Ni vu, ni connu | Robert Yessouroun | 2021

Par | 05/07/2021 | Lu 432 fois




Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | Ni vu, ni connu de Robert Yessouroun

Le fameux galion suisse Le Saint-Gall revenait sur Terre, en l’occurrence sur le cosmodrome de Schwytz, entre les deux montagnes pyramidales des Mythen. Rhomboédrique, le cargo mixte transportait à la fois des macro-pastèques génétiquement alcoolisées d’Aldébaran et une quinzaine de passagers, la plupart des géologues en fin de mission, trop heureux de retrouver leur lac des Quatre-Cantons. L’astronef était animé par un petit équipage composite. Le capitaine artificiel bénéficiait d’un solide visage barbu. Sa tunique bleue arborait, sur un écusson, le symbole d’une précision légendaire : une arbalète cousue de fil blanc. Ses deux assistants, un navigateur et un mécanicien ressemblaient aux quadrupèdes super-articulés de la Boston Dynamics. Un androïde et une gynoïde répliques de Roger et Mirka Federer assuraient l’intendance et le contact avec les voyageurs humains.

Ce vol de retour vers le système solaire devait durer seulement 72 heures, grâce à un carburant miraculeux raffiné sur sol helvétique, à base de noisettes de Cassiopée. Toutefois, tenir un délai si court, c’était sans compter avec les aléas de la destinée…

À mi-parcours, à l’insu de chacun, la trajectoire du Saint-Gall fut frôlée par une masse indéfinie, erratique de matière indétectable par les moyens du bord. Un triple et soudain parasitage en résulta. Le premier effet, discret, faussa les données engrangées dans les mémoires du moniteur de contrôle spatial. Le deuxième répandit une odeur âcre dans tout l’habitacle : les macro-pastèques venaient de tourner. Le troisième, particulièrement fâcheux, verrouilla dans leur cabine les passagers qui dormaient encore.

Tant était grande la fiabilité du cerveau synthétique, pas un seul parmi le personnel navigant ne soupçonna que le pilote automatique de l’astronef, pilote automatique originaire d’Orion jaune (mais assemblée à Uri), faisait dévier lentement mais sûrement l’appareil vers le cœur d’Andromède, un trou noir supermassif.

Le couple Federer s’affairait aux préparatifs du petit-déjeuner. Dans une existence antérieure, Mirka avait servi un célèbre pianiste hongrois allergique aux pollens. Le maestro avait doté sa domestique de capteurs olfactifs ultraperformants. Voilà pourquoi, avant toute âme qui vive, la gynoïde perçut dans l’air des coursives l’anomalie délicatement pestilentielle en provenance des soutes. Elle alerta sur le champ ses collègues artificiels. En mode branle-bas de combat, après une triple vérification, le navigateur releva cette étrangeté sévère : un énorme différentiel entre le cap actuel suivi par le galion et celui qui avait été programmé sur Aldébaran. Informé, mais avec un flegme machinal, la main sur son arbalète, le capitaine se plongea dans de nouveaux calculs. Il fallait rectifier au plus vite, car le vaisseau fonçait vers le milieu de nulle part, alors que le plein d’oxygène pour les passagers humains avait été jaugé au strict minimum (puisque l’on se fiait toujours inconditionnellement à la timonerie du Saint-Gall). On avait juste ajouté la réserve imposée par la loi intergalactique.

Sur ordre du capitaine, le navigateur débrancha l’opérateur aux commandes de la nef, activa le pilote de secours ainsi que son superviseur, tous deux connectés sur une clé de sauvegarde inaltérable qui rétablissait l’itinéraire le plus court vers la planète bleue.

Cependant, la tempête solaire d’une étoile mal éteinte n’arrangea guère la procédure de correction. Des boucliers automatiquement déployés freinèrent la tentative de rattrapage. Le penta-réacteur subit une baisse de régime contrariante. Réveillés par les émanations fétides des fruits exotiques modifiés, les premiers passagers tambourinaient déjà contre les sas indéverrouillables. Le maître du vaisseau qui jonglait dans les algorithmes retarda toute déclaration en direct, afin de ne pas brusquer les humains encore en somnolence. En ce moment, il avait assez de fers sur le feu comme ça… Douze heures avaient été perdues. La réserve d’oxygène comblera-t-elle la lacune ? Les simulations présentaient des modèles contradictoires, selon l’état psychique dominant des passagers.

De plus en plus de sas résonnaient sous les coups de poing. Dans une cabine familiale, une petite fille en pleurs de huit ans démonta le panneau de la conduite d’aération. Malgré les avertissements paniqués de ses parents et de son grand frère, elle s’obstinait à réagir toute seule. Elle s’engouffra dans la canalisation métallique du flux d’air conditionné. En rampant, elle remonta jusqu’à la salle torride des machines alors même que les deux assistants du capitaine étaient occupés à fouiller celle-ci de fond en comble. En effet, le commandant de bord était parvenu à la conclusion suivante : seul un alien ou un passager clandestin avait pu commettre le détournement du Saint-Gall. Il fallait l’empêcher de recommencer. Depuis la découverte du changement de cap, l’officier barbu ne cessait de tapoter contre sa poitrine sa précieuse arbalète blanche. « Visons juste » était sa devise. On comprend donc mieux pourquoi il avait dépêché ses « bras droits » en vue d’une inspection intégrale, avec pour mission de tenailler l’intrus d’une main de titane.

À la vue de ces arthropodes mécaniques, la petite s’affola. Ses cris attirèrent vers elle les deux automates. Ils présumèrent qu’ils venaient de dénicher le trublion recherché. De force, elle fut emmenée à cheval sur le dos du mécanicien pour interrogatoire dans la cellule des briefings.

Hautain, le colosse barbu la sermonna dans un laïus réprobateur interrompu par Mirka qui tenait un écureuil par la peau du cou. Elle avait surpris le rongeur qui se goinfrait dans le réservoir du carburant.

Pour couronner le tout, la gynoïde Federer reconnut la jeune passagère qui logeait dans son secteur d’activité.

‑ Heidi occupe la cabine cinq, au deuxième niveau, capitaine.

Celui-ci fixa l’écureuil. Serait-ce donc cette bestiole rousse, le saboteur secret ? Lui aurait-on greffé une puce maligne ? Ce rebondissement eut le don de surchauffer les logiciels de l’officier supérieur. Il somma la jeune fille de s’expliquer.

La porte bloquée de sa cabine, son échappée par la bouche d’aération, ces dires confirmèrent que tous les humains à bord étaient confinés contre leur gré. Le capitaine chipota son arbalète. Il ne parvenait pas à cibler le phénomène à l’origine de l’enfermement simultané de tous ses voyageurs. Pire, responsable de cet astronef, il ne pouvait répondre de rien quant à ce voyage. Devinant sa perplexité, Heidi, tout ingénue, s’exclama, avec fierté :

‑ Peut-être une force méchante inconnue ou mal connue vagabonde-t-elle dans l’univers ?

‑ Une force méchante ?

‑ Une force pas gentille avec nous les humains, parce qu’elle ne nous connaît pas.

‑ Une force ignorante et inconnue ou mal connue ?

Toujours perdu dans ses calculs, le capitaine ordonna à son équipage de se munir de chalumeau-laser, afin de faire fondre les serrures des cabines. Tous les passagers furent libérés, non sans un vif brouhaha d’indignation et de protestation. Quand tous les sas furent rouverts, le commandant laissa Heidi regagner les siens. Dès son arrivée, elle sauta dans les bras de son père. Toute sa famille la félicita pour sa bravoure. Grâce à elle, tous les humains avaient enfin pu se sortir de leur prison. Officiellement, il leur serait dit qu’une « force ignorante et inconnue ou mal connue » était à l’origine de leur mésaventure. Toutefois, encouragé par plusieurs scientifiques, le capitaine ne voulait pas s’en tenir à cette version simpliste. Qu’est-ce qui précisément avait détourné Le Saint-Gall de sa route ?

Il creusa, avec des géologues. Identifier la cause du problème garantirait que ce dernier ne se reproduisît plus. Tous les logiciels à bord sondèrent les mémoires disponibles qui truffaient le navire spatial. En quelques instants, l’inventaire des forces mal connues était clos (la prise en compte des forces inconnues aurait conduit à l’impasse). Les résultats défilèrent sur les écrans : « vents cosmiques, antimatière, distorsion gravitationnelle, nébuleuses noires, particules sombres, conscience, Dieu, le diable, les fées, les monstres, etc. »

Était-il plus avancé ? Les géologues se turent et se replièrent dans leur cabine.

Roger s’adressa, gêné, à son supérieur :

‑ Puis-je vous parler franchement, capitaine ?

‑ Allez-y.

‑ Vous nous menez en bateau. Peut-on éviter ce qu’on connaît mal ?

« Pas systématiquement » répondit le système central.

De son côté, Mirka s’en remit à une petite phrase :

‑ Exister, c’est se risquer, disait mon ancien maître, un maestro.

Toutes ces considérations embarrassaient outre mesure l’officier. Mais en priorité, il fallait régler la question de l’oxygène. Après consultation de divers écrans, il passa une annonce par haut-parleur :

« Allô, mesdames et messieurs, c’est votre commandant qui vous parle. Le Saint-Gall ne rattrapera pas son retard. Il arrivera, selon nos calculs, à bon port, avec vous tous, sains et saufs, si et seulement si, ces prochaines heures, vous vous disciplinez à respirer une fois sur deux. »

Ils se disciplinèrent. La fin du retour se déroula sans accroc. Juste une lourde inquiétude : par économie, la réserve d’oxygène n’avait pas été remplie au maximum…

À l’approche de Schwytz, le capitaine ne cessait de tripoter l’arbalète blanche à la hauteur de sa poitrine, sur sa tunique bleue. À l’évidence, quelque chose clochait. Sur les récepteurs vidéo, aucune trace de cosmodrome. La configuration des lieux n’était pas conforme aux attentes. Jusqu’à l’église Saint-Martin qui semblait disparue ! L’astronef finit tout de même par amerrir sur une étendue d’eau qui miroitait le ciel jusqu’à l’horizon. On ouvrit les écoutilles pour accéder au pont supérieur du vaisseau rhomboédrique. Là, heureux de respirer l’air pur, plusieurs géologues s’étonnèrent. L’un d’eux se pencha vers les flots, plongea son doigt dans l’eau, dont il goûta le succinct prélèvement.

‑ Ce n’est pas un lac. C’est un océan.

Une consœur qui avait abusé de l’abricotine pour mieux endurer la fin du voyage bascula dans cette curieuse mer d’huile :

‑ Des lueurs… sous-marines ! s’écria-t-elle en remontant trempée sur le pont.

Dans les profondeurs, un trafic dense de submersibles circulait au-dessus d’une ville. Des dauphins surgirent pour jouer à la surface, ce qui ne manqua pas de ravir la petite Heidi.

À petite allure, Le Saint-Gall navigua vers le pied des Mythen, jusqu’à un chalet pourvu d’un quai flanqué de deux mâts. Le premier exhibait le drapeau rouge à croix blanche, le second une bannière rouge et verte parée d’un ange doré terrassant un dragon.

‑ L’emblème de Bruxelles, selon mes données, commenta le capitaine.

Le chalet paraissait inoccupé. Sur la façade blanche, le commandant reconnut le portrait de Guillaume Tell.

‑ Qu’a bien pu dire à son mari madame Tell… quand il visait la pomme ? se demanda la femme ivre qui dégoulinait.

Cependant, sur le mur, le héros national suisse était en compagnie d’un étrange luron que l’officier photographia.

‑ Till l’Espiègle, selon mes données. Tell est avec Till. Où sommes-nous arrivés ?

‑ Que nous est-il arrivé ? ajouta Mirka.

‑ Quand sommes-nous arrivés ? s’interrogea un géologue.

‑ Saurons-nous jamais ? s’immisça la petite Heidi.

Grelotant, toute mouillée, la géologue un peu saoule lâcha sa petite repartie :

‑ Si, mais on saura seulement… au bout du tunnel de l’inconnu.

À bord du Saint-Gall, tous les logiciels activés en renfort par le capitaine tournaient, tournaient telle une vis sans fin…

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