après avoir écouté mon désarroi.

Au bout d’un soupir, je lui tendis le début de mon manuscrit intitulé « L’aide-désir ». En trois secondes, il balayait mes lignes.

« Le prototype expérimental encore inerte fut hélitreuillé dans la ville, boulevard des pas perdus. À peine fut-il activé qu’il s’adressa à l’humain le plus proche, un jeune assistant de l’équipe robotique :

‑ Que puis-je pour vos désirs ?

Perplexe, le technicien novice semblait implorer le secours de ses collègues.

‑ Heu… pas de… de désir en ce moment.

‑ Ça, c’est ce que vous croyez, mon garçon. Savez-vous que votre cervelle est une galaxie de désirs potentiels ?

L’assistant s’accroupit pour renouer son lacet. Aussitôt, l’androïde l’interpella :

‑ Hé, ho ! Pourquoi est-ce que je ne porte pas de chaussures, comme vous ? Ne protègent-elles pas du contact direct avec la Terre ? J’en aimerais une paire !

L’équipe technique forma un cercle en vue d’un briefing impromptu. Leur prototype les relança :

‑ Eh, dites-moi, où donc commence le ciel ? À la surface de ce trottoir ? J’en aimerais un bout.

Le doute n’était plus permis. L’aide-désir était devenu une machine désirante. »

‑ Alors, Karl, qu’en penses-tu ? Quelle suite imagines-tu ?

Mon bon serviteur s’est tu plus longtemps que d’habitude avant de réagir. Il me dévisagea longuement, comme pour évaluer sur ma mine jusqu’où il pouvait aller.

‑ Votre premier jet donne une mauvaise image du robot, mademoiselle. Il suggère que l’expérience impliquant ce prototype tourne au fiasco. Son lecteur va bouder une fois de plus le progrès. (Il parut plongé dans des calculs délicats.) Pour la suite, je ne peux encore me prononcer. Il faudrait que je consulte.

‑ Mais, toi, tu n’as pas une petite idée ?

‑ Hélas, non, mademoiselle. (Un temps mort.) Et vous, comment estimez-vous votre texte ?

‑ Ben, d’habitude, quand je me relis, je me trouve soit géniale, soit lamentable. Ce coup-ci, j’avoue que ces lignes m’embarrassent.

‑ Eh bien, écrivez donc autre chose.

‑ Peux pas, Karl. Suis en rade. Aide-moi, je t’en supplie !

À l’aube, le lendemain, mon robot domestique m’apporta mon petit-déjeuner au lit. Il étirait son plus large sourire. Sous le bras, une enveloppe.

‑ Votre récit est terminé, mademoiselle. J’ai soumis votre paragraphe à une IBA, une intelligence béante artificielle. C’est du tout nouveau, révolutionnaire. Elle est accessible sur une appli « ChatBOTé », qui vous rédige n’importe quel type de texte, selon votre demande.

Impatiente, je négligeai mon café, mon œuf à la coque et mes toasts sur le plateau. Dès que je pris connaissance de l’œuvre de ce ChatBOTé, une amère évidence me sauta aux yeux : c’était in-com-pré-hen-si-ble ! Oui, ça dépassait le bon sens, en plus, ça se raccordait bizarrement à mon premier paragraphe. L’auteur artificiel ne se souciait visiblement pas du lecteur, à moins qu’il ne s’adressât à un alter ego de son rang, un super-génie… OK, les phrases étaient correctes, même bien stylisées, mais, bon sang, elles se succédaient dans la plus étrange cacophonie. Ce que j’en saisis vaguement, c’était qu’il était question d’un modèle unique, très supérieur (évidement) à ceux qui existaient jusque-là. Plus précisément, il s’agissait d’un androïde naturaliste avec un œil plus sophistiqué que le dernier télescope spatial. L’engin à tomber semblait conçu pour découvrir les gisements de laudanite (quésaco ?) qui affleuraient dans les terrains métamorphiques (hum…). Mais voici le gros ennui de ce pauvre robot : au moment de sa finition en usine, les ajusteurs se mirent en grève pour protester contre les nouvelles cadences. Le système intentionnel (maman !) du prototype super-évolué fut amorcé selon un protocole incomplètement respecté, si bien qu’au lieu de chercher le précieux minerai, l’engin naturaliste se détourna vers les désirs humains.

Quelle salade ! Qui peut avaler cela ?

L’après-midi, bien qu’encore choquée, j’éprouvai comme un gros doute. Peut-être avais-je lu trop vite, peut-être avais-je manqué alors d’une humeur réceptive. Mon Dieu, serais-je passée à côté du texte ?

Sur mon canapé, avec mon saladier de popcorns à portée de main, je m’attelai, aussi détendue que possible, au récit du ChatBOTé. Exclu, cette fois, tout jugement hâtif !

J’en relus donc avec soin les pages, je les relus même à plusieurs reprises, surtout les passages les plus difficiles, tout en vidant mon récipient de popcorns.

Malgré mon indulgence, je sentais poindre une crispation vers les sourcils. Mon front me faisait de plus en plus mal. Mes efforts me coûtaient. J’atteignais mes limites.

Au bout de la trente-cinquième page, j’avais absorbé de bon gré comme une nébuleuse impitoyable aux remous furtifs, abstraits. Cramponnée à rien, je ne touchais plus terre.

L’esprit suspendu, je me secouai, gagnée par une drôle de colère viscérale, tout humaine, qui me pressait d’agir…

À coups de ciseaux, je séparai mon incipit du charabia irrécupérable qui s’étalait sur 35 pages que je chiffonnai l’une après l’autre. Alors, enfin, je sentis en moi cet élan créatif que j’adore. Retournée au lit, je me mis à écrire l’histoire de mon androïde aide-désir, le robot le plus mal aimé du monde. Les humains n’apprécient guère que l’on bricole avec leurs aspirations, surtout les plus profondes. Mon automate évitera la casse de justesse.

Au fond, je dois le reconnaître, je me sens redevable à ce ChatBOTé. Sa logorrhée d’inspiration digitale, aussi prétentieuse qu’illisible a ravivé en moi l’envie de le surpasser. Le naturel est revenu au galop. Normal qu’il ait le dernier mot !

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