Otto et les Néantistes - Nouvelle fable de Venise | Stéphane Croenne | 2022

Par | 04/01/2023 | Lu 222 fois




Illustration de couverture @ Michel Borderie
C'est l'histoire d'Otto, un petit garçon qui entend, dans un yaourtophone, la voix de sa mère, partie vivre sur Mars ; qui dort dans le crâne d'une baleine ; et comprend le langage de Nitch, un vieux chat philosophe.

C'est l'histoire d'une invasion barbare qui menace Venise ; d'une fée anglaise qui prend le car tous les jours à Mestre ; et d'un Reality Book où l'on écrit toutes ses angoisses.

C'est l'histoire de tableaux qui prennent vie ; d'une invasion de zombies géants ; des Dissonances de Vivaldi et de lions qui volent.

C'est l'histoire d'une incroyable bataille à mener contre le désastre écologique, et d'un combat intemporel pour la liberté et la fantaisie. Une autre façon de vivre et d'être au monde.

Fiche de lecture

Parmi les livres que l’on ouvre, j’ai remarqué plusieurs modes de lecture qui se faisaient jour. Il y a le livre que l’on dévore, celui que l’on repose après quelques pages ou chapitres – parfois définitivement, parfois en se disant qu’un jour peut-être, on le reprendra –, celui dans lequel on pioche de-ci de-là – même si cela concerne principalement les fix-up et les anthologies –, etc.

Et puis, de temps, à autre, il y a celui qu’on lit par « petites gorgées », celui que l’on prend le temps de savourer, que l’on repose après quelques chapitres pour rêver, que l’on reprend le lendemain ou quelques heures plus tard. Ce roman de Stéphane Croenne a été de ceux-là. De ces histoires dont on sait que nulle urgence de l’habitude et que la fin arrivera en son temps. De ces aventures qui, bien que semées de batailles, de drames, de cris et de pleurs, n’ont pas besoin que l’on vive à cent à l’heure, que l’on ne pense qu’à rester esclave de son smartphone, que l’on coure de par le monde sans profiter de ce qui se trouve juste à portée de notre main et de notre vie. Il est aussi de ces livres que j’aime suivre crayon de bois en main pour marquer quelques pages, certaines phrases ou lignes. J’ai toujours pratiqué ainsi avec chaque livre de poésie que je lisais ; or, justement, cette fable en était un…

Ce qui fait, je l’avoue que j’en ai profité calmement et plaisamment.

Car l’auteur, au travers de trois fils d’histoires qui se mêlent et s’entremêlent sans cesse, nous confie « sa bataille » contre la folie de nos sociétés actuelles, celle de la course perpétuelle, des likes, de l’énervement, de la fuite en avant, celle du toujours plus et toujours trop…

Trois histoires, disais-je.

La première, bien sûr, est celle d’Otto, né Octave, un petit garçon de huit ans quand tout commence avec son arrivée à Venise. Sans doute autiste, il est étiqueté « sélénien », un enfant plus souvent dans la Lune que les pieds sur Terre, un enfant escargot qui prend le temps – mais vraiment le temps – de tout, capable de rester des heures devant un tableau pour en compter les mâts, les personnages, voire peut-être, les plumes des oiseaux. Vivant sans parents – son père est parti brusquement, sa mère est en mission sur Mars –, mais élevé par sa sœur Alba, il se rend régulièrement à l’École des Enfants Bizarres qui s’occupe des enfants particuliers (non pas ceux de Miss Peregrine). On y trouve des classes de panic-kids, d’enfants-bulles, d’enfants-ailleurs, d’enfants-barby, de players-kids, etc.

« Et enfin, il y a une classe d’enfants séléniens composée d’un seul représentant : Otto Stern. Je suis une notion à moi tout seul. »

Otto est particulier, sa réalité n’est pas vraiment la nôtre, il voit ce que son imagination lui ouvre de merveilleux, d’inattendu et forcément d’irrationnel aussi. Mais après tout, la réalité de chacun est-elle celle de tout le monde ?
 
La seconde histoire est celle de Venise, LA ville, possiblement née en 421. Une cité aux lieux emplis d’histoires, aux noms qui résonnent d’un riche passé, une métropole chargée de légendes autant que des souvenirs riches de personnages – réels ou mythiques – devenus célèbres. Ce qui permettra à l’auteur de nous parler de Marco Polo, Antonio Vivaldi, Vésale, Galilée, Arlequin et bien d’autres encore. Et le voyage en vaut le détour, au point que l’on regrette quand, comme moi, on ne connaît pas assez les lieux, de n’avoir pas trouvé une carte de la ville et de ses quartiers.
 
Quant à la troisième histoire, c’est celle du combat mené pour sauver Venise du désastre qui la guette, à cause du tourisme de masse, ces Huns modernes, des navires de croisière géants, de la folie qui s’empare des arrivants dès que le célèbre Carnaval débute.
 
Lorsque j’ai ouvert ce livre et « entendu parler » Otto, le narrateur, ce môme de huit ans quand débute le récit et de dix ans quand approche le drame du « 03 février », cet enfant sélénien dont l’esprit est plus souvent dans la Lune et les nuages que sur Terre, cet enfant escargot – parce qu’il est doux et agréable de traînasser autant que d’avancer sans la folie de nos sociétés et qu’une coquille, c’est quand même vachement utile –, je suis devenu Otto. Tout ce qu’il disait « était évidence » et « était moi autant que lui », parce qu’après tout quoi de plus naturel que de parler philosophie avec Nitch le chat qui, non seulement, est le plus laid Felis silvestris catus du monde, mais aussi celui doté de vibrisses aussi imposantes que la barbe de Rubeus Hagrid.

Pourtant qu’on ne s’y trompe pas, sous la gouaille rieuse, les peurs et les incompréhensions de l’enfant différent, sous le verbe léger se mêlant au sérieux le plus profond d’un marmot sélénien qui grandit doucement, c’est un regard empreint de lucidité qui peint notre monde actuel où la folie de toujours plus vite et toujours plus. Une histoire de Venise et un petit régal entre fable sociale et écologique, emplie de fantastique, de fantaisie (sie, pas sy) et de poésie. Et Otto reste attachant jusqu’au bout, alors que la dure réalité l’a rattrapé…

Quelques extraits :

[Otto] – Qu’est-ce qu’ils soupçonnent, les penseurs du soupçon ?
[Alba] – Ils soupçonnent que tout le monde se trompe sur tout, depuis le début.
– Ah !...
– …
– Et ils se soupçonnent entre eux ?
– Oui, c’est très probable.
– Ils se soupçonnent eux-mêmes ?
– J’imagine que oui, peut-être, un peu…
– Ça doit rendre fou de vivre comme ça… Moi je n’ai pas du tout envie de soupçonner…
 
« À cet instant, en effet, je me rends compte que je ne me rends pas compte. C’est un peu comme tous ceux qui sont maltraités depuis l’enfance. Ils sont tellement habitués, ils sentent bien qu’il y a un problème, mais ils ne savent pas bien quoi. »
 
« J’ai l’estomac dans la cervelle et la cervelle en confettis. »
 
« Moi, je n’aimerais pas que mon corps bouge tout seul. J’ai déjà du mal à tenir mon esprit. »

La lettre à Hushpuppy est un petit régal et une amusante digression, un petit accent circonflexe venu se loger dans l’histoire de manière inattendue sur « Ottô ». Et si vous ne connaissez pas Hushpuppy, apprenez qu’elle est l’héroïne du film de 2012 « Les bêtes du Sud Sauvage » et qu’elle est jouée par Quvenzhané Wallis alors qu’elle n’a que 5 ans.

Si j’excepte la surenchère présente au cœur de la bataille des derniers chapitres qui sème par moments plus de troubles qu’autre chose, tout fut un plaisir de lecture et je ne peux que vous inviter à rejoindre Venise aux côtés d’Otto, de sa sœur Alba, de ses amis Stella et Tim(éo), de (la fée) Mary-Ann et surtout du chat Nitsch, qui se révèle mélomane et m’a – allez savoir pourquoi, malgré sa couleur différente – fait penser à Scat Cat.

Au final, on comprend pourquoi ce roman a remporté le prix de la Cour de l’Imaginaire 2022. Le seul regret est que la maison d’édition ait mis la clef sous la porte peu après la sortie du roman, qui reste, heureusement, disponible encore quelque temps, surtout directement auprès de l’auteur.

Sources

Extraits et citations avec l'aimable autorisation de l'auteur

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