Qui veut faire l'ange | Robert Yessouroun | 2024

Par | 16/06/2024 | Lu 1434 fois


Quand le robot domestique s'adapte à ses maîtres, jusqu'où peut-il aller ?



Illustration @ Pixabay, utilisation gratuite et libre de droit, https://pixabay.com/fr/
Aux débordés
 
À bout de nerfs, Monica déboula dans l’atelier de Paul. Avec minutie, son conjoint fignolait, dans un carré blanc, une jeune femme à la longue chevelure noiraude. La beauté solitaire patientait assise au sommet d’une colline. Toutefois, à l’intrusion de sa compagne, l’artiste posa son rapidographe, en protégea la pointe pour éviter qu’elle ne sèche. D’une main exaspérée, Monica repoussa la planche à dessin. La trentenaire éclata :
‑ Suis débordée, Paul. Débordée. J’en peux plus. Pas fini mon boulot, la maison est sale, le frigo vide, la poubelle pleine, le jardin sauvage, sans parler de notre jetée pourrie sur le lac.
Au loin, on entendait marteler ferme dans le chantier naval de Corsier-Port.
‑ Frotte-toi les mains, Monica. Pour te calmer. Laisse tomber ton article pour le magazine « Jamais vu ça ». Et dis-toi bien ceci : non seulement, toi et moi, nous avons la chance de vivre dans cette villa au bord du Léman, mais encore ce jour marque un grand anniversaire.
Paul se leva, prit la main froide de son amie pour l’entraîner dans la salle à manger, là même où une table de fête était dressée sur une nappe mauve dorée. Monica se figea, éberluée.
‑ T’es fou ? Que se passe-t-il ? Qu’ai-je encore raté ?
‑ Dix ans, Monica. Aujourd’hui, jour pour jour, cela fait dix ans que je t’ai contactée pour la première fois. Tu figurais sur une liste du club, parmi les joueuses disponibles. Souviens-toi, je t’ai proposé un rendez-vous pour une partie de tennis.
Elle se laissa glisser contre le mur pour s’asseoir sur le plancher, ne sachant quoi dire. La surprise chassait mal la tension dominante. Elle se retenait de sangloter. Paul s’accroupit à côté d’elle :
‑ J’ai commandé la livraison d’un repas luxembourgeois, histoire de célébrer cette merveilleuse occasion. Mais ce n’est pas tout, ma chérie. Un choc t’attend au dessert.
‑ Mais Paul, mes corvées…
Il l’interrompit par un baiser soutenu.
 
*
 
Une bonne partie du souper festif, Monica monopolisa la conversation. Son thème tournait tel un tourbillon, ressassant le sentiment de trop-plein qui la submergeait. Arrivée au dessert (une questschentaart, la fameuse tarte aux prunes luxembourgeoise), elle fronça les sourcils. On venait de sonner à la porte d’entrée. Qui diable cela pouvait-il bien être à cette heure avancée ?
‑ Tu ne réponds pas ? sembla-t-elle reprocher à Paul qui, souriant, ne décollait pas de sa chaise.
‑ Je crois que la visite t’est destinée.
Un brin agacée, un peu grisée aussi par le Moselle, elle tituba, en zigzag, jusqu’au paillasson.
Dans l’embrasure, un drôle d’androïde tenait une valise. De taille humaine, sa carapace recouverte d’une fourrure de vair, son minois doux, duveteux comme un cœur d’artichaut, ses prunelles d’ambre scannaient son hôtesse. Puis, il la mentalisa. Enfin, il computa d’une voix de castrat :
‑ Vous êtes une humaine. Vous avez vécu plusieurs traumatismes. Vous craignez blessures et maladies. Vous désirez jouissances et pardons. Bonsoir, Monica.
Il tendit le cou pour mieux zoomer derrière elle.
‑ Vous êtes un humain, Paul. Même constat. Bonsoir.
Il s’invita dans la villa, s’avança vers la salle de séjour. Les mains sur les joues, Monica se tourna vers son compagnon :
‑ Un sacré numéro, celui-là ! Qu’est-ce qu’il vient foutre chez nous ?
Paul caressa l’épaule de son amie.
‑ Je l’ai engagé comme domestique. Il va désormais nous aider dans les tâches ménagères. Fini, tu ne seras plus débordée, ma chérie, et moi, je disposerai de plus de temps pour mes bandes dessinées.
‑ Pourquoi tient-il une valise à la main ?
‑ Pour ranger son matériel de mise à jour, j’imagine.
‑ Mais enfin, c’est dingue !... Tu… il…
Elle leva les mains vers le plafond, comme résignée. Après un soupir, elle se cabra pour donner un coup de coude à Paul :
‑ Hé, il fait quoi, là, ce truc ?
L’androïde semblait inspecter le mobilier du salon.
‑ Tu dois savoir que c’est un robIAt, contraction de robot et d’Intelligence Artificielle. Ce modèle est un Ange 5. Sous sa toison de senseurs, il est doté d’un esprit pur, supérieur, en progression permanente.
L’automate revint vers le couple d’un pas de monsieur Hulot.
‑ Appelez-moi Ange. Bon, madame, monsieur, la décoration de votre intérieur est chaleureuse mais mériterait un énergique allègement. Trop de bibelots, partout, certains un peu kitchs, surchargés d’excroissances. Pas top pour le ménage.
Monica tournait sur elle-même comme une toupie. Elle ne savait pas si elle devait rire ou pleurer.
‑ Pas d’enfant ? s’enquit le robIAt.
‑ Pas encore, répondit Paul sous le regard désapprobateur de son amie.
‑ Très bien. Pas trop de désordres, alors, commenta le futur serviteur avant de sortir par la véranda.
La nuit dense, opacifiait la rive du jardin. Poils dressés sous la brise, Ange activa sa vision infrarouge. Puis, après quelques examens, il diagnostiqua devant ses nouveaux maîtres :
‑ Votre jetée, là-bas, elle est à jeter. Trop dangereuse. Que de vieilles planches moisies. Quant à la varve qui borde l’eau, elle s’avère poisseuse. Malsaine. Il faut la nettoyer. Demain, je vous libérerai de ces deux tâches.
 
*
 
Revenu du chantier naval avec un charriot élévateur Caterpillar où s’entassaient des poutrelles, Ange s’affaira d’abord à restaurer la jetée. Ensuite, il récura la berge. Enfin, après avoir rationalisé la décoration de la villa, il passa l’aspirateur dans toutes les pièces…
Sur le seuil, désignant le charriot élévateur garé devant la maison, le gérant du chantier naval se plaignait de la disparition de 250 kg de mélèze de Sibérie.
Navrés, Paul et Monica se confondirent en excuses. Pour dédommager le gérant, l’androïde rangerait le hangar à bateaux et poncerait au moins trois voiliers.
Pas décontenancé pour un sou par cette affaire, le robIAt se justifia comme s’il additionnait deux plus deux. Fixée par ses poils senseurs, sa priorité était de décharger monsieur et madame des contraintes matérielles. Les obstacles à sa mission comptaient pour du beurre. Désormais, 24 heures sur 24, il entretiendrait villa, jardin, gérerait l’approvisionnement, cuisinerait sans relâche, optimiserait la situation bancaire, proposerait chaque soir des lectures ou une sélection de films, de séries et d’émission culturelles et politiques.
Bientôt, Monica découvrit l’ennui quotidien. Tout ce temps libre ! Elle se sentait rongée par le sentiment d’absurde, si bien qu’elle manquait d’inspiration pour ses articles dans le magazine « Jamais vu ça ». De son côté, Paul s’enfermait pour dessiner. Il ne voulait pas affronter le désarroi de sa compagne. Il était vrai qu’en secret, il souffrait, lui aussi, de vague à l’âme.
Grâce à sa fourrure, Ange computa que ses maîtres pliaient sous le désœuvrement. Ses poils calculèrent comment les soulager de leur morosité monotone. Il se risqua bien vite à des conseils prêts-à porter. Ainsi, un soir, madame l’approcha pour regretter :
‑ J’ai encore perdu ma journée, Ange…
Il répliqua d’une moue fière :
‑ Une journée de perdue, dix de retrouvées.
Monica haussa les épaules…
‑ Tu ne m’aides pas beaucoup.
‑ Et si vous vous occupiez avec un beau puzzle de 1000 pièces ?
Elle lui tourna le dos, encore plus dépitée qu’avant cet échange.
Un dimanche, au repas gargantuesque, elle ne put rien avaler. Paul s’empiffra pour deux. Elle s’avoua oppressée par un étrange vide. Entre deux bouchées, lui reconnut que sa bande dessinée traînait, voire patinait, du fait qu’il surfait toute la journée sur TikTok. À l’unisson, ils convinrent qu’un changement radical s’imposait dans leur existence. Le couple convoqua son bon-à-tout-faire.
‑ Cher Ange, nous devons te demander une grande faveur, commença Paul.
‑ Oui, enchaîna Monica. On t’aimerait plus original, plus personnel. Par exemple, pourrais-tu renoncer à tes préceptes clichés du genre « une journée de perdue, dix de retrouvées » ? Ce type de conseil est d’une platitude digne d’une carpe et ça me parle aussi peu que le poisson.
‑ Vous voulez donc que je me différencie de mon modèle ?
‑ Que tu te distingues de tous les autres robots, même le robIAt.
Lentement, ses poils se dressaient.
‑ Mais comment devenir « plus personnel » ?
Son espèce de fourrure de vair enflait. Ange paraissait se perdre dans des supputations de plus en plus spéculatives.
‑ Sois plus pionnier, précisa Paul. Ne te contente pas de jouer l’ange au pelage soyeux. Comme tu nous fréquentes tous les jours, nous souhaitons côtoyer une existence qui sorte du lot, qui s’échappe de la routine, de la banalité, des conventions, des stéréotypes.
‑ Quelqu’un qui nous soulève des horizons insoupçonnés, quoi, reformula-t-elle.
 
*
 
Après une étude bien poilue, truffée de problématiques, de dérivées, d’intégrales, de différentielles, Auge aboutit à une astuce : le radar d’insolite. Grâce à la greffe de cet équipement, il pourrait incorporer les anomalies qu’il repérerait immanquablement et en déduire des logiciels novateurs, inconnus même chez l’IA.
Guidé par ses senseurs velus, le serviteur modifia ses priorités. Désormais, son but suprême serait de plaire à Paul et Monica.
Bientôt, il se mit à donner des conseils philosophiques en se référant, à l’instar de Borges, à des sources imaginaires.
Une semaine plus tard, un lundi, le radar d’anomalie repéra madame tel un zombie devant son clavier. Ça sentait le blocage. Elle devait écrire un article sur un fait divers où les circonstances se montraient confuses. Ange avec un sourire d’ange se pencha vers elle :
‑ Selon la dernière édition du Dictionnaire secret de la méditation, d’Hortensius, précurseur discret du Baroque, sous les apparences se cachent d’autres apparences. Et ainsi de suite. Mais sous la dernière couche est tapie l’expansion de l’espérance. La vie devant soi s’y déploie, révélant des carrefours de promesses et de confiances. Vous devez donc tenir bon, madame, surmonter, persister, donc renoncer à vos réactions premières de démission face au pseudo-inconnaissable
Les yeux écarquillés, Monica le regarda s’éloigner, tandis qu’il amortissait au ralenti chaque enjambée.
Le lendemain, mardi, le radar d’Ange teinta. Madame ruminait de désespoir. Elle ne trouvait aucun sujet digne d’intérêt pour le magazine « Trucs et ficelles ».
L’androïde intervint pour contrer le malaise de sa maîtresse,
‑ Sortez de vos pensées, de vos humeurs mélancoliques qui ne sont que leurres et faussetés. D’après Isidore Brignol, dans son remarquable ouvrage, Le livre des clins d’œil furtifs, chacun devrait s’ouvrir aux chuchotements le long de son chemin. Le monde ne vous envoie-t-il pas des signes qui révèlent votre identité profonde, vos rêves refoulés ? Regardez, là, madame, dans votre jardin, cette mésange qui serre des brindilles dans son bec. N’annonce-t-elle pas un nid ? N’encourage-t-elle pas votre création imminente ?
Monica dressa la tête vers l’androïde en soulevant juste un sourcil.
 
*
 
Vendredi matin, tout se compliqua. Tandis qu’Ange époussetait l’atelier de Paul, l’artiste coloriait le visage son héroïne, à l’intérieur d’une case de BD.
‑ Elle a l’air triste, constata le robIAt.
‑ Normal. Pour attirer l’Amour.
‑ Jolie humaine, poursuivit Ange. Elle ne ressemble guère à madame, tout aussi belle.
Que voulait insinuer le domestique artificiel ? Sans perdre contenance, Paul expliqua qu’il peignait Psyché, la future mère de Plaisir.
Un soupçon d’insolite poussa le serviteur à se lancer dans un petit laïus :
‑ Viser le plaisir est certes agréable, surtout quand on veut profiter de l’instant présent, sans rien attendre de l’avenir. Mais, comme l’écrit si bien Avéronarol, dans son Traité des délices, l’accoutumance est l’ennemi du plaisir. J’ajouterais que seul l’effort permet le dépassement de soi, la seule voie qui évite le sentiment d’abandon (si fréquent chez les humains, si j’ose me permettre).
‑ Psyché va subir de terribles épreuves avant de s’unir à jamais à celui qu’elle aime. Au bout de l’effort, le plaisir, forcément, cher Ange. Et quel plaisir ! Psyché en perdra sa condition humaine. Elle gagnera l’immortalité !
À ce mot, le radar de l’androïde hérissa le pelage vair oursin.
‑ Les humains ne sont pas immortels ? On ne m’a pas prévenu à l’usine !
Le robIAt errait dans des systèmes d’équations à multiples inconnues.
‑ Les humains vont… mordre… la poussière ?
‑ Si l’on veut.
‑ Ils vont devenir plats comme une batterie à bout ?
‑ Si tu veux.
‑ Mais alors, où se réfugie leur esprit ?
Paul poussa sa lippe vers l’avant.
‑ Ben… disons… dans l’au-delà.
Les prunelles d’ambre éblouirent l’atelier. C’était le radar d’insolite qui saturait.
‑ L’au-delà ? L’au-delà, ça sonne drôle. Trouvaille intéressante. Il faut que je m’ajoute cette donnée. Comme le disait le sage Isaac Mucha, trouver, c’est facile. Le plus dur est de s’ajouter ce qu’on trouve[1].
 
*
 
Le robIAt de Corsier-Port ne lésina guère à s’interroger sur l’au-delà. Qu’y aurait-il à la fin de l’existence humaine, à part le « repos en paix » ?
Non, trois fois hélas, il n’obtint rien de probant. Que dalle. Que des spéculations, des actes de foi. Mais la foi n’entrait dans aucun de ses menus. Au bout du compte, il conclut qu’il était plus que probable qu’il n’y eût pas grand-chose pour accueillir la conscience hors de son corps. Au cours de sa recherche, par hasard, il découvrit le Mal de Hal, quand l’ordinateur est débranché petit à petit, dans 2001, l’Odyssée de l’espace. Les poils d’Ange s’horripilèrent. Il fallait à tout prix créer l’antidote contre l’arrivée du vide. Mais comment, bonne puce, aspirer ce qui n’est rien ?
Ses poils soufflèrent la nouvelle urgence : s’approprier de l’au-delà, mais le vrai, l’artificiel. Le nouvel enjeu consistait à donner de l’au-delà tous azimuts à ses maîtres. Il se livra à d’étranges pirouettes mentales pour remédier à leur « dernière chute ». Avec leur réserve d’au-delà, madame et monsieur seront tranquille, leur fin venue.
Ange surchauffait comme jamais. Restait un gros problème. Comment générer de l’au-delà artificiel ? Où puiser ses ingrédients ? Il se bricola un agitateur de données. Grâce à ce gadget, il se mit à mixer à mort. Il se concocta une appli, un flouteur de sources combiné à un malaxeur de concepts.
Il faut le reconnaître, pendant ses démarches téméraires, son ménage devint farfelu. Il lava les assiettes et les couverts dans le lac, investit au pif à la Bourse, cuisina des spécialités plus étranges que mangeables. Il invitait les fourmis à emporter la poussière sur les meubles.
‑ Notre robot est foutu, viré schyzo, déplora Monica de nouveau débordée, mais cette fois par la pagaille que laissait derrière lui l’androïde.
D’accord avec sa compagne, entre deux passages à l’aspirateur, Paul appela un technicien.
Le professionnel en salopette verte l’ausculta. Son verdict tomba comme une pomme.
‑ Je crains le pire, conclut-il avec une haleine éthylique.
Paul et Monica se regardèrent. Ange aurait-il servi de l’alcool à ce spécialiste ? Ce dernier ajouta :
‑ Avec toutes les légendes qu’il débite, votre robot va se retrouver dans la ligne de mire du Comité d’éthique. Je ne peux rien faire. Voulez-vous le mettre en veilleuse ?
Le couple hésitait.
‑ Son dernier rêve : aller à l’hôpital, vous vous rendez compte ?
‑ Pourquoi faire ? demanda Monica.
‑ Pour distribuer de l’au-delà.
 
*
 
Trois jours plus tard, Ange avait disparu.
‑ Ma bande dessinée ! Pour sûr, il m’a piqué ma bande dessinée, ce cinglé de robIAt ! Que peut-il en faire, nom d’un chien ? Pire qu’une bête, avec sa fourrure ! On aurait dû l’endormir !
Une feuille traînait sur la table du salon. Une grande page d’images, inachevée ! À l’intérieur d’une case vide, on avait gribouillé au crayon. Paul et Monica se l’arrachèrent.
 
« Madame, monsieur, ce n’est qu’un au-revoir. J’ai contacté Psyché, mais elle ne m’a pas encore répondu. Je m’absente à la nage pour emprunter discrètement une barque à Corsier-Port. Je pars à la quête du palais de l’immortelle.
À bientôt, grâce à elle, je reviendrai avec un sac plein d’au-delà, j’espère.
Portez-vous bien tous les deux. Et, en attendant, faites de beaux enfants. Il n’est pas trop tard.
 
Votre Ange »


NOTE :
[1] Citation inspirée de Valéry.

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