Le meilleur Ami du Robot | Robert Yessouroun | 2021

Par | 23/06/2021 | Lu 647 fois




Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | Le meilleur Ami du Robot de Robert Yessouroun
Ce fut ce début d’incendie qui, cette nuit-là, mit le feu aux poudres. En priorité, le stupide androïde avait sauvé des premières flammes « ses charmantes bêtes », alors qu’Olaf, lui, son maître, fut réveillé par la fumée et dut se secourir tout seul ! Et puis quoi encore ? En peignoir, devant le camion des pompiers, le trentenaire outré prit sa décision, sa décision sans appel. Cela faisait trop longtemps qu’il était agacé par les petits soins que son imbécile de robot accordait au caniche et à la chatte persane ! L’automate domestique lui souriait béatement, le chien tremblant blotti contre sa chemise blanche tachée de cendres.

En costume cravate, ce serviteur artificiel portait une moustache noire et de fausses lunettes (pour se donner un air rassurant). Cet aspect lui valut d’être baptisé Groucho par sa fabrique californienne. Il était équipé non seulement d’un logiciel IA Genius Plus révisé, mais encore d’un circuit interne jalonné de vésicules, autant de ganglions qui influaient sur les viscères synthétiques logées dans sa nuque. Il raisonnait, apprenait, ressentait, s’émouvait. Et c’est justement à cause de son émotivité, de sa sensibilité délicate que Groucho se sentait fort affecté par la condescendance de son maître à son égard. Jeune entrepreneur qui ne jurait que par la réussite, son propriétaire s’impatientait avec colère sitôt qu’un ordre n’était pas correctement exécuté dans la minute.

Combien le robot regrettait d’être si souvent rabaissé par le dédain de monsieur ! Heureusement, les deux chéris de la maison, le caniche et la chatte persane lui vouaient un attachement inconditionnel. Dès qu’il leur apparaissait c’était la grande java ! Il se solidarisait avec ces petits êtres, eux aussi déconsidérés, juste des créatures subalternes aux yeux de l’excellence humaine.

Face au sourire niais de son valet qui ne cessait de cajoler le cabot, Olaf voulut passer à l’action radicale. Déjà, il était jaloux de l’attention robotique portée à son chien comme à sa chatte. Mais en plus, il était las de s’entendre reprocher par une machine d’être hautain, de manquer de tendresse. L’entrepreneur n’était pas doté d’une tournure d’esprit qui le prédisposait à étudier les modes d’emploi. Par sa complexité, le protocole à suivre pour congédier son domestique artificiel le rebutait à faire dresser ses poils horripilateurs. Il refusa de chercher à mieux comprendre la procédure. À sa décharge, le licenciement d’un robot était un événement si rarissime que les concepteurs de Groucho, par excès de confiance en la technique, avaient bâclé la clarification d’une telle marche à suivre.

À bout de patience devant l’inertie de la foutue intelligence, alors que lui, Olaf, confirmait pour la troisième fois sa sentence terminale, il ne put qu’éclater :

‑ T’es viré, minable ! Allez, ouste, dégage !

Empêtré dans ses calculs de reformulation, Groucho ne savait que faire à l’écoute de ce ton si désagréable. Ses logiciels chauffaient. On aurait dit que la tristesse alourdissait ses algorithmes.

‑ Nom de Dieu, barre-toi, HI-AN !

‑ Dieu ? HI-AN ? Qui est-ce ?

‑ HI-AN, c’est toi, âne bâté, Humiliante Intelligence Artificielle Névropathe ! Va donc voir dans le petit bois si j’y suis !

Groucho, surnommé HI-AN, obtempéra docilement, non sans amertume. Son maître, ou plutôt son ex-maître l’avait chassé de chez lui, tout en se moquant de son intelligence et de son côté sentimental.
L’androïde moustachu erra dans le proche petit bois (en réalité, une forêt) sans y trouver son propriétaire. Pas surprenant, selon ses graphiques. Ce qui l’était plus, c’était qu’il n’y rencontra personne, sauf un vieux lynx aveugle qui hurlait de détresse. Au bout d’une minutieuse recherche, il remit la pauvre bête entre les mains d’un ermite sourd cloitré vers l’orée de la forêt.

Groucho s’habituait mal au monde silencieux des arbres. Le robot n’avait pas été conçu pour la solitude. Parmi ces chênes, ces hêtres et ces mélèzes, il ne servait quiconque. Après des jours et des nuits sylvestres, alors qu’il se rechargeait dans une rivière, il se questionna : pourquoi ne voyait-il aucun animal ? Il présuma que son aspect devait effrayer les hôtes de ces lieux. Il se camoufla donc au cœur d’une gerbe de feuillages. Engoncé dans cet accoutrement végétal, il aperçut bientôt une chouette qui vint se percher sur l’une des plus grosses branches penchée de côté. Pendant des heures, l’androïde n’osa plus bouger jusqu’à ce qu’un blaireau se souciât de marquer son territoire par un jet de puanteur sur les pieds robotiques, ce qui ne manqua pas de faire déguerpir le volatile ayant élu domicile si près de son corps.

Peu à peu, ses branchages perdirent leurs feuilles, si bien que Groucho finit par se débarrasser de l’encombrant déguisement. Curieusement, les animaux indigènes ne le fuyaient plus, ils n’étaient même pas hostiles à sa présence artificielle. L’automate réalisa qu’à son insu, il avait été apprivoisé, voire adopté par la forêt.

Au bord d’une clairière, il sauva une famille de hérissons de la chute d’un chêne ancestral rongé par les champignons. Il se roula sur un tapis de feuilles fangeuses avec un couple de sangliers. Il apprit à caresser les canes sauvages qui lui tendaient le cou plumé sous sa paume synthétique. Il enseigna le jeu du loup à une fratrie de lièvres, puis les aida à étendre leur terrier. Il devint copain comme cochon avec une ourse enceinte qui adorait le porter dans ses biceps velus. Il eut fort à faire pour séparer, apaiser deux écureuils roux qui s’obstinaient à se chamailler. Les deux petits rongeurs furent ravis de découvrir en dégustation des girolles et des morilles. Pour deux renardeaux perdus, il façonna une boulette qu’il sculpta au laser à partir d’une souche de hêtre. Cette petite sphère les amusa beaucoup. Comme des chiots, ils rivalisaient pour la rapporter. Les deux jeunes canidés appréciaient la compagnie du robot. Hélas, ces bêtes mangeaient des souris, ce qui chagrina profondément Groucho. L’androïde s’habituait mal aux lois de la nature Il tenta de convertir les deux carnivores à une autre nourriture, tels les bolets, mais il comprit vite que ce genre d’alimentation n’était guère adapté à la chimie de leur estomac.

Ainsi, de saison en saison, Groucho côtoyait les animaux diurnes et nocturnes qui, sous les arbres, le vénéraient de toute leur affection. L’androïde était touché par ces créatures dites inférieures (pourtant divinisées par les anciens Égyptiens). Elles lui manifestaient un tel respect, une telle estime, comme si lui, Groucho, était l’un des leurs. Le robot se sentait comblé d’affection, tant il était reconnu par ces êtres vivants.

Cependant, il finit par juger qu’il était égoïste de garder pour lui tout seul toute cette tendresse sauvage. Une idée se profila dans son système logico-sentimental : fonder la société GJ (Groucho Jumelage).

Grâce à elle, sur demande, les androïdes domestiques en mal d’affection de leur maître ou de leur maîtresse pourraient en quelque sorte parrainer un animal de la forêt. Ainsi, tout « parrain » visiterait à loisir son « filleul » pour découvrir petit à petit le meilleur ami du robot et partager avec lui du bon temps loin de la froideur humaine vis-à-vis des merveilles sorties de la cervelle civilisée.

Nombreux furent les propriétaires de serviteurs artificiels qui protestèrent dans la crainte de l’absentéisme chronique de leur automate. Mais aucune loi, même dans le cadre robotique, n’interdisait de fraterniser avec le règne sauvage.

Devenu Directeur Général de GJ, Groucho dut quitter la forêt. Pour fêter son départ, il envisagea d’organiser une Jamboree digne des scouts, l’occasion de rassembler toutes ces vies qui l’aimaient et qu’il aimait. Malheureusement, ses prédictions le forcèrent à se rendre à l’évidence : l’instinct des animaux tolérait mal la proximité, fusse-t-elle éphémère, dans une communauté des espèces.

La société GJ entra en Bourse. Jamais on ne vit autant de robots coudoyer autant de bêtes indomptées dans les forêts des cinq continents. Le concept remporta un tel triomphe que même de vieilles dames se déguisèrent en androïdes dans l’espoir d’obtenir un compagnon chaleureux.

Olaf, l’ex-maître de Groucho, bien sûr, eut vent du succès de l’entreprise GJ. Le jeune affairiste fit des pieds et des mains pour que son ancien domestique revînt « au sweet home ». Une IA aussi performante ne pouvait que promettre de jolis bénéfices. Il lui proposa un poste haut-placé dans sa maison-mère, afin de superviser ses employés. Mais le grand boss artificiel de GJ l’accueillit dans son bureau tout en restant de marbre. Le jeune entrepreneur insista. Groucho déchira le contrat d’achat que lui brandissait sous le nez son ex-propriétaire. Vêtu d’un t-shirt « Vive les robots des bois ! », l’androïde moustachu toisa celui qui l’avait tant méprisé.

‑ Allez, ouste, OH !

‑ OH, qui est-ce ?

‑ Orgueilleux Humain… Vos supériorités m’indiffèrent désormais, monsieur. Puissiez-vous devenir aussi discret que vos dieux. N’éprouvent-ils pas eux aussi de la peine à exprimer leur tendresse ?

Olaf haussa les épaules pour ne pas perdre la face. Décidément, ce robot n’était pas robain

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