Que nous reste-t-il ? | Robert Yessouroun | 2023

Par | 17/01/2023 | Lu 240 fois




Copyright @ 2023 Le Galion des Etoiles | Que nous reste-t-il ?, une fable du futur de Robert Yessouroun
Une cave de pierres rousses occupe bientôt l’écran dressé vers le milieu de la barque de deux pêcheurs. Ils reconnaissent la voix d’oracle qui commente les premières images :

«  Enfin, la machine s’enclenche, selon le protocole en veilleuse depuis si longtemps. Elle déverrouille l’androïde, ses capteurs et les filtres de ses sens, avant de libérer, les unes après les autres, les sources de son activité. Aussitôt sous tension, sa vigilance procède à un check-up de ses composantes mobiles. Les ultimes contrôles répétés cinq fois, les premiers projets s’épanouissent avec lenteur et précaution : scanner la caisse qui le contient, la faire éclater par un étirement irrépressible de ses membres, progresser à petits pas dans l’espace proche. On dirait une cave.

Exécution de ces tâches. Jusqu’à une halte soudaine, devant un rectangle lisse, poli, contre un mur de brique. La surface dédouble l’image des objets dans son champ. Cette donnée fraîche monopolise toute l’attention du robot. Le quadrilatère reflète massivement une forme qui doit correspondre à la sienne : une silhouette à deux bras, deux jambes, deux yeux, deux oreilles, mais un buste, un nez, une bouche. Depuis son crâne pendent de multiples tresses de cheveux noués, des dreads, en somme, à la manière rasta. Son corps est zébré d’or et d’obsidienne. L’automate sonde son identité. Pour tout matricule, il obtient : Bis (Bénévole Investigateur Sagace).

Renfermé, l’air ne sent pas la cave. Bis identifie la molécule triméthylamine, qui parfume la vie marine. Alors qu’il pivote de 105 degrés, il cadre une immense bassine d’eau. Émergeant du liquide, une toute jeune otarie l’applaudit, le museau hilare. Le robot évalue cette présence. Elle est bel et bien inscrite au programme, sous le nom de Bisou. Le mammifère des mers dodeline son torse fuselé, pour le rejoindre, non sans de drôles aboiements. Sur un guéridon, des vêtements pliés, un uniforme de matelot, une marinière et un short marin. Un algorithme qui a du nerf enjoint Bis de s’habiller.

Au bout de la cave, un couloir. Un sas entrouvert, comme prévu. Il sort, sur le qui-vive, suivi par l’animal enfant qui, tantôt rampe, tantôt sautille. Le trottoir est désert, comme celui d’en face. Quatre heures du matin, selon l’horloge interne. Sur sa droite, un immeuble en molasse, avec deux entrées quasi-contigües. L’otarie semble s’esclaffer devant l’un des portails, comme pour inviter l’androïde à le pousser. Faute de critères rationnels, le robot choisit l’autre.

Dans le vaste hall, cette anomalie : des portes par paires jalonnent les murs. Curieuse symétrie systématique… Bisou secoue sa tête chauve mais moustachue, puis dansotte sur place, pointant de sa patte palmée la première porte. Après quelques calculs, perplexe tel le ver de terre face à une bifurcation, Bis pousse la poignée que lui désigne l’otarie. C’est la loge du concierge. Une alarme retentit. L’animal pouffe, se tapant le flanc graisseux.  L’androïde déguerpit pour se réfugier derrière la porte d’à côté. C’est aussi la loge de la concierge ! Sirène soutenue. Bis détale de l’immeuble, lorgne sur le trottoir une voiture de police qui freine. La bête candide, par d’amples gestes, l’attire vers elle, depuis le second portail de l’immeuble.

Le grand couloir offre derechef une ribambelle d’entrées doubles. Une fois de plus, Bis tergiverse, le temps de passer en revue les données pertinentes. Bisou tambourine des deux palmes contre la quatrième porte à gauche, celle que finit par emprunter l’androïde mal déterminé. À l’intérieur, il découvre un bar. Assise au comptoir, une jeune femme solitaire sourit. Comment lire ce sourire ? Cette humaine est-elle séduite par lui, l’automate en matelot, ou, simplement, est-elle satisfaite d’elle-même ? Impossible de trancher sans l’aborder. La police débarque, en tandem. Les gardiens de la paix n’apprécient guère les robots, trop souvent hors-la-loi, car le diable est dans les détails. L’otarie s’insinue entre les jambes d’un agent, ce qui donne le temps à Bis de se replier vers les toilettes (là encore, deux portes ; il opte pour « gentleman »).

L’interpellation évitée de justesse, les forces de l’ordre remontées dans leur véhicule, de retour dans le couloir, l’androïde entrouvre la troisième porte à gauche. Il pénètre dans un casino. Un jeune homme grimaçant s’approche de lui, brandissant le poing. Personnage dangereux ou pas ? Geste de colère ou d’encouragement (tel un joueur de tennis) ? Impossible de trancher sans l’aborder. Deux videurs baraqués bloquent l’automate. Pas de robot dans les casinos ! Tout bien pesé, Bis n’insiste pas. Il rebrousse chemin. Dehors l’otarie claque des palmes.

Bis et Bisou déambulent sur le trottoir, croisant de rares passants qui se retournent, amusés par le passage de ce duo singulier, une bête palmipède accompagnée d’un robot matelot moumouté de dreads.

Entre les deux vitrines d’une poissonnerie, une porte annonce « fermé » sur un écriteau. Devant celle-ci, un coffre d’osier dégouline. L’otarie ne tarde pas à puiser sans gêne dans ce panier. Même qu’elle jette en l’air un hareng pour le gober dans sa gueule béante. Soudain, la porte du magasin coulisse. Un androïde en salopette s’empare du coffre pour le caser à l’abri. Puis, il resurgit en fureur sur le trottoir. C’est le même modèle que celui de Bis, à part sa tête nue et ses zébrures en rouge et argent. Il bat son torse avant d’apostropher son semblable.

‑ Eh, toi, le Jamaïcain ! T’as aucune mission par ici. Dégage !

‑ Ta ville est aussi la mienne, rétorque Bis. Partageons-la.

‑ Quoi ? Partager ? Jamais ! Suis Mono Game.

Sans chercher d’histoires, Bis poursuit sa route en direction d’un carrefour à quatre bras. Le mammifère marin se tortille derrière l’automate. Cependant, Mono Game les rattrape pour se planter devant eux.

‑ Le carrefour, c’est encore chez moi. Ouste !

Le robot possessif s’agrippe aux tresses rasta. Bis le repousse.

‑ Pauvre de toi, Mono Game ! Ton instinct de territoire a dû manger ton instinct de vie, comme le fou qui déclare la guerre.

L’otarie est retournée dans la poissonnerie. Elle en ressort avec un bouquet de harengs, pour aussitôt engloutir son en-cas. Mono Game hèle une patrouille de gendarmes. Mais sourds à cet appel, les gendarmes continuent leur tournée. Ils n’aiment guère Mono Game. C’est un robot fatigant.

Le palmipède gambade tout allègre, hume un parfum puissant, bien étrange en provenance du carrefour. Là, deux jardiniers déchargent d’une fourgonnette des buissons de jasmin. La bête et le robot piratent le véhicule. Lui tient le volant jusqu’à la sortie de la banlieue, au bord d’une rivière, devant deux grottes jumelles. Des champignonnières ? Bisou s’engouffre dans la caverne où coule une rivière bordée de cristaux, tous d’une symétrie curieuse. Aux trousses de son fougueux compagnon, Bis patauge à contre-courant dans les flots, finit par aboutir à un lac souterrain, dans lequel nage déjà la jeune otarie qui grignote quelque chose d’éclairé. Sur la rive, des canoës, des pédalos. Grâce à ses capteurs infrarouges, l’androïde perçoit, presqu’aux confins du plan d’eau sous le gigantesque dôme rocheux, une embarcation comme pétrifiée. »

La voix d’oracle cède la parole au nouveau venu.

‑ Ça devient aussi bizarre qu’un chiffre impair ! s’exclame Bis.

L’androïde pédale sur la surface aussi lisse que limpide, laissant deviner une kyrielle de lueurs : sous les flots grouillent des poissons lumineux. Le robot fait halte près de la barque aperçue au loin. À la proue, un homme. À la poupe, une femme. L’un comme l’autre tournent le dos à un écran qui s’éteint lentement. En fait, chacun tient une canne à pêche. L’otarie tournoie autour d’eux.

‑ On vous attendait, déclare la voix féminine, pour la réponse.

Le robot ne saisit pas ce qu’elle dit.

‑ Que pêchez-vous, madame, monsieur ? demande Bis.

Bisou plonge sous la barque.

‑ Rien, avoue la femme. Cette posture du pêcheur nous permet de méditer.

‑ Rendre le monde meilleur, voilà notre seule certitude, enchaîne l’homme. Mais avant d’agir en ce sens, mieux vaut savoir ce qu’on veut, sans quoi, un idéal hautain, mégalo vous aspire !

‑ Heureusement, Bis et Bisou, vous êtes venus tous les deux, comme annoncé par l’oracle, sourit la pêcheuse.

‑ Ah bon ?

‑ Nous souffrons d’une sorte de mal de désir.

‑ C’est comme le mal de mer ?

Le pêcheur soupire.

‑ Ce mal de désir commence quand le désir se dédouble. Je veux, je ne veux pas. L’un devient le clone clown de l’autre. Dès lors, plus d’autre choix que le pari. La vie en devient risquée.

Au lac, Bisou multiplie les acrobaties. On dirait qu’elle s’amuse à ricocher sur l’eau.

‑ Bref, vous ne savez plus ce que vous voulez, conclut Bis.

‑ Nous ne savons plus ce que nous sommes, quelle est notre identité d’humain, regrette la femme. Nous sommes floutés entre la bête et le robot. Le robot nous supplante par son intelligence, la bête par son émotivité. Que nous reste-t-il ?

Un coup de vent souterrain froisse la surface du lac intérieur, si bien qu’il brouille les bancs de lueurs profondes.

‑ Alors ? insiste-t-elle. Que nous reste-t-il ?

‑ Euh…

Les dreads rasta vibrent le long des joues de Bis. Sur son pédalo, monopolisé, surchargé par un flux de calculs, de dérivées, de formules idiomatiques, d’ébauches et d’esquisses polygonales, il envisage une réponse. Et jaillit l’intuition :

‑ La poésie, peut-être ? La poésie, la fleur de l’enfance, avec sa douce curiosité…

Enfin, le couple de pêcheurs quitte l’immense caverne pour regagner la rivière au soleil. À bord de leur barque, la jeune otarie se prélasse dans les bras synthétiques du robot matelot.

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