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Masqué | Lehman, Créty | 2012-2013

Par | 13/05/2024 | Lu 517 fois


Un soir, soulé de ressasser des généralités, je me suis affalé dans le coin lecture. Il y avait une BD dont la couverture montrait Paris au crépuscule, la Tour Eiffel au loin, des gratte-ciels comme si la Défense avait poussé au pied de Montmartre, et d’étranges véhicules en vols stationnaires. C’est ainsi que je suis entré dans cet univers qui ramène le surhumain sur le vieux continent...



Masqué : L'intégrale @ 2022 Delcourt
Masqué : L'intégrale @ 2022 Delcourt

Masqué : L'intégrale

Présentation de l'éditeur

Retrouvez les quatre tomes de la série Masqué au format Long Métrage, dans laquelle Serge Lehman creuse le sillon de son thème de prédilection : les super-héros européens.

L'histoire

Blessé au cours d'une mission dans le Caucase, le sergent Braffort regagne Paris après six ans d'absence. Il découvre une ville en pleine mutation orchestrée par le préfet Beauregard : Paris-Métropole. Une ville où le gigantisme rétro fait fureur et où se multiplient les "anomalies" que nul ne peut expliquer. Une ville qui va s'emparer de Braffort et lier leurs destins à jamais...

Masqué : L'intégrale

Tome 1 – Anomalies (janvier 2012)
Tome 2 – Le jour du Fuseur (juin 2012)
Tome 3 – Chimères et Gargouilles (janvier 2013)
Tome 4 – Le Préfet spécial (avril 2013)

Informations

Scénariste : Serge Lehman
Illustrateur : Stéphane Créty
Coloriste : Gaétan Georges

Genres : Anticipation, super-héros
 

Fiche de lecture

Cette série est ma première rencontre avec Serge Lehman. Je passais tous mes jeudis soir à la bibliothèque de Montreuil, en rentrant du boulot. Jusqu’à la fermeture, je révisais et préparais des concours de la fonction publique, annales et bouquins empruntés dans diverses bibliothèques parisiennes. À la maison, c’était compliqué de se concentrer avec deux petites filles en bas âge.

Un soir, soulé de ressasser des généralités, je me suis affalé dans le coin lecture. Il y avait une BD dont la couverture montrait Paris au crépuscule, la Tour Eiffel au loin, des gratte-ciels comme si la Défense avait poussé au pied de Montmartre, et d’étranges véhicules en vols stationnaires. Au premier plan, sur le bord d’un toit en zinc, surplombant une trouée haussmannienne, une silhouette en costume de super-héros veillait sur la ville.

C’est ainsi que je suis entré dans cet univers qui ramène le surhumain sur le vieux continent. Je ne connaissais pas encore la démarche de l’auteur dans la Brigade Chimérique, achevée deux ans plus tôt. Elle consistait à montrer comment une certaine force créatrice, empreinte de sacré et d’éléments surnaturels, avait quitté l’Europe à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour débarquer en Amérique et revivre à travers le super-héroïsme.

Avec Masqué, Serge Lehman pose un nouveau jalon dans cette réappropriation de notre culture littéraire, à la fois populaire et exigeante. Ce n’est pas étonnant que le Paris de cette histoire soit traversé par des ballons dirigeables, peuplés de gens de la classe moyenne attifés comme en 36, et qu’un hologramme projette le Fantômas insolent d’Allain et Souvestre. Ce sont les grandes heures du merveilleux-scientifique qui ressurgissent après de longues décennies.

La série ne semble pas occuper une place majeure dans la biblio de l’auteur, pourtant elle offre autant de niveaux de lectures que la Ville comporte de strates à explorer. On regrette même de ne pas avoir plus d’occasions de s’enfoncer dans ses méandres, de ne pas avoir plus de labyrinthes à traverser.

Le premier niveau est la genèse du super-héros, avec l’accident originel et plusieurs signes qui nous montrent que le sergent Braffort évolue dans le même univers que les encapés d’outre-Atlantique. Il découvre ses pouvoirs à la faveur d’une descente dans les entrailles de la butte Montmartre, après la présentation de son entourage (sœurs, amis, amante, collègues…). Recruté par Joël Beauregard, le Préfet de Parisville, il nous fait descendre sous la surface de la Métropole et ses districts.

C’est la deuxième strate. Ce Préfet plénipotentiaire applique un programme d’inspiration situationniste, assisté d’une psychogéographe. Cela se manifeste par une obsession pour le gigantisme et un goût prononcé pour le rétrofuturisme. On comprend peu à peu que nous sommes dans l’après Brigade[1]. Un reste de magie a survécu et crée des « anomalies » un peu partout : robots insectoïdes, kaijus immergés dans la Seine, et même un curieux « Glisseur-Mirage », sorte de Surfeur d’Argent qui a plus à voir avec une couverture de Snowboard-Magazine qu’avec un héraut de bouffeur de mondes.

Cléo Villanova, la psychogéographe qui seconde le Préfet, explique elle-même l’inexpliqué par le terme de « censure causale » : des coïncidences empêchent d’étudier les anomalies. « Tout se passe comme si l’univers refusait que nous analysions ces choses. C’est une sorte d’interdit cosmique. Comme l’impossibilité de dépasser la vitesse de la lumière (…), les lois de la causalité sont bouleversées. » Nous le verrons plus loin, cet interdit est une expérience limite qui ouvre paradoxalement un nouveau champ des possibles.

La ville crée littéralement de nouvelles formes de vie. C’est l’application de la physique des métaphores théorisée par Serge Lehman : une réification pure de la figure de style. Quand on décrit le situationnisme comme la critique de l’urbanisme moderne et la réinvention du quotidien, qu’il faut « faire renaître le désir au cœur de la ville, y introduire des vertiges et des troubles insoupçonnés, y inventer des formes de vie inédites »[2], le Préfet du présent récit concrétise l’image, lui donne littéralement corps, à travers l’architecture, la mode, le design, la production culturelle et les comportements sociaux.

Les facteurs de réalité qui rendent la fiction si proche sont bien sûr le cadre familier de Paris à peine transformé. La colline de Meudon, le port de Gennevilliers, le pont d’Iéna, Montmartre et la Grande Arche sont le décor d’un surgissement de l’impossible, de l’inédit.

Bien que les effets en soient saisissants, parfois terrifiants, l’action du Préfet entérine l’idée qu’il n’y a pas de neutralité dans l’observation, que notre rapport à la ville est subjectif et nous porte toujours à des voies détournées. Ce n’est pas un dictateur qui rêve de lignes droites et de boulevards ouverts pour contrôler les masses. Il ne porte pas de discours aliénant sur la trinité capitaliste métro-boulot-dodo ni sur une quelconque pureté raciale. Bien que mégalomane, il veut réveiller quelque chose qui est endormi au sein du collectif. Il faut alors contempler l’abîme avec lui et s’apprêter à plonger.

Contre le Préfet se dresse le héros, Braffort, empouvoiré malgré lui, mais aussi une société secrète gardienne de la Ville (les Nautoniers), la Maire de Paris qui a des airs d'Élisabeth Conti dans F.A.U.S.T., et une nébuleuse d’activistes relayée par les journalistes d’Ubu Magazine. Les « Merdre ! » contestataires, la gidouille omniprésente et les articles signés D. Faustroll sont autant de références au courant P décrit dans les multiples préfaces de Serge Lehman : une branche de la science-fiction française qui serait héritière d’Alfred Jarry, fondateur de la ‘Pataphysique, avant-gardiste, démonstrateur de démence rationnelle.

C’est le dernier sous-sol que propose Masqué à ceux qui prennent la peine de lire entre les lignes. Tout ce qui précède concourt à creuser plus loin, à éclairer les voûtes qui mènent à la légende du processeur d’histoire. Ce n’est pas un hasard que le troisième tome s’intitule Chimères et Gargouilles. On se souvient que ce terme de chimère revient souvent sous la plume de Serge Lehman, dans ses anthologies, ses préfaces et ses articles. Il nous apprend ici leur fonction particulière sur les cathédrales du Moyen Âge : à la fois décoratives et protectrices, elles avaient pour mission de chasser les démons. Masqué n’appartient pas seulement à l’univers des super-héros et à celui des histoires de Serge Lehman, il est enchâssé dans le métatexte, l’Histoire fictive. Il dialogue directement avec Jarry, Debord, Isou, Dantec, Schopenhauer, Baudelaire, Jeury etc. La chimère révèle les démons de Braffort : du fond de l’abîme, un squelette qui nous rappelle le docteur Sérum lui intime de faire silence et sortir de lui-même. Il est cerné de figures tutélaires parmi lesquelles on reconnaît Lupin, Félifax, Sherlock Holmes, le Nyctalope, M. Dutilleul, le major Grubert et d’autres.

Ils concentrent à eux tous cette idée mystérieuse du processeur d’histoire, la fameuse force créatrice qu’on pensait partie pour le Nouveau Continent. Les anomalies seraient la dernière trace de cette entité, accessible uniquement au prix d’un vertige, d’une plongée dans l’abîme. Au fond vit encore le magma des récits communs.

Le Préfet Beauregard est le personnage le plus fascinant de cette série. Il réalise, au sens propre, le programme parachronique de son créateur : un présent enrichi, une uchronie sans point de divergence, qui permette « de révéler au monde ses rêves inassouvis »[3].

Le dernier tome s’achève en annonçant l’ouverture prochaine d’un nouveau cycle, je ne peux que rêver du retour de l’Optimum, et le faire vivre en attendant au-dessus des toits de Paris.


NOTES :
[1] Charles Dex, qui apparaît dans l’album Ultime Renaissance, est un avatar du double littéraire que s’était inventé Serge Lehman dans la série de L’Espion de l’étrange.
[2] Philippe Simay, Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes.
[3] Serge Lehman, préface de l’anthologie Retour sur l’horizon.

Photos

J'ai réalisé quelques photos de mon édition, afin que vous puissiez voir comment se présente l'intérieur de cette intégrale :
Masqué : L'intégrale @ 2022 Delcourt | Photos @ Bruno Blanzat, édition privée | Montage @ Le Galion des Etoiles
Masqué : L'intégrale @ 2022 Delcourt | Photos @ Bruno Blanzat, édition privée | Montage @ Le Galion des Etoiles

Bruno Blanzat
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𝗟𝗘 𝗚𝗔𝗟𝗜𝗢𝗡 𝗗𝗘𝗦 𝗘𝗧𝗢𝗜𝗟𝗘𝗦 𝗘𝗦𝗧 𝗨𝗡 𝗦𝗜𝗧𝗘 𝗦𝗔𝗡𝗦 𝗣𝗨𝗕𝗟𝗜𝗖𝗜𝗧É. 𝗩𝗼𝘂𝘀 𝗮𝗶𝗺𝗲𝘇 𝗻𝗼𝘀 𝗮𝗿𝘁𝗶𝗰𝗹𝗲𝘀, 𝗺𝗮𝘁𝗲𝗹𝗼𝘁𝘀 ? 𝗩𝗼𝘂𝘀 𝗽𝗼𝘂𝘃𝗲𝘇 𝗳𝗮𝗶𝗿𝗲 𝘂𝗻 𝗱𝗼𝗻 𝗲𝘁 𝗮𝗶𝗻𝘀𝗶 𝗻𝗼𝘂𝘀 𝘀𝗼𝘂𝘁𝗲𝗻𝗶𝗿 !

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