Portes sur l'inconnu | Adrien Sobra | 1956



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Portes sur l'inconnu @ Éditions Métal, Série 2000 n°20, 1er trimestre 1956 | Source illustration : The Internet Speculative Fiction Database (merci !)
Les romanciers d'anticipation bâtissent des hypothèses scien­tifiques dont quelques-unes ont déjà, paraît-il, mis des savants sur la voie d'inventions nouvelles. On aurait tort d'exiger des romanciers d'anticipation qu'ils accablent leurs lecteurs de chif­fres, d'équations et de formules algébriques. Messieurs les Savants, inventez-nous des rayons inouïs, des machines merveilleuses : c'est votre domaine. Notre rôle à nous, auteurs de « science-fiction », est de deviner l'Aventure Humaine qui pourra découler de vos inventions à venir...

A l'heure où les hommes s'apprêtent à explorer l'espace, il est naturel d'envisager les rapports que la race humaine devra entretenir avec des races vivant dans un autre système solaire, voire dans un autre univers. L'attitude que nous aurons envers ces êtres étrangers pourra causer soit notre bonheur soit notre ruine...

Mais peut-être, dans ce domaine des relations interplanétaires, serons-nous devancés par des êtres venus « d'ailleurs ». Dans "Portes sur l'inconnu", ce n'est pas un savant de la Terre, mais un ingénieur extraterrestre qui fabrique une machine capable de faire commu­niquer un monde inconnu et le nôtre au moyen d'une « porte invisible ». Par cette porte pénétreront chez nous, non pas des monstres hideux, mais des messagers aux voix discordantes, qui exigeront de nous un choix redoutable. Saurons-nous faire preuve de perspicacité et de sagesse ? Ou bien succomberons-nous aux tentations mauvaises ?

Fiche de lecture

Lors d'une expédition vers le Hoggar, le géologue Vincent Laurent voit un éclair laiteux jaillir dans la nuit, au-dessus du désert. Puis il découvre que sur plusieurs mètres carrés et une profondeur indéfinie, le sable a été remplacé par de la glace. Plus encore : cette surface rectangulaire est délimitée par des panneaux et un plafond invisibles que les blocs d'eau solidifiée cassés par le savant ne peuvent franchir - sauf dans un coin, par ce qui semble une porte indiscernable.
 
Décidant de s'y aventurer, Laurent débarque sur un monde glacé, dans un autre univers. Des robots le capturent et il fait la connaissance de Hoc I, jeune scientifique éminent de la planète U16 qui, après trois tentatives partiellement ratées, vient enfin d'ouvrir un seuil de translation pleinement opérationnel, donnant sur un continuum différent, et d'établir par hasard une liaison avec notre Terre. U16 est un monde très vieux, très évolué, à la population peu nombreuse, gouverné par un collège d'Anciens confits dans la sagesse, les principes, l'immobilisme, et quelque peu séniles pour certains d'entre eux. La longévité est exceptionnelle sur U16, la douleur et les maladies n'existent plus, le crime et le mensonge n'ont plus cours depuis des millénaires, il n'y a plus de villes... et les animaux en ont tous disparu.
 
Pacifistes et bons, les humanoïdes usseiziens ne voient pas le mal là où il peut se trouver et ne nuiraient à aucun prix à d'autres êtres intelligents. Principalement motivés par l'exploration du cosmos, ils ne disposent que de quantités insuffisantes de la matière V nécessaire à propulser leurs vaisseaux et ne peuvent s'aventurer très loin de leur système stellaire. Ayant découvert d'énormes gisements de cette substance dans les profondeurs de la Terre, Hoc I élabore un projet pour la récupérer.

Hélas, l'opération sera fatale à la planète et à ses habitants, certes peu avancés et pas très intéressants pour les Usseiziens, à de rares exceptions près comme Laurent qui est un savant. Pas question de les sacrifier, cependant : on les transplantera donc de leur univers sur U12, proche d'U16, préalablement rendue habitable par enrichissement de son atmosphère ténue avec l'oxygène de la Terre récupéré en totalité. Durant les mois où Laurent découvre avec fascination la civilisation usseizienne, guidé par Hoc II, fils de son ravisseur, celui-ci fait transformer U12 en la future Terre II et une formidable cité y est bâtie sous l'égide de Li, un homme-chat dont le peuple est devenu l'auxiliaire quelque peu contraint des gens d'U16. Laurent va ensuite devoir regagner son monde natal avec pour mission de convaincre ses semblables qu'ils acceptent de se préparer à émigrer vers un véritable paradis construit exprès pour eux. Un hasard malencontreux a hélas provoqué le transfert d'un autre Terrien chez les Usseiziens : Trinquet, champion de boxe, aux antipodes de Laurent pour ce qui est de l'intelligence, des centres d'intérêt et des aspirations.

Cette espèce de brute va devenir l'instrument du plan de vengeance des fourbes hommes-chats, décidés en secret à s'affranchir des Usseiziens et à les éliminer. Trinquet sera chargé de persuader les instances supérieures de la Terre qu'elles doivent non seulement dépêcher dans l'autre univers des représentants fiables pour s'allier avec les hommes-chats, mais aussi organiser le transfert interdimensionnel de toutes les bombes nucléaires disponibles. Alors que Hoc I lance le grand processus qu'il a échafaudé et que l'oxygène terrestre commence à fuir vers U12, les hommes-chats massacrent tous les envoyés de la Terre, chargent les bombes à bord de leur flotte spatiale construite en secret et s'en vont anéantir U16. Le choc est terrible pour Hoc I qui arrête instantanément l'opération en cours, sauvant la Terre puisque plus personne, sur U16 dévastée, n'a besoin de la matière V. Avec son fils, il passe une dernière fois dans notre continuum pour venir chercher Vincent Laurent et sa nièce, la jeune Marguerite, dont Hoc II est tombé amoureux au premier regard. Destination I13, une lointaine petite planète elle aussi aménagée en paradis, où un avenir souriant s'ouvrira pour les deux derniers Usseiziens et leurs deux seuls amis terriens...

Deux ans avant son premier Angoisse ("Agence tous crimes", n°40, février 1958), Marc Agapit signe sous son vrai nom un singulier roman de science-fiction bâti sur le thème des univers parallèles "coexistant dans le même espace" avec possibilité d'ouvrir entre eux des portes "par pivotement de parties de planètes" des uns vers les autres, et vice versa. Plutôt original à l'époque, le concept donnera plus tard naissance à des œuvres plus sérieuses, plus connues, mais pas traitées sur le ton caractéristique d'Agapit qui pointe déjà tout au long de cette improbable histoire. Avec un humour assez caustique, l'auteur dépeint la vieille civilisation d'U16, dont les Anciens n'ont plus l'esprit très vif, tellement pacifique et idéaliste qu'elle ne voit pas arriver sa fin. Il joue sur le contraste avec les Terriens dont l'immense majorité ne se préoccupe que de ses intérêts matériels, de la suprématie de sa nation et de la domination du reste du monde. Les réactions des représentants des divers pays acceptant de fournir des bombes pour écraser l'oppresseur prétendu, dans l'autre univers, sont encore aujourd'hui d'une actualité frappante. Et seul le personnage central, le géologue Laurent, apparaît comme un Humain doué de raison, puisque c'est un scientifique qui sait réfléchir et s'émerveiller.

Au-delà du farfelu, de l'invraisemblable et de l'imaginaire débridé, "Portes sur l'inconnu" mérite reconnaissance par ce qu'il préfigure déjà de l'œuvre à venir de Marc Agapit, style en apparence simple, direct et sans fard, critique acerbe des travers individuels et des défauts de la société, dénonciation des traits de caractère les plus sordides et négatifs (pp. 50-51). L'on remarque cependant quelques très belles pages poétiques à souhait, comme lorsque Laurent découvre de la glace en plein Sahara puis la "porte" inter-univers (pp. 37-49).

Ce roman oublié, au charme un peu naïf et suranné, mériterait grandement d'être remis en lumière au moins à titre de curiosité historique assez originale.



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