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Fables du Futur

        




Plus tard, Bernard | Robert Yessouroun | 2021

Par | 22/03/2021 | Lu 846 fois




Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | Plus tard, Bernard de Robert Yessouroun
Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | Plus tard, Bernard de Robert Yessouroun
Naguère, une publicité d’IBM triomphait sur les écrans : en maillot de bain, dans sa piscine, un gestionnaire épatait son collaborateur costumé trois pièces, en visite entre collègues. Pendant les heures de travail, le nouvel ordinateur portable, au bord de l’eau, donnerait désormais du temps pour se relaxer.

Soit. Mais, depuis la démocratisation de l’activité digitale, comment évaluer le stress des employés sur l’échelle de Richter Junior ? Et, bien plus tard, que dire des poussées nerveuses causées autour de lui par l’androïde domestique, le bon à tout faire artificiel ?

Imaginons la famille Ducommun. Monsieur et madame à la tête d’une Start up favorisant le bien-être. Leur aînée à l’université, leur cadet à l’école secondaire.

Le serviteur automate fait irruption dans le bureau de leur domicile.

‑ Madame ?

‑ Plus tard, Bernard.

‑ Madame !

‑ Bernard, je suis en ligne avec un client qui n’arrive pas à ouvrir l’emballage de son achat, une bombe à zen.

‑ Pourtant, ce client a reçu par mes soins le code qui déverrouille l’étui.

‑ En effet, mais ce code est crypté.

‑ Il lui suffit de répondre au questionnaire ad hoc.

‑ Questionnaire disponible après le paiement d’un supplément ! C’est un scandale ! Fini, Bernard, tu ne t’occupes plus du service livraison.

‑ Bien, madame. Je dois juste encore porter à votre connaissance que, pour des raisons liées au néo-marketing, j’ai été amené à changer le nom, les couleurs et le logo de votre entreprise.

Sur ces mots, le robot s’éclipse pour débarquer dans le séjour qu’arpente fébrilement son maître.

‑ Monsieur, monsieur !

‑ Plus tard, Bernard ! Ne vois-tu pas que je suis au téléphone ?

‑ Mais monsieur, j’ai optimisé ce matin l’ordre de votre…

‑ Bon sang, je parle avec ma fille, au poste de police à cause de toi !

‑ Comment, comment ?

‑ Son permis de conduire disparu de son sac, Bernard !

‑ Normal. Je l’ai désinfecté son sac, un vrai porte-chaos microbien.

Le père chuchote à sa fille :

‑ Je te rappelle, ma puce.

L’androïde super-intelligent justifia sa purification du sac :

‑ Plaques de chocolat mal fermées, paquet de cartes magnétiques, peigne chevelu, amas de pastilles Läkerol, carnet de notes, cure-dents, Dafalgan à gogo, rouge à lèvres douteux, mouchoirs pas tous nets, produits de beauté en vrac… L’urgence voulait aussi que je passe les pièces d’identité au spray stérile détachant. Pourquoi ne m’a-t-elle pas signalé son rendez-vous impromptu de l’autre côté de la ville ?

‑ OK, Bernard. Je file au poste de police avec les documents requis.

Le père disparaît pour accourir peu après, la mine affolée.

‑ Purée, Bernard, où sont mes vestes ?

‑ Relax, monsieur. Je dois encore vous expliquer les menues modifications dans mon rangement de vos habits.

En fin d’après-midi, de retour de l’école, dans sa chambre, le fils cadet peste encore contre le robot domestique quand ce dernier frappe contre la porte.

‑ Va au diable !

‑ Opération fictive, mon garçon. Je dois vous remettre…

‑ Plus tard, Bernard. Je lis les premières pages de la stupide pièce de théâtre que tu m’as commandée pour ma conférence de littérature. J’en ai déjà marre de ton En attendant Godot !

L’androïde entre malgré tout.

‑ Où dois-je poser votre journal intime, mon garçon ? J’en ai corrigé les fautes d’orthographe, de syntaxe, sans oublier les répétitions et les verbes plats…

L’adolescent lance son livre vers la tête de l’automate, qui s’esquive juste à temps, bien sûr.

À sa sortie de la chambre, le robot croise madame dans le couloir.

‑ Ah, madame, ça tombe bien.

‑ Plus tard, Bernard.

‑ Vérifiez quand même votre épilateur dernier cri que…

Elle s’enferme dans son bureau. On entend un verrouillage énergique.

Alors, le domestique se rend dans la cuisine où, d’une main tremblante, monsieur porte à la bouche une tasse de café noir.

‑ Bonne nouvelle, monsieur, votre vélo vient d’arriver.

‑ Plus tard, Bernard, je dois régler un problème fâcheux. Imprimé hier, notre flyer sur nos alarmes de santé comporte une publicité mensongère.

‑ Le prospectus sera efficace, monsieur. Les commandes vont grimper.

‑ Oui, mais, contrairement à l’image du dépliant, notre dispositif n’avertit pas des indigestions.

‑ Il aura un effet placebo. L’usager qui redoute une indigestion fera davantage attention à ce qu’il mange, pour justement éviter d’être prévenu.

‑ Tu as toujours raison, hein, Bernard ?

‑ Dans seulement 99,7 % des cas, monsieur. Pour en revenir au vélo livré ce matin, il vous suffit de vous asseoir sur la selle et de dicter une destination, le véhicule fera le reste. C’est un vélo autoguidé, dernière génération.

‑ Mais… mais… et mon ancienne bicyclette à pédales ?

‑ Déjà recyclée, monsieur.

‑ On ne parvient plus à te suivre, Bernard. Tu nous pompes le cigare. Pourquoi, depuis que tu nous sers, dans cette famille, on a tous l’impression d’être débordés ?

Long, long silence. En fait, incapable de répondre à cette question, le robot se crispe, comme vexé, en panne de réaction.

Emmaillotée dans un linge de fortune, la jeune fille surgit de la salle de bain, poursuivie par de l’eau mousseuse.

‑ Bernard, Bernard, une fuite au-dessus de la baignoire !

Mais l’androïde demeure sourd, impassible. Son intelligence artificielle paraît s’être échappée par une intime sortie de secours. De la tête aux pieds, toutes ses composantes procèdent à une solide mise à jour.

‑ Un fuite, putain ! C’est grave, Bernard ! Grouille-toi, sans crier gare !

Le domestique synthétique reste bloqué. Certes, à plusieurs reprises, il se réanime deux, trois secondes, par des gestes réflexes, mais il ne tarde pas à s’éteindre, recroquevillé. Furieux, le père secoue l’automate, mais ne déclenche qu’une alarme puis une voix de castrat « ne pas toucher pendant la reconfiguration ».

‑ Ça déborde et il s’en fout, ce connard ! hurle la fille entre deux claquements de dents.

Bernard rompt sa posture paralysée pour lever lentement les deux bras vers le plafond, répétant inlassablement : « plus tard, ça répare ».

Enfin, il s’immobilise à nouveau, en veilleuse, les pieds dans la mare qui gagne peu à peu tout l’appartement.

Source

Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés

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Robert Yessouroun
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💬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 22/03/2021 10:22 | Alerter
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KoyoliteTseila
Depuis que la famille Ducommun bénéficie de l'aide d'un robot-androïde, elle semble plus débordée que secondée. Quelle ironie du sort ! Voici un petit texte très sympa qui met en scène Bernard et la famille Ducommun dans leur quotidien. Ponctué d'humour et de situations cocasses, ce court récit ne manquera pas de faire sourire.

2.Posté par Philippe ANDRÉ le 22/03/2021 15:45 | Alerter
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canonnier
Lecture d'un trait pendant la mise à jour de Bernard

Quelle ironie du sort pour cette pauvre famille déléguant l'essentiel de leur remise de travaux communs à un robot dont l'intérêt porté est comparable à celui d'un objet. Certe, la fonction de ce dernier s'articule principalement sur leur bien-être sans toutefois qu'ils en aient conscience à cause d'une routine de vie centrée sur eux-mêmes. Pourtant, grâce à son I.A intégrée le robot fait des efforts ; au-delà de la programmation on a l'impression qu'il veut se faire "accepter" jusqu'à ce qu'il n'emploie le moyen de les contraindre à reconnaître son utilité ; en cessant toute activité.

Ce texte est court, très plaisant par une dynamique humoristique proche du cynisme de situations.
Ici l'intelligence donne une leçon de vie en utilisant une caractéristique humaine pour "se venger" : La rancune.

J'ai adoré

André Philippe

3.Posté par Robert YESSOUROUN le 27/03/2021 11:18 | Alerter
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Yessouroun
Merci à tous deux pour votre retour. Cela me redonne un peu de courage par les temps qui courent.
Juste une remarque. Je ne suis pas sûr que le robot ait eu l'intention de se venger. Certes, on peut l'interpréter de cette manière, mais il me paraît plus simple de croire que la mise à jour due à la vexation met à l'épreuve ses maîtres...

4.Posté par Christobal COLUMBUS le 24/05/2021 08:42 | Alerter
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ChristoColumbus
Ce petit récit est tout compte fait très proche de la réalité actuelle.
Notre monde actuel utilise, profite et exagère à outrance tous les progrès que nous avons à portée de main sans même plus nous en rendre compte.
Un mot, un click, - parfois sans même plus faire un seul geste - et les smartphones, GPS et IA font le reste.
Et quand ils rament ou plantent suite à une mise à jour, un bug ou une panne de batterie, c'est la panique.
La génération (du commun) actuelle a oublié que nous avions une tête pour penser et chercher, une langue pour parler et s'orienter, de mains pleines de doigts pour bricoler et fouiner, des yeux pour lire et apprendre...
"Mon dieu ! Ça ne marche plus !! Helpppp !!! " "Mon dieu, il n'y a plus de courant ! C'est un désastre ! "
Excellente petite nouvelle qui en dit beaucoup ! Bravo !

5.Posté par Julien VERHAEGE le 14/07/2022 22:32 | Alerter
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Juju
Une petite pépite de réflexivité, ce récit, diablement d'actualité ! L'assistance est-elle toujours un bienfait ou une malédiction ? Toujours bien écrit, encore une fois, et la chute est impeccable ! Quelle contradiction, cette famille, elle est au bord de la crise "à cause" de Bernard, mais s'il n'intervient pas, elle n'est pas contente. Pourquoi Bernard plante-t-il : parce qu'il ne trouve pas la réponse, ou parce que de réponse, en fait, il n'y en pas chez la famille ? Cela me fait penser à un ado : à la fois en rébellion et désirant d'être secouru à la fois.

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