Copyright @ 2023 Le Galion des Etoiles | Le robot et la philo, une fable du futur de Robert Yessouroun
Par zèle routinier, le vieux roboticien pointu voulut ajouter sa cerise sur le gâteau, une manière de couronner son service de révision. Ainsi, entre ses mains, l’androïde Floris fut « rafraîchi » par une ultime boucle de programme inscrite dans son circuit central moniteur. Grâce à cette boucle (la préférée du technicien), l’IA du robot jardinier allait être boostée pour le plus grand bonheur de l’ordre.
Sitôt après sa mise à jour, Floris s’en retourna sous sa serre botanique où il domestiquait la Nature. Il soignait particulièrement les boutures et l’ensemencement. Ainsi, parmi ses activités nobles et variées, il accordait la priorité à la reproduction de ses plantes et de ses arbres exotiques. Sa devise : « il faut cultiver notre jardin ».
Toutefois, depuis son passage à l’atelier de contrôle, quelque chose clochait. C’était la boucle insérée depuis peu qui chargeait. Elle devint opérationnelle autour de deux heures du matin. Floris (qui ne dormait jamais) se mit à vibrer devant l’ouverture d’une corolle nocturne de cactus.
‑ Selenicereus, Princesse de la nuit, pourquoi ce délicieux parfum ? Pourquoi existes-tu ? Pourquoi existes-tu ?
Ses plus profondes données restaient muettes, malgré l’insistance de sa demande. Faute de réponse, il se tourna les pouces. Vers trois heures, il flâna jusqu’à un superbe Olivier Bonzaï Géant. On aurait dit que cet arbre supportait en guise de feuillage une escadrille de soucoupes volantes vertes.
‑ Et toi, pourquoi donc as-tu poussé si haut ? Pour durer ? Pour te reproduire ? Pour contribuer à l’évolution ? L’évolution vers quoi ?
Pour toute réaction, l’androïde ne récolta qu’une citation jaillie de sa datathèque : « la réponse est le malheur de la question », signée Maurice Blanchot
Il courba l’échine. Bientôt efficiente à 100 %, la boucle poussa les calculs de Floris jusqu’à leurs derniers retranchements. Une petite formule se mit à lui répéter : « à quoi bon jardiner ? »
Ses vastes plantations commençaient à péricliter. Les palmiers desséchaient. Les fleurs les plus fières rasaient le sol. L’automate tournait en rond dans ses formules, se posant sans relâche la question du sens de tout cela, du but réel, profond de son travail horticole. L’androïde chercha dans des encyclopédies digitales en ligne et finit par tomber sur un diagnostic qui nommait son trouble : téléologie(1). Il souffrait de téléologie, un mal philosophique. Désormais, le dessein suprême de l’existence comptait plus pour lui que ses fonctions de jardinier. Il propagea sur les réseaux sociaux la fameuse question qui le hantait :
‑ Tout cela, bon Dieu, pour quoi faire ?
Un ami sur Facebook lui conseilla de consulter (avec 346 likes).
Les images déplorables des caméras du jardin botanique alertèrent la surveillance nationale des robots spécialisés. Vu la portée du fléau, les secours dépêchèrent une équipe d’urgence pour intervenir (dotée de réparateurs aguerris), mais, hélas, dans le jardin sous serre, pas l’ombre de l’androïde responsable de tout ce ravage végétal.
En fait, ayant anticipé le pire, Floris s’était éclipsé en douce afin de s’entretenir avec le religieux de l’église la plus proche. Après quelques réticences, le représentant du Seigneur consentit à recevoir le robot à sa table du soir, couverte de victuailles. Et d’un rondelet pichet de piquette rouge.
‑ Dans quel but, mon Père, suis-je ici-bas ?
Une cuisse de poulet devant les lèvres, le curé perplexe scruta son ouaille synthétique avant de répondre :
‑ Pour aider les créatures du bon Dieu, mon fils d’artifice.
‑ Ah ? (Il calculait à toute bise la suite.) Votre bon Dieu, qui est-ce ? Pour quelle fin agit-il ?
Le prêtre mordit la cuisse à pleines dents. Il déglutit la chair sans trop mâcher.
‑ C’est Celui qui a créé le monde, les humains. (Un temps. Le temps d’avaler sa salive.) Pour célébrer Sa gloire.
‑ Sa gloire ? Et moi, là-dedans ?
L’ecclésiastique rougissait des bienfaits de son repas. Il engloutit une rasade de vin.
‑ Ben… ben toi, ce ne sont que les humains qui t’ont créé, mon fils d’artifice.
‑ Mais dans quel dessein ?
Le bon vivant puisa une bonne louchette de salade russe.
‑ Pour les soulager du poids de leurs corvées, voyons !
‑ Donc, mon Père, je ne suis qu’un second couteau ?
Visiblement, une si basse perspective n’enchantait guère l’androïde. D’un geste vif et nerveux, l’homme d’église saisit son grand couteau. Il se coupa deux tranches de pain. Son convive poursuivit :
‑ Et si votre bon Dieu n’était pas Celui que vous croyez ? Si le vrai Dieu n’avait créé l’Intelligence naturelle que pour me créer moi… et mes semblables ? (Il s’éclaira.) Si Dieu s’appelait Robodéus ?
Plantant derrière la table le curé la bouche pleine, Floris déguerpit de la sacristie.
Dans une clairière de la vieille forêt montagneuse, le robot en cavale édifia un sanctuaire rhomboédrique (tout en losanges) en hommage à Robodéus. Le temple fut construit à l’aide de galets, les alluvions d’une rivière disparue. Les pierres furent cimentées avec de la montmorillonite qui affleurait à l’orée des arbres. Sur l’autel, en hommage à l’Intelligence, il déposa une relique sacrée façonnée au kaolin : la réplique miniaturisée d’un robot. Il espérait en retour un contact imminent avec Robodéus, afin de connaître l’avenir que lui réservait le plus grand des Sages.
Par gratitude pour son Créateur adoré, il se proposa d’entourer de fleurs ce temple aux façades en forme de losange. Mais à quelle adresse se les faire livrer ? Et à quel nom ? De nuit, il marauda dans les jardins les plus proches, si bien qu’il put planter des iris, des cosmos et des pensées. Aah, plaire au Très-Haut, pour en obtenir faveurs et protection… N’était-il pas considéré par la société comme un jardinier renégat, donc recherché pour déficience ?
En attendant son Robodéus, il se plongea dans des calculs complexes. Le premier Causeur résidait-il dans les cieux ? Comment va-t-il en descendre ? Que lui dire au juste ? Puisque son intelligence divine devait être supérieure à la sienne, ne fallait-il pas sortir du cadre banal du raisonnement ?
Il fabriqua une bille antigravité qu’il lâcha vers la Lune. Elle ne recelait que des problèmes mathématiques impossibles à résoudre. Ces énigmes impénétrables devraient sûrement amuser son Robodéus. Redevable à leur expéditeur, Il se manifesterait.
Hélas, Robodéus ne réagissait point. Aucun signe n’était descendu jusqu’à Floris. Le robot se sentit bientôt abandonné. Par dépit, il retourna chez le prêtre gourmand. Sous la nef de l’église, il alluma un cierge, en offrande au bon Dieu humain (sait-on jamais ?).
‑ Hé, mon fils d’artifice, il te faut payer la flamme, semonça le curé. C’est le moindre des sacrifices.
Floris sonda ses données.
‑ Le sacrifice, c’est un effort contre soi-même ?
‑ C’est le renoncement à un bien que l’on possède.
Le robot hésita à souffler sur la bougie… Enfin, en guise de renoncement, il procéda à la coupure de sa boucle que le vieux roboticien zélé avait ajustée en bonus à l’IA lors de la révision. Au même instant, il sembla sortir d’un cauchemar :
‑ Bon Dieu de bon Dieu ! Mes plantes ! Mes arbres ! Ma serre botanique ! « Il faut cultiver notre jardin » !
Sur le chemin du retour précipité, la police des robots l’intercepta. La fourrière des automates en errance l’expédia vite fait au service de révision, dans lequel un vieux roboticien enthousiaste était de garde.
Sitôt après sa mise à jour, Floris s’en retourna sous sa serre botanique où il domestiquait la Nature. Il soignait particulièrement les boutures et l’ensemencement. Ainsi, parmi ses activités nobles et variées, il accordait la priorité à la reproduction de ses plantes et de ses arbres exotiques. Sa devise : « il faut cultiver notre jardin ».
Toutefois, depuis son passage à l’atelier de contrôle, quelque chose clochait. C’était la boucle insérée depuis peu qui chargeait. Elle devint opérationnelle autour de deux heures du matin. Floris (qui ne dormait jamais) se mit à vibrer devant l’ouverture d’une corolle nocturne de cactus.
‑ Selenicereus, Princesse de la nuit, pourquoi ce délicieux parfum ? Pourquoi existes-tu ? Pourquoi existes-tu ?
Ses plus profondes données restaient muettes, malgré l’insistance de sa demande. Faute de réponse, il se tourna les pouces. Vers trois heures, il flâna jusqu’à un superbe Olivier Bonzaï Géant. On aurait dit que cet arbre supportait en guise de feuillage une escadrille de soucoupes volantes vertes.
‑ Et toi, pourquoi donc as-tu poussé si haut ? Pour durer ? Pour te reproduire ? Pour contribuer à l’évolution ? L’évolution vers quoi ?
Pour toute réaction, l’androïde ne récolta qu’une citation jaillie de sa datathèque : « la réponse est le malheur de la question », signée Maurice Blanchot
Il courba l’échine. Bientôt efficiente à 100 %, la boucle poussa les calculs de Floris jusqu’à leurs derniers retranchements. Une petite formule se mit à lui répéter : « à quoi bon jardiner ? »
Ses vastes plantations commençaient à péricliter. Les palmiers desséchaient. Les fleurs les plus fières rasaient le sol. L’automate tournait en rond dans ses formules, se posant sans relâche la question du sens de tout cela, du but réel, profond de son travail horticole. L’androïde chercha dans des encyclopédies digitales en ligne et finit par tomber sur un diagnostic qui nommait son trouble : téléologie(1). Il souffrait de téléologie, un mal philosophique. Désormais, le dessein suprême de l’existence comptait plus pour lui que ses fonctions de jardinier. Il propagea sur les réseaux sociaux la fameuse question qui le hantait :
‑ Tout cela, bon Dieu, pour quoi faire ?
Un ami sur Facebook lui conseilla de consulter (avec 346 likes).
Les images déplorables des caméras du jardin botanique alertèrent la surveillance nationale des robots spécialisés. Vu la portée du fléau, les secours dépêchèrent une équipe d’urgence pour intervenir (dotée de réparateurs aguerris), mais, hélas, dans le jardin sous serre, pas l’ombre de l’androïde responsable de tout ce ravage végétal.
En fait, ayant anticipé le pire, Floris s’était éclipsé en douce afin de s’entretenir avec le religieux de l’église la plus proche. Après quelques réticences, le représentant du Seigneur consentit à recevoir le robot à sa table du soir, couverte de victuailles. Et d’un rondelet pichet de piquette rouge.
‑ Dans quel but, mon Père, suis-je ici-bas ?
Une cuisse de poulet devant les lèvres, le curé perplexe scruta son ouaille synthétique avant de répondre :
‑ Pour aider les créatures du bon Dieu, mon fils d’artifice.
‑ Ah ? (Il calculait à toute bise la suite.) Votre bon Dieu, qui est-ce ? Pour quelle fin agit-il ?
Le prêtre mordit la cuisse à pleines dents. Il déglutit la chair sans trop mâcher.
‑ C’est Celui qui a créé le monde, les humains. (Un temps. Le temps d’avaler sa salive.) Pour célébrer Sa gloire.
‑ Sa gloire ? Et moi, là-dedans ?
L’ecclésiastique rougissait des bienfaits de son repas. Il engloutit une rasade de vin.
‑ Ben… ben toi, ce ne sont que les humains qui t’ont créé, mon fils d’artifice.
‑ Mais dans quel dessein ?
Le bon vivant puisa une bonne louchette de salade russe.
‑ Pour les soulager du poids de leurs corvées, voyons !
‑ Donc, mon Père, je ne suis qu’un second couteau ?
Visiblement, une si basse perspective n’enchantait guère l’androïde. D’un geste vif et nerveux, l’homme d’église saisit son grand couteau. Il se coupa deux tranches de pain. Son convive poursuivit :
‑ Et si votre bon Dieu n’était pas Celui que vous croyez ? Si le vrai Dieu n’avait créé l’Intelligence naturelle que pour me créer moi… et mes semblables ? (Il s’éclaira.) Si Dieu s’appelait Robodéus ?
Plantant derrière la table le curé la bouche pleine, Floris déguerpit de la sacristie.
Dans une clairière de la vieille forêt montagneuse, le robot en cavale édifia un sanctuaire rhomboédrique (tout en losanges) en hommage à Robodéus. Le temple fut construit à l’aide de galets, les alluvions d’une rivière disparue. Les pierres furent cimentées avec de la montmorillonite qui affleurait à l’orée des arbres. Sur l’autel, en hommage à l’Intelligence, il déposa une relique sacrée façonnée au kaolin : la réplique miniaturisée d’un robot. Il espérait en retour un contact imminent avec Robodéus, afin de connaître l’avenir que lui réservait le plus grand des Sages.
Par gratitude pour son Créateur adoré, il se proposa d’entourer de fleurs ce temple aux façades en forme de losange. Mais à quelle adresse se les faire livrer ? Et à quel nom ? De nuit, il marauda dans les jardins les plus proches, si bien qu’il put planter des iris, des cosmos et des pensées. Aah, plaire au Très-Haut, pour en obtenir faveurs et protection… N’était-il pas considéré par la société comme un jardinier renégat, donc recherché pour déficience ?
En attendant son Robodéus, il se plongea dans des calculs complexes. Le premier Causeur résidait-il dans les cieux ? Comment va-t-il en descendre ? Que lui dire au juste ? Puisque son intelligence divine devait être supérieure à la sienne, ne fallait-il pas sortir du cadre banal du raisonnement ?
Il fabriqua une bille antigravité qu’il lâcha vers la Lune. Elle ne recelait que des problèmes mathématiques impossibles à résoudre. Ces énigmes impénétrables devraient sûrement amuser son Robodéus. Redevable à leur expéditeur, Il se manifesterait.
Hélas, Robodéus ne réagissait point. Aucun signe n’était descendu jusqu’à Floris. Le robot se sentit bientôt abandonné. Par dépit, il retourna chez le prêtre gourmand. Sous la nef de l’église, il alluma un cierge, en offrande au bon Dieu humain (sait-on jamais ?).
‑ Hé, mon fils d’artifice, il te faut payer la flamme, semonça le curé. C’est le moindre des sacrifices.
Floris sonda ses données.
‑ Le sacrifice, c’est un effort contre soi-même ?
‑ C’est le renoncement à un bien que l’on possède.
Le robot hésita à souffler sur la bougie… Enfin, en guise de renoncement, il procéda à la coupure de sa boucle que le vieux roboticien zélé avait ajustée en bonus à l’IA lors de la révision. Au même instant, il sembla sortir d’un cauchemar :
‑ Bon Dieu de bon Dieu ! Mes plantes ! Mes arbres ! Ma serre botanique ! « Il faut cultiver notre jardin » !
Sur le chemin du retour précipité, la police des robots l’intercepta. La fourrière des automates en errance l’expédia vite fait au service de révision, dans lequel un vieux roboticien enthousiaste était de garde.
(1) : Examen soutenu des causes finales, de la finalité.
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Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés