Temple Ruins | Illustration @ Jared Shear http://jaredshear.com/
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Résonance
Assis sur un tabouret d’un bar de cette ville paumée du Brésil, en bordure de la forêt Amazonienne, Lorrain s’était vu approcher par un type au costume fatigué. Au moins autant que son propriétaire. Le gars, la trentaine bien tassée, déjà quasi éméché, s’était pris d’affection pour lui. Tout du moins, c’est ce qui remontait de son attitude. Les propos, des contacts physiques exprimaient une sympathie collante limite gênante qu’il avait du mal à repousser. Tout militait pour l’envoyer bouler sèchement. Et puis, au milieu des salamalecs, du discours incohérent avait germé le sujet d’intérêt éveillant son attention. Un temple caché, perdu au cœur de l’Amazonie, enfoui au plus profond d’une jungle vierge de la présence de l’homme depuis des siècles. En tout cas de l’homme blanc. Découverte par hasard. Un temple ? Vierge de l’homme ? Allons donc ! Celui qui s’appelait Martial, malgré son haleine à tuer un troupeau entier de bœufs s’était penché vers lui en roulant des yeux. Oui, parce que ce temple était non-humain, enfin pas bâti par des mains en provenance de la Terre. Lorrain avait failli éclater de rire. L’autre, s’agrippant à sa manche, jetant un coup d’œil à droite à gauche comme s’il craignait l’apparition dont on ne sait quel danger avait retrouvé un instant sa lucidité. Ne riez pas, avait-il lancé d’un ton impérieux en lui secouant le bras qu’il n’avait pas lâché, c’est sérieux.
Il lui avait conté son histoire comme s’il la revivait aujourd’hui devant lui.
***
La jungle, partout la jungle. L’humidité ambiante, partout l’humidité. Ça vous coulait de toute part, sur le visage, le long du dos. Comme une espèce de serpent qui s’entortillait autour des vertèbres. Devant les yeux, des larmes de sueur vous brouillaient la vision. S’essuyer avec l’avant-bras sur lequel perlaient autant de gouttelettes ne faisait qu’ajouter à cette vapeur brûlante. Avec en prime le soleil qui tentait de percer des nappes de brume ondulant leurs danses aériennes. Des fougères gigantesques barraient le chemin et pour tout arranger vous distribuaient des gifles à tour de tiges agacées. Elles aussi se demandaient ce que faisait là l’individu, le regard hagard, la barbe de plusieurs jours qui dégoulinait sa crasse entre les poils de son menton. La chemise, déchirée par le souvenir d’autres espèces végétales hostiles, peinait à protéger un torse balafré. Martial, brandissant sa machette, tentait de tenir en respect des insectes monstrueux qui seraient bien venus goûter à ces veines palpitant leur liquide nourricier. Les troncs des titans, dont le sommet se perdait vers le ciel, offraient tout juste en collant l’échine sur leur écorce rugueuse, les moments de répit indispensables pour tâcher de reprendre sa respiration. Faire taire ces souffrances qui montaient des muscles endoloris des mollets, des cuisses. Sans oublier les crispations du dos et de la nuque. « Qu’est-ce que tu fous là ? » semblait se demander la nature un rien hostile. Moi aussi, grommelait à voix haute l’explorateur qui progressait comme un automate. Il en aurait voulu au monde entier s’il pouvait s’adresser à lui. Déjà à ceux qui l’avaient abandonné cette nuit en lui dérobant la quasi-totalité de son équipement et bien entendu son argent. D’aventurier en mission de découverte, il s’était retrouvé perdu au milieu de la sylve gigantesque, sans cartes, sans moyens de se repérer. Inutile de dire que rapidement, le peu de repères enregistré dans son esprit l’avait soit déserté, soit était devenu vain au regard de ce qu’il traversait. L’impression de tourner en rond ou de s’enfoncer plus avant vers l’inconnu, la forêt vierge de tout contact humain pour le moins.
Ces saloperies de moustiques géants contre lesquels les moulinets rageurs ne suffisaient plus s’en donnaient à cœur joie pour venir le harceler. Pour un écrasé, un autre repartait désormais avec sa cargaison de sang frais. Les diverses retenues d’eau prodiguées généreusement par des plantes au vaste feuillage, ou de racines aux allures de serpent figés offraient des réceptacles propres au développement des insectes. Avec eux, pas moyen de goûter à la beauté du paysage. Pourtant, des papillons multicolores tentaient de le charmer de leur ballet incessant en traçant dans l’air des trajectoires plus gracieuses et harmonieuses les unes que les autres. Leur répondait la géométrie savante de lianes qui entremêlaient des cascades amoureuses les unes avec leurs voisines pour dessiner un entrelacement de passion végétale. Et puis la musique de la forêt. Ces hurlements de toute part qui vous tournaient la tête. Bestioles invisibles à quatre mains ou ailés, poussant jappements ou cris stridents. On en percevait parfois les formes qui fuyaient continuellement le regard pour perpétuer leur mystère. Des craquements de branches tout près, des bruissements de plantes bousculées par des créatures heureusement de petite taille. Oui, tout ça vécu dans un état d’esprit normal, tranquille aurait été un enchantement, une vision d’un paradis regagné. Mais là, tout paraissait s’être ligué contre lui et tenir plutôt de l’enfer vert promis dans la littérature dépeignant l’aventure.
Depuis combien de temps errait-il ? Il en perdait la notion. Il avait dormi dans les branches élevées d’un géant de bois qui avait bien voulu l’accueillir. On ne savait jamais trop ce qui pouvait courir ou ramper en bas. Il lui avait semblé plus prudent et judicieux de trouver un refuge en hauteur, même si on n’était pas à l’abri de certains félins grimpeurs. Courbaturé de partout malgré la bienveillance de l’arbre. Il était reparti avant l’aube à la recherche d’un point à partir duquel il aurait pu progresser dans une moins mauvaise direction. Une rivière par exemple.
Mais pas l’ombre d’un quelconque cours d’eau à un horizon rendu diablement proche par la profusion et la luxuriance ambiante. C’est au moment où, un peu, beaucoup découragé par son équipée, débouchant sur une clairière qu’il stoppa net stupéfait par ce qu’il voyait se dresser devant lui. Une construction, un temple en plein milieu de la jungle !
Ce temple reproduisait sur ces bas-reliefs des êtres d’apparence monstrueuse. Plusieurs membres supérieurs, des têtes multiples, parfois présentant des tentacules. D’autres créatures à l’aspect vaguement humanoïde revêtues de scaphandres. Ça n’était pas une blague idiote. Ces constructions cyclopéennes dataient de plusieurs centaines d’années au vu de l’état de la matière les composant, de la végétation qui avait tenté de s’approcher et recouvrir l’incongruité. Mais comme si elle n’avait pas osé, voire craint d’entrer en contact et d’y perdre son âme, elle profusionnait à distance respectueuse, calmant les jeunes pousses téméraires désireuses de se développer en sa direction. Martial avait senti ces vibrations étranges en provenance de l’édifice. Essayaient-elles de le tenir elles aussi en retrait d’un lieu sacré interdit ? Il s’était approché, puis, après plusieurs rétablissements rendus nécessaires par la taille des marches, il avait pu accéder à ce qui paraissait l’entrée du temple. L’obscurité régnait en maitresse à l’intérieur. Une odeur bizarre flottait à la lisière comme si elle ne souhaitait pas sortir, craignant le soleil. Il fit plusieurs pas et alluma sa torche. La sensation que l’air s’épaississait et freinait son avancée. La lumière elle aussi ne progressait que de quelques mètres, avalée par cette substance gazeuse. La tentation était trop forte. Mettant un mouchoir sur le nez, il continua de pénétrer plus avant. Le gaz élastique désormais l’entourait et peut-être même le guidait dans sa bulle de lumière ne parvenant pas à percer plus loin. Arriva le moment où il fut obligé de stopper et tout d’un coup, tout s’éclaira autour de lui. Il se trouvait dans une salle immense devant une grande stèle baignée dans un halo orangé. Tout autour, dans une pénombre respectueuse, les murs étaient recouverts de bas-reliefs singulièrement animés représentant des scènes étranges. Finement reproduites, il n’en saisissait pas la signification. Scènes de discussions apparentes. Scènes d’accouplement. Scènes de batailles et de destruction d’une époque lointaine où rayonnaient des royaumes disparus depuis dans les cendres de l’histoire. Derrière lui, le noir complet. Pas moyen de distinguer le dehors. Il en frissonna d’inquiétude et puis là, devant lui, sur la pierre reposait la forme d’un géant. Était-ce une représentation d’un gisant réalisé dans un matériau inconnu ? Il s’approcha en surmontant sa crainte, animé par la curiosité et l’intérêt d’une telle découverte. L’être surhumain n’était pas une statue. Il était revêtu d’une sorte de scaphandre comme sur les bas-reliefs à l’extérieur. Il avança encore plus au niveau de ce qui devait être la tête. Le casque la recouvrait et il dut monter sur la pierre pour en distinguer la visière. Curieusement pas de poussière ici, comme si l’atmosphère qui régnait la repoussait à l’image de la végétation alentour. Il se pencha pour essayer d’en discerner l’intérieur. Là aussi, la pénombre qui prédominait s’éclaircit miraculeusement à son approche. Un liquide mouvant ou un genre de gaz se débattait exprimant un désir de liberté que le casque lui interdisait. Il sembla d’un coup s’éparpiller vers l’arrière pour disparaitre. Martial distingua soudainement un visage remarquablement conservé, celui-ci était étonnamment humain. Les pommettes légèrement saillantes, les yeux clos finement dessinés et délicatement étirés aux extrémités extérieures. On aurait pu dire qu’il s’agissait d’un habitant de certaines contrées de l’Asie centrale si ce n’était une stature de géant de beaucoup plus que deux mètres de haut. Tout à coup, il faillit partir à la renverse. Les paupières se mettaient à frémir ! Non, il ne rêvait pas, il s’agrippa autant à la structure qu’à sa raison qui vacillait devant l’impossible. Les yeux s’ouvrirent et il ressentit l’étonnement, les interrogations empruntant ce regard qui le fixait. Puis, rapidement à droite et à gauche, au travers de sa visière, le souvenir parut remonter du pourquoi et comment il se trouvait là. Il le dévisagea à nouveau de façon intense. L’explorateur égaré sentit comme une main invisible passer sur son visage, puis le traverser dans son esprit tout entier sans qu’il en éprouve la moindre douleur.
D’un coup, des pensées qui ne lui appartenaient pas prirent forme. Mouvantes, géométriques, des couleurs connues et inconnues, floues, puis de plus en plus nettes. Et d’une clarté trouvée, des mots, des sons qui se formaient dans une langue inconnue. Il ne savait, quant à lui, que formuler son ignorance, dans la sienne, de ce qu’il pouvait ressentir. Comprenait-il, celui qui, allongé, tentait d’entrer en communication ? Le géant fronça les sourcils, sans doute pour se concentrer. Martial perçut plus clairement ses interrogations, ses doutes, son sentiment d’étonnement de le voir là. Si petit, si étrange dans son accoutrement. En prenant garde de ne pas le bousculer, il se redressa de toute sa hauteur, se retourna pour s’asseoir. Il prit quelques instants pour que les choses se mettent en place. Sans doute que pour lui aussi la tête lui tournait lorsqu’il se relevait un peu vite. Il retira son casque pour le poser à côté de lui.
C’était une femme ! Les cheveux châtain foncé courts, le regard clair d’un iris marron tirant sur le jaune, elle montrait un visage d’une finesse remarquable d’une humanoïde d’une trentaine d’années passées. Une beauté qui parcourait son apparence. De ces traits isolés qui, bien qu’échappant aux critères habituels de ce qu’on considère comme joli, offraient un ensemble admirable. Un visage sans qu’il sache exactement pourquoi, qui lui racontait de plus une histoire enfouie au plus profond de lui-même. Saisissant une espèce de pochette sur le côté, elle en sortit une sorte de tube qu’elle s’empressa de visser sur un orifice de sa manche. Plissant les yeux, elle attendit quelques instants avant de les ouvrir et de le fixer avec insistance. Elle aussi paraissait se poser des questions sur son apparence. Plus éveillée, la perception de visite dans l’esprit de l’explorateur se fit à nouveau sentir. Toujours en douceur, mais plus appuyée, parcourant en tous sens et provoquant chez lui une sensation de vertige. Puis tout s’arrêta au bout de quelques minutes ou plus il ne savait pas. Quelle ne fut pas sa surprise quand retentirent alors de la bouche de la géante les mots qui suivirent.
— Voilà, maintenant que nous nous comprenons, nous allons pouvoir communiquer et essayer d’éclaircir la situation. Qui êtes-vous et que faites-vous ici ? Pourquoi ai-je cette sensation de vous connaitre ?
Il bredouilla des mots sans suite pour commencer avant de, sous le regard patient de son interlocutrice, pouvoir aligner de quoi s’exprimer.
— Mais comment avez-vous fait ? Vous parlez notre langue tout d’un coup ? Qui êtes-vous, d’où venez-vous ? Quel est cet endroit ? Moi aussi j’ai cette impression inexplicable de déjà-vu.
Un sourire se peignit subrepticement sur son visage. Elle eut un petit geste de la main comme pour écarter la difficulté.
— Beaucoup de questions qui nécessiteraient temps et énergie pour développer correctement. Je veux bien commencer à répondre puisque vous ignorez les miennes. Mon nom est Anoa, enfin c’est ce qui se rapproche le plus dans votre langue. Je ne suis pas de ce monde, comme vous vous en doutez d’après ce que j’ai pu glaner par une télépathie légèrement intrusive. Dont je m’excuse. Ce que je fais là ? J’attends. Qu’on vienne à mon secours depuis que je suis coincée ici. Depuis combien de temps, hélas, apparemment des centaines de vos années. Je ne comprends pas pourquoi, mais on n’a pas retrouvé ma trace. À moins qu’on ne souhaitât pas me voir de retour, ce qui m’étonnerait, mais on ne sait jamais. Sur Soôdida comme ailleurs, dans cet espace, cet univers ou un autre, il n’est pas rare de rencontrer des inimitiés. En attendant ce qui pouvait prendre du temps, je suis entrée en léthargie et c’est votre intrusion qui a déclenché le processus de réveil. Ce qui est surprenant c’est que vous ayez pu pénétrer ici. Normalement, il n’y a que les miens qui auraient dû. À moins que l’évolution, les mélanges, que sais-je encore ?
Elle se frotta le menton d’un geste terriblement humain et se tapant sur les genoux, reprit pour elle-même.
— Mais notre absence aurait dû faire intervenir une équipe de secours même réduite. Il s’est passé quelque chose, mais quoi ? Comment ? Est-ce que l’échec a entrainé la décision d’arrêter la mission, les missions dans ce monde ? Il faut croire que oui. On ne gaspille pas les explorateurs, il y a tellement de planètes à découvrir, à défricher. Est-ce que les sauveteurs sont tombés sur les pièges tendus par les habitants de ces forêts pour se combattre entre eux ? Tous massacrés, par crainte de ces différences d’apparence. Ou encore dépouillés de leurs effets, sans défense, condamnés à vivre, à subsister sans espoir de retour. Des camarades sacrifiés pour en chercher une seule, quelle que soit son importance. Nous, ce sont les maladies qui ont décimé notre équipe. Dernière survivante avec l’ensemble de nos découvertes, je me suis enfermée ici, à l’abri de la contagion, de vos semblables d’alors, dans ce temple que nous avions érigé, orné de terrifiantes images pour inspirer la crainte. Doublé par ce dispositif répulsif, à la fois mental et réel. Il ne me restait plus qu’à m’endormir avec l’espoir d’être sauvée un jour proche. Pour ce qui est de cette sensation de vous connaitre, vous reconnaitre, je n’y comprends rien. Souvenirs d’une autre vie, sur d’autres mondes ?
Tandis qu’elle se réfugiait dans un silence peuplé de regrets et d’interrogation. Martial se mit à réfléchir et il demanda doucement.
— Mais n’aviez-vous pas le moyen, le véhicule pour retourner chez vous, même toute seule ?
Elle leva des yeux légèrement absents vers lui, avant que, prenant à nouveau conscience de sa présence, ils ne retrouvent un éclat un peu triste.
— Mon véhicule ? C’est plus compliqué que ça. Nous voyagions au travers de portes. Il s’agit de brèches spatio-temporelles ouvertes grâce à des techniques de mise en relation des mondes. Seul moyen pour les faire entrer en résonance et ainsi créer la connexion nécessaire entre les deux univers. Le voyage a cet avantage extraordinaire d’être instantané, le temps de franchir le seuil. Mais il faut non seulement une connaissance parfaite de ces phénomènes physiques, mais également la coupler avec celle, hors pair, de la réalisation de l’expression requise. Et puis les portes ont une période active très limitée, car très couteuse en énergie et à la stabilité plutôt courte vu les mouvements quasi incessants de part et d’autre des mondes. Enfin, encore faut-il qu’elles fonctionnent ! Mais tout ça me dépassait. Vous voyez, j’étais ce que vous appelez la botaniste de la bande. Celle chargée de l’étude de la flore. Les super-techniciens responsables du voyage ont hélas été les premières victimes du virus. Nous, moi la première, étions incapables d’utiliser convenablement la machine sans risquer l’accident et retrouver ses atomes éparpillés dans l’espace négatif. Une fin rêvée si on souhaite en terminer, ce qui n’était pas notre désir. Mais comment faire pour programmer correctement sans maitriser ce qui nous paraissait un total charabia ? Tenez, regardez plutôt ce qui en résulte et qui ne marche plus pour cause de données complètement obsolètes.
Elle se tourna vers le fond de la salle où se trouvaient des appareils tous plus étranges les uns que les autres. Elle fit signe à Martial de la suivre jusqu’au plus près d’eux qui s’éclaira à leur approche. Toujours en fonction malgré le temps écoulé. Un écran apparu dans les airs sur lequel sa main encore gantée parut accompagner le défilé des images bardées de symboles incompréhensibles pour lui. Elle s’arrêta brusquement devant une, particulièrement mouvante, dans laquelle dansaient des figures vaguement géométriques. Tandis qu’elles s’agitaient dans leurs mouvements hypnotiques, des sons se firent entendre, une espèce de musique étrange, aucunement dissonante, voire envoûtante. Au bout de quelques secondes, la géante opéra un geste pour la faire taire.
— Attendez ! s’exclama Martial en posant sa main sur son avant-bras, laissez le son, c’était incroyablement beau et de plus on aurait vraiment dit…
Elle se tourna vers lui, l’air interrogatif, puis sans mot dire, fit un signe du doigt et la musique retentit à nouveau. Joyeuse, harmonieuse, elle s’éleva dans l’atmosphère et rebondit sur les hautes parois qui semblèrent frémir de plaisir sous sa caresse. Il frissonna devant une telle beauté.
— C’est absolument stupéfiant, s’exclama-t-il, on dirait presque un impromptu de Schubert que jouerait Alfred Brendel. Oui, c’est ça, vraiment très proche de l’opus 90, numéro 3, mais comment est-ce possible ? Des sons, une musique écrite à des centaines d’années de distance, sans qu’il soit envisageable de les relier. Existe-t-il dans l’Univers des liens qui connecteraient les éléments et les êtres ? Une musique qui rapprocherait les astres comme elle adoucit les mœurs ? Le chant des étoiles qui inspirerait ou serait inspiré par la vie peuplant les mondes gravitant autour ? C’est absolument fascinant. Quelle part de suggestion, quelle part d’inspiration aurait touché les esprits de ces grands compositeurs, leurs âmes pour créer, reproduire cette musique divine ? Au diapason de l’univers, ils en ont restitué le mystère. Si cet impromptu si proche était le lien spécifique entre nos deux mondes. Combien de morceaux, de compositions permettaient de relier les uns aux autres ? Mais pourquoi cette version légèrement différente ne répondait pas, ne répondait plus, au temps qui passe et qui éloigne la perspective du rendez-vous ?
La jeune femme le regardait étonnée de voir à quel point l’excitation avait gagné Martial.
— Hélas, ça ne fonctionnait plus. On pouvait rejouer à l’envi, les relayeurs des montants bâtis pour le retour ne réagissaient plus. Ils restaient désespérément éteints, plongés dans leur mutisme. La synchronisation n’était plus possible avec cette suite de sons. Cette mélodie comme tu l’appelles ne correspondait plus aux instants pour lesquels elle avait été composée. Le décalage permanent des mondes réclamait de modifier cette musique et pour cela seuls les spécialistes du portail auraient été capables d’y parvenir, nous n’étions pas en mesure de changer ce qui était nécessaire.
Martial fit les cent pas en se frottant le menton, plongé qu’il était dans les intenses réflexions suscitées par l’excitation. En mesure, les mesures, la tonalité, les variations, la mélodie songeait-il.
— Si j’avais l’instrument ou un piano, je pourrais tenter de jouer l’impromptu qui est légèrement différent de ce qu’on vient d’entendre. Voir si comme tel, avec des variations, improvisations, les relayeurs réagiraient. Après tout, il semblerait qu’il faille être en symbiose avec l’univers, avec sa musique. Peut-être est-ce mon rôle d’être là pour accompagner ce mystère. Ça ne coute rien d’essayer, non ? Ah si je pouvais moi aussi, pourquoi pas, me laisser aller, baigner dans cette musique et voir où elle m’emmènerait. Évidemment, il me faudrait un piano et je n’en aperçois pas trop dans cette salle.
Elle fit une petite moue charmante, mais se tourna concentrée sur ce qui semblait un dialogue en pensées avec la machine. Elle accompagnait de gestes sans doute plus là pour concrétiser sa volonté que des véritables instruments de commande.
Miracle ! Une forme brillante traça l’image d’un piano devenant de plus en plus net. Il y avait même un tabouret qui rejoignait timidement l’instrument. Passant d’un trouble dessin en trois dimensions en quelque chose certes toujours lumineux, mais qui paraissait tangible.
Ébahi, Martial regardait tour à tour la manifestation soudainement solide et surtout la merveilleuse magicienne responsable de ce tour de force. Remarquant l’expression visible de son admiration insistante, elle lui lança en rougissant un sourire un peu gêné. Martial, pas en reste, offrit en retour, envahissant son visage, une couleur qui n’était pas très éloignée. Elle lui indiqua d’un geste qu’il pouvait s’approcher de l’instrument.
Il tâta l’apparition pour s’assurer de sa présence réelle et de la robustesse de l’ouvrage. C’était à la perfection la concrétisation de son piano laissé orphelin en France avant son voyage. Extirpé de son esprit par les pouvoirs télépathiques et transmis à une de ces machines incroyables imprimant à volonté l’expression de sa maitresse. Un peu intimidé malgré tout, il s’assit sur le tabouret et fit mine de relever le bas d’une redingote virtuelle pour coller à la scène. Il commença à pianoter sur le clavier. Des sons bizarres sortis au début, il y eut rapidement, après une période d’adaptation correspondant aux souvenirs ancrés dans sa mémoire, la bonne tonalité qui aurait dû émaner de l’instrument. Même encore plus parfaite, comme si le vieux piano exprimant sa désapprobation d’avoir été abandonné, reprenait vie et se réglait tout seul pour retrouver sa jeunesse et la perfection de ses composants d’origine.
Le clavier remplit à la perfection son rôle, les marteaux s’abattirent comme il le fallait. Martial entama à son niveau d’amateur éclairé la restitution de l’impromptu. Un peu intimidé par le regard de son unique spectatrice, il parvint malgré tout à l’exécuter plus qu’honorablement en prenant confiance. Comme tout interprète qui joue pour le plaisir, il se laissa emporter par la musique, sa beauté.
Puis, tout à coup, ce fut comme si c’était elle qui finissait par guider ses mains, ses doigts, si bien dressés. On pouvait presque les considérer comme les prolongements de ces vibrations sonores, tellement elle se nourrissait de l’émotion et des sentiments magnifiques. Par ce phénomène inexplicable, il était subjugué, quasiment possédé par l’interprétation. Collant parfaitement à l’écriture de Schubert, y mettant à la fois passion et retenue devant l’œuvre, il ne remarquait plus ce qui l’entourait. Totalement absorbé, hermétique à l’extérieur, tout juste conscient de la présence de la géante qui l’écoutait jouer devant elle, pour elle. Transfigurée, elle aussi partageait, par on ne sait quelle alchimie, la communion avec la musique, avec son interprète. Un soudain remue-ménage les fit sortir momentanément de leur hypnose et là, ils assistèrent à l’incroyable. Les relayeurs s’étaient mis à briller de tous leurs feux. Des perles multicolores s’animaient sur le portail. Une image tremblotante commençait à prendre forme au centre.
Totalement envouté par la musique et l’atmosphère irréelle qui submergeait la salle, Martial ne s’arrêta pas, il ne le pouvait pas, il ne le pouvait plus même s’il l’avait désiré. Ce qui n’était pas le cas. Un maelstrom agita les signes, des lucioles bigarrées en provenance du portail s’éparpillaient autour d’eux. Dansaient autour de leurs visages. Baignés dans une joie indicible, ils riaient ensemble, une fusion incroyable se réalisait dans l’espace. Une fusion dans les composants de la machine, mais également de façon extraordinaire chez les êtres. Comme s’ils faisaient à cet instant, partie d’un tout, en harmonie avec l’univers. Un moment de partage où se révélait sans vraiment comprendre ce qui les unissait. Ils étaient entrés eux aussi en résonance, en conjonction avec le sens même de la vie. Ensemble, transfigurés partageant avec le reste du cosmos l’exaltation, le ravissement, l’allégresse offerts par la musique, mais surtout avec elle leur totale immersion dans la grande symphonie de l’univers. Ils étaient la musique, ses battements au diapason du cœur. Ils étaient ce qui avait été et ce qui adviendrait. Les visages de ceux qui s’étaient connus et ceux qui se rencontreraient et s’aimeraient. Les rendez-vous pris sans qu’on le sache. La jeune femme le saisit dans ses longs bras et l’embrassa sur le front, sur son visage pour terminer sur ses lèvres. Ça n’était pas la joie de remettre en marche le portail. Non, il y avait bien plus.
Puis, il y eut l’éclair éblouissant mariant des couleurs inconnues. Une note grave en provenance de la porte sonna la synchronisation parfaite. Elle était ouverte comme elle ne l’avait jamais été. L’image qui apparaissait projetée offrait la vision d’une jungle ressemblant à celle de la Terre, mais où le vert était substitué par des mauves, des violets entêtants, où des fleurs gigantesques agitaient leur salut lointain. Dans le ciel qu’on distinguait, un soleil bleu étalait sa majesté. Plus bas, plus à distance, sans doute plus discret pour cause de timidité cosmique, un disque orange trahissait la présence d’un frère jumeau de moindre taille. Un chemin artificiel menait à une espèce de construction baroque dont l’arrondi tendait à se fondre respectueusement dans le paysage. L’éclair lointain qui revenait périodiquement à son sommet faisait immédiatement penser à un phare guidant le voyageur égaré.
À regret, la sensation de totale communion reflua, les laissant pantelants, un peu perdus. Il en restait suffisamment pour habiter leur corps, leur esprit et imprégner leurs souvenirs de ces moments uniques.
Anoa s’était redressée et on voyait le sentiment intense qui parcourait son visage et les moindres tressaillements de son être. Sa poitrine se soulevait avec frénésie encore sous le coup des émotions vives.
Elle se tourna vers lui.
— Martial, nous n’avons pas beaucoup de temps avant que la porte ne se referme et qu’alors il ne faille trouver la variation nécessaire. Qui sait si tu y arriverais, si l’univers nous accordait à nouveau cette chance malgré ce cadeau merveilleux qui vient de nous être fait. Jamais il ne s’est produit un tel phénomène précédemment. Mais je dois rentrer tant que c’est possible pour voir ce qui m’attend de l’autre côté avant de songer à quoi que ce soit.
Le jeune homme était désemparé autant par l’expérience vécue que par la tournure brutale des évènements.
— Mais comment faire, que vais-je devenir, maintenant que nous nous sommes trouvés, devons-nous nous perdre à jamais ?
Elle passa la main en douceur sur sa joue comme pour en effacer la détresse.
— Tu dois me faire confiance, il faut que je rentre seule et que je vois ce que je peux et dois faire avec les miens. Avec tout ce temps écoulé, y compris là-bas, des éclaircissements seront nécessaires. Je risque fort de devoir passer un bon moment à expliquer, à m’expliquer. Ensuite, je te promets, je reviendrai te chercher, moi non plus je ne veux pas perdre ce qui nous relie comme ce qui peut raccorder nos mondes au travers de cette musique. Il y a aussi beaucoup plus dans ce qui nous lie de façon si mystérieuse, mais qui est bien là depuis on ne sait combien de temps. Il n’y a pas de hasard, cette musique, c’est nous, nous sommes cette musique. Je vais te donner cette pierre, en vérité beaucoup plus qu’une pierre. C’est une sorte de balise pour nous localiser. Les portes sur les autres mondes à mon époque s’ouvraient bien à proximité, mais pas forcément exactement au même endroit, parfois à quelques-uns de vos kilomètres. Ensuite, il fallait se rapprocher du signal pour se trouver ou se retrouver. J’imagine que notre technologie n’a pas régressé et que je pourrais désormais revenir et te joindre si tu restes dans ce territoire. Garde là précieusement.
Il regarda la pierre qui chatoyait une lumière douce et chaude en provenance de son propre intérieur. Dans sa main, elle semblait prendre vie et générer de multiples couleurs venant comme des bulles éclater en périphérie.
— Oui, tu as raison, hélas, il faut que tu repartes, seule. Moi, je ne peux pas te suivre aujourd’hui. Mais je ne vais pas m’endormir ici en attendant ton retour. Ton scaphandre est un peu grand pour moi et puis si je ne peux même pas rêver.
Elle lui adressa un maigre sourire. À nouveau tournée vers la machine elle concentra sa pensée pour qu’apparaisse à nouveau dans l’air une vue des environs d’une netteté incroyable. On avait l’impression qu’une espèce de drone la survolait en grimpant dans le ciel afin de visualiser les reliefs du paysage du temple situé en bas vers la gauche de l’image, il distingua le fleuve à quelques kilomètres. Puis en le remontant, il vit la petite ville d’où il était parti avec son équipage. Si proche, si lointaine. Mais il n’était pas au bout de ses surprises, Anoa lui tendit une sorte de ceinture dont elle lui expliqua rapidement le fonctionnement. À manipuler avec prudence et à ne pas laisser entre les mains de n’importe qui. Une ceinture antigravité ! Elle lui permettrait de survoler la région à altitude convenable et de descendre à distance raisonnable des faubourgs. Ensuite, il faudrait se débarrasser de l’appareil. Révéler son existence pourrait lui valoir plus d’ennui que d’avantages. Les machines rassemblées sur une espèce de chariot invisible, elle s’apprêta à franchir la porte avant que le signal ne s’affaiblisse et de se retrouver à nouveau prisonnière de ce côté-ci.
Ils se prirent d’abord les mains, plongeant leurs regards l’un dans l’autre comme pour mieux s’imprégner de ce qui se trouvait derrière. L’image d’une géante qui se penchait à ce point pour le prendre dans ses bras et l’embrasser aurait pu être comique pour des esprits s’adonnant à la bigoterie. Ils n’en avaient que faire et pas le temps non plus de jouer avec la soi-disant bien-pensance.
Puis elle se redressa et après une ultime pression de leurs mains, elle franchit le portail, suivie par son chariot invisible obéissant comme un chien à sa maitresse. Il était temps, les portes donnaient des signes de fatigue. Leur éblouissante représentation multicolore ralentissait sérieusement.
Elle se retourna une dernière fois pour lui lancer un regard tellement rempli de sentiments qu’il se sentit défaillir. Il s’évertua à jouer de nouveau sur le piano lumineux, espérant faire durer encore un peu l’existence du passage. Mais malgré la volonté l’envie désespérée, la magie s’était enfuie et le laissait seul, désemparé. Tout s’éteignit. Même l’instrument soudainement privé de ses relais se mit à vibrer avant de disparaitre avec le tabouret dont il s’était levé précipitamment. Debout, un vide considérable emplit son être. Plus que l’absence, les liens puissants créés semblaient se défaire. Il se retrouvait dans cette immense salle devenue sans âme après avoir pourtant abrité les fantômes de ce qui était aux frontières du possible. Des crampes terribles lui nouèrent l’estomac et les intestins, accompagnant le vide de son esprit désemparé. C’était comme si une porte de prison s’était refermée sur lui l’abandonnant, à jamais seul avec son désespoir.
Machinalement, il avait fait demi-tour, laissant une partie de lui-même élevé à un tel niveau de conscience par cette musique qu’il en était presque vidé mentalement et physiquement. C’est quasiment en automate qu’il avait pris le chemin du retour. Manipulé la ceinture, observé à altitude raisonnable de la cime des géants le parcours aérien à emprunter pour rejoindre la civilisation. La civilisation ! Il en souriait presque à l’idée qu’il s’en faisait désormais. Revenu à son point de départ il y a si peu, mais comme s’il s’était écoulé des siècles, il n’avait pas cherché à retrouver ses voleurs. Il s’en moquait éperdument. Juste avec ce qu’il avait laissé dans le coffre de l’hôtel, il pouvait garder une chambre pour attendre, attendre et encore attendre. Des jours, des semaines étaient passés. Aucun signe de l’ailleurs. La sensation de perte incommensurable, le grand vide avait envahi son être. Ce qu’il avait vécu avec Anoa était surhumain, devoir l’ignorer ou l’oublier était impossible. L’évènement unique cosmique inexplicable, incompréhensible, avait profondément changé Martial. Incompréhensible ? Mais qui avait besoin de comprendre ce qu’il avait éprouvé, ressenti au plus profond de son être, à part désirer le retrouver avec l’autre. Sans cette partie de lui disparu là-bas et ce qui était demeuré d’elle ici, il avait perdu le fil, perdu le sens de son existence.
Sans plus de goût pour son ancien métier d’explorateur, il avait fini par succomber à l’attrait de ce qui l’aidait à oublier sa propre existence. La bouteille devenue sa meilleure compagne, puisque l’autre ne donnait pas signe de vie. C’est donc là qu’il avait rencontré Lorrain, dans l’état actuel de délabrement physique et mental dans lequel il se trouvait désormais.
***
Lorrain observait le type aux cheveux et à la barbe hirsute qui lui faisait face. Pauvre gars, pensait-il, le soleil du coin n’était pas franchement clément pour les esprits fragiles, plus portés sur les alcools forts que sur les nécessités de la vie moderne.
Se retenant de prendre un ton au mieux moqueur, il s’adressa à son interlocuteur au regard redevenu vague.
— Vous ne seriez pas un peu tombé amoureux d’une chimère ? J’ai quand même l’impression que vous ne manquez pas de fantaisie et je ne parle pas de ce que vous ingurgitez qui doit grandement aider à phosphorer. Tout ceci est certainement le fruit de votre imagination mêlé à celui qui sert à fabriquer cette liqueur plutôt désastreuse à terme pour le corps et l’esprit.
Martial leva un œil atone vers l’autre, puis semblant émerger un instant de sa torpeur alcoolisée, il fouilla dans sa poche pour en extirper un objet.
— Et ça, c’est le fruit de quelle liqueur et de quelle imagination débordante ? lança-t-il un peu excédé.
La pierre sur laquelle Lorrain jeta son regard brillait de mille feux qui paraissaient sortir de nulle part. Il ouvrit de grands yeux et fixa Martial dubitatif.
— Vous avez trouvé ça dans la jungle ?
— Je vous l’ai dit, c’est un cadeau qu’on m’a fait, mais hélas peut-être un cadeau d’adieu.
— Elle est magnifique, sans doute a-t-elle une grande valeur et…
— Je ne suis pas vendeur, en tout cas pour l’instant. Et là, je pense que je dois aller me coucher. Si ça ne vous dérange pas, je préférerais reprendre cette discussion plus tard. Je crois bien que j’ai mon compte.
Lorrain qui ne voulait pas le brusquer regarda une dernière fois la pierre avant que Martial ne l’empoche à nouveau.
— Oui, bien sûr, allez dormir un peu, nous aurons l’occasion de nous revoir demain pour reparler de tout ça. En tout cas, j’ai été ravi de faire votre connaissance. Il n’y a pas trop de compatriotes dans le coin.
L’autre poussa un grognement pouvant passer pour de l’acquiescement et se leva pour gagner l’escalier menant aux chambres. Lorrain le regarda se diriger tant bien que mal vers la sortie de la salle du bar. Il se dit qu’avec un peu de bagout lui qui était commercial, il saurait récupérer pour une somme suffisamment modique cette pierre. Il se chargerait ensuite de la revendre au prix fort aux amateurs qu’il connaissait. Qui sait s’il n’y en avait pas d’autres également. L’état du pauvre hère ne devrait pas à terme poser beaucoup de problèmes. Il se frotta les mains mentalement. Tout n’était pas si gris, même dans ce trou paumé du Brésil entouré par ces bouts de la forêt Amazonienne qui résistait toujours à l’avancée implacable des besoins de l’activité économique humaine. Il se servit un dernier verre, il l’avait bien mérité. Après les échecs de ces projets récents de vendre ce qu’il ne possédait pas encore aux potentats locaux, il lui fallait se remonter le moral avant de gonfler son portefeuille. Une ultime gorgée et à son tour il se leva pour gagner son plumard. Pas le plus confortable dans ses souvenirs, mais suffisant pour l’état de ses finances qui régulait le niveau d’exigence de ses désirs. Comme il passait devant les portes des chambres, il entendit des bruits curieux en provenance de celle qu’il longeait. Tout autour du chambranle, une lueur violente jaillit dans le couloir. À l’intérieur, il perçut le remue-ménage d’un individu qui faisait protester le matelas de son lit. Une voix se fit entendre qu’il reconnut comme celle de Martial. Elle criait plutôt que se manifester normalement. « Anoa, c’est toi, enfin, je n’y croyais plus, j’imaginais que tu m’avais oublié, abandonné ici ! » Une voix féminine dont il ne distinguait pas les paroles pour cause d’expression plus calme lui répondait. À nouveau celle de Martial toujours aussi forte. « J’arrive, je viens avec toi comme je suis, je n’ai besoin de rien, tu me raconteras ce qui s’est passé là-bas. Maintenant, ici, plus rien n’a d’importance, rien d’autre que nous, ailleurs, avec la musique. »
Lorrain tambourina sur la porte
— Martial, que se passe-t-il ? Ouvre bon sang !
À nouveau, un éclair autour de la porte. Il donna un coup d’épaule qui fit sauter le pauvre verrou gémissant sous la douleur. Il crut rêver en voyant dans le mur de droite l’image fugace de silhouettes disparaissant comme sur un vieux téléviseur lorsqu’on l’éteignait jadis. Puis, plus rien, le silence, une chambre totalement vide malgré la fenêtre fermée. Et là sur le lit, la pierre ! Il s’en saisit fiévreusement, la regarda sous toutes les coutures, bien qu’elle n’en possédât pas. Plus de lumières, elle était devenue, si c’était bien la même, complètement terne. Un cabochon de verre sans aucune valeur même pas pour reboucher une bouteille. Il la rejeta sur l’édredon où elle rebondit plusieurs fois comme pour se moquer de lui. Il ressortit dans le couloir pour regagner sa chambre. Non, ça n’était pas possible, ce type s’était foutu de lui et s’apprêtait sans doute à lui refourguer sa pierre pour le rouler, lui le prince de l’arnaque. Il ne comprenait pas néanmoins pourquoi, il s’était volatilisé en laissant une verroterie sans valeur. À moins que des complices ne l’aient retrouvé et obligé à fuir. Mais comment ? Ça n’était pas pour rejouer le mystère de la chambre jaune ! Ce qui était certain c’est que lui devrait s’en aller rapidement pour trouver d’autres pigeons à plumer. L’endroit n’était franchement pas idéal pour faire des découvertes menant à une quelconque fortune. Des histoires à dormir debout, il en avait eu sa dose même si la nuit qui s’annonçait pour lui, après ce dernier nouveau fiasco, se révèlerait plus blanche que noire et reposante.
Il lui avait conté son histoire comme s’il la revivait aujourd’hui devant lui.
***
La jungle, partout la jungle. L’humidité ambiante, partout l’humidité. Ça vous coulait de toute part, sur le visage, le long du dos. Comme une espèce de serpent qui s’entortillait autour des vertèbres. Devant les yeux, des larmes de sueur vous brouillaient la vision. S’essuyer avec l’avant-bras sur lequel perlaient autant de gouttelettes ne faisait qu’ajouter à cette vapeur brûlante. Avec en prime le soleil qui tentait de percer des nappes de brume ondulant leurs danses aériennes. Des fougères gigantesques barraient le chemin et pour tout arranger vous distribuaient des gifles à tour de tiges agacées. Elles aussi se demandaient ce que faisait là l’individu, le regard hagard, la barbe de plusieurs jours qui dégoulinait sa crasse entre les poils de son menton. La chemise, déchirée par le souvenir d’autres espèces végétales hostiles, peinait à protéger un torse balafré. Martial, brandissant sa machette, tentait de tenir en respect des insectes monstrueux qui seraient bien venus goûter à ces veines palpitant leur liquide nourricier. Les troncs des titans, dont le sommet se perdait vers le ciel, offraient tout juste en collant l’échine sur leur écorce rugueuse, les moments de répit indispensables pour tâcher de reprendre sa respiration. Faire taire ces souffrances qui montaient des muscles endoloris des mollets, des cuisses. Sans oublier les crispations du dos et de la nuque. « Qu’est-ce que tu fous là ? » semblait se demander la nature un rien hostile. Moi aussi, grommelait à voix haute l’explorateur qui progressait comme un automate. Il en aurait voulu au monde entier s’il pouvait s’adresser à lui. Déjà à ceux qui l’avaient abandonné cette nuit en lui dérobant la quasi-totalité de son équipement et bien entendu son argent. D’aventurier en mission de découverte, il s’était retrouvé perdu au milieu de la sylve gigantesque, sans cartes, sans moyens de se repérer. Inutile de dire que rapidement, le peu de repères enregistré dans son esprit l’avait soit déserté, soit était devenu vain au regard de ce qu’il traversait. L’impression de tourner en rond ou de s’enfoncer plus avant vers l’inconnu, la forêt vierge de tout contact humain pour le moins.
Ces saloperies de moustiques géants contre lesquels les moulinets rageurs ne suffisaient plus s’en donnaient à cœur joie pour venir le harceler. Pour un écrasé, un autre repartait désormais avec sa cargaison de sang frais. Les diverses retenues d’eau prodiguées généreusement par des plantes au vaste feuillage, ou de racines aux allures de serpent figés offraient des réceptacles propres au développement des insectes. Avec eux, pas moyen de goûter à la beauté du paysage. Pourtant, des papillons multicolores tentaient de le charmer de leur ballet incessant en traçant dans l’air des trajectoires plus gracieuses et harmonieuses les unes que les autres. Leur répondait la géométrie savante de lianes qui entremêlaient des cascades amoureuses les unes avec leurs voisines pour dessiner un entrelacement de passion végétale. Et puis la musique de la forêt. Ces hurlements de toute part qui vous tournaient la tête. Bestioles invisibles à quatre mains ou ailés, poussant jappements ou cris stridents. On en percevait parfois les formes qui fuyaient continuellement le regard pour perpétuer leur mystère. Des craquements de branches tout près, des bruissements de plantes bousculées par des créatures heureusement de petite taille. Oui, tout ça vécu dans un état d’esprit normal, tranquille aurait été un enchantement, une vision d’un paradis regagné. Mais là, tout paraissait s’être ligué contre lui et tenir plutôt de l’enfer vert promis dans la littérature dépeignant l’aventure.
Depuis combien de temps errait-il ? Il en perdait la notion. Il avait dormi dans les branches élevées d’un géant de bois qui avait bien voulu l’accueillir. On ne savait jamais trop ce qui pouvait courir ou ramper en bas. Il lui avait semblé plus prudent et judicieux de trouver un refuge en hauteur, même si on n’était pas à l’abri de certains félins grimpeurs. Courbaturé de partout malgré la bienveillance de l’arbre. Il était reparti avant l’aube à la recherche d’un point à partir duquel il aurait pu progresser dans une moins mauvaise direction. Une rivière par exemple.
Mais pas l’ombre d’un quelconque cours d’eau à un horizon rendu diablement proche par la profusion et la luxuriance ambiante. C’est au moment où, un peu, beaucoup découragé par son équipée, débouchant sur une clairière qu’il stoppa net stupéfait par ce qu’il voyait se dresser devant lui. Une construction, un temple en plein milieu de la jungle !
Ce temple reproduisait sur ces bas-reliefs des êtres d’apparence monstrueuse. Plusieurs membres supérieurs, des têtes multiples, parfois présentant des tentacules. D’autres créatures à l’aspect vaguement humanoïde revêtues de scaphandres. Ça n’était pas une blague idiote. Ces constructions cyclopéennes dataient de plusieurs centaines d’années au vu de l’état de la matière les composant, de la végétation qui avait tenté de s’approcher et recouvrir l’incongruité. Mais comme si elle n’avait pas osé, voire craint d’entrer en contact et d’y perdre son âme, elle profusionnait à distance respectueuse, calmant les jeunes pousses téméraires désireuses de se développer en sa direction. Martial avait senti ces vibrations étranges en provenance de l’édifice. Essayaient-elles de le tenir elles aussi en retrait d’un lieu sacré interdit ? Il s’était approché, puis, après plusieurs rétablissements rendus nécessaires par la taille des marches, il avait pu accéder à ce qui paraissait l’entrée du temple. L’obscurité régnait en maitresse à l’intérieur. Une odeur bizarre flottait à la lisière comme si elle ne souhaitait pas sortir, craignant le soleil. Il fit plusieurs pas et alluma sa torche. La sensation que l’air s’épaississait et freinait son avancée. La lumière elle aussi ne progressait que de quelques mètres, avalée par cette substance gazeuse. La tentation était trop forte. Mettant un mouchoir sur le nez, il continua de pénétrer plus avant. Le gaz élastique désormais l’entourait et peut-être même le guidait dans sa bulle de lumière ne parvenant pas à percer plus loin. Arriva le moment où il fut obligé de stopper et tout d’un coup, tout s’éclaira autour de lui. Il se trouvait dans une salle immense devant une grande stèle baignée dans un halo orangé. Tout autour, dans une pénombre respectueuse, les murs étaient recouverts de bas-reliefs singulièrement animés représentant des scènes étranges. Finement reproduites, il n’en saisissait pas la signification. Scènes de discussions apparentes. Scènes d’accouplement. Scènes de batailles et de destruction d’une époque lointaine où rayonnaient des royaumes disparus depuis dans les cendres de l’histoire. Derrière lui, le noir complet. Pas moyen de distinguer le dehors. Il en frissonna d’inquiétude et puis là, devant lui, sur la pierre reposait la forme d’un géant. Était-ce une représentation d’un gisant réalisé dans un matériau inconnu ? Il s’approcha en surmontant sa crainte, animé par la curiosité et l’intérêt d’une telle découverte. L’être surhumain n’était pas une statue. Il était revêtu d’une sorte de scaphandre comme sur les bas-reliefs à l’extérieur. Il avança encore plus au niveau de ce qui devait être la tête. Le casque la recouvrait et il dut monter sur la pierre pour en distinguer la visière. Curieusement pas de poussière ici, comme si l’atmosphère qui régnait la repoussait à l’image de la végétation alentour. Il se pencha pour essayer d’en discerner l’intérieur. Là aussi, la pénombre qui prédominait s’éclaircit miraculeusement à son approche. Un liquide mouvant ou un genre de gaz se débattait exprimant un désir de liberté que le casque lui interdisait. Il sembla d’un coup s’éparpiller vers l’arrière pour disparaitre. Martial distingua soudainement un visage remarquablement conservé, celui-ci était étonnamment humain. Les pommettes légèrement saillantes, les yeux clos finement dessinés et délicatement étirés aux extrémités extérieures. On aurait pu dire qu’il s’agissait d’un habitant de certaines contrées de l’Asie centrale si ce n’était une stature de géant de beaucoup plus que deux mètres de haut. Tout à coup, il faillit partir à la renverse. Les paupières se mettaient à frémir ! Non, il ne rêvait pas, il s’agrippa autant à la structure qu’à sa raison qui vacillait devant l’impossible. Les yeux s’ouvrirent et il ressentit l’étonnement, les interrogations empruntant ce regard qui le fixait. Puis, rapidement à droite et à gauche, au travers de sa visière, le souvenir parut remonter du pourquoi et comment il se trouvait là. Il le dévisagea à nouveau de façon intense. L’explorateur égaré sentit comme une main invisible passer sur son visage, puis le traverser dans son esprit tout entier sans qu’il en éprouve la moindre douleur.
D’un coup, des pensées qui ne lui appartenaient pas prirent forme. Mouvantes, géométriques, des couleurs connues et inconnues, floues, puis de plus en plus nettes. Et d’une clarté trouvée, des mots, des sons qui se formaient dans une langue inconnue. Il ne savait, quant à lui, que formuler son ignorance, dans la sienne, de ce qu’il pouvait ressentir. Comprenait-il, celui qui, allongé, tentait d’entrer en communication ? Le géant fronça les sourcils, sans doute pour se concentrer. Martial perçut plus clairement ses interrogations, ses doutes, son sentiment d’étonnement de le voir là. Si petit, si étrange dans son accoutrement. En prenant garde de ne pas le bousculer, il se redressa de toute sa hauteur, se retourna pour s’asseoir. Il prit quelques instants pour que les choses se mettent en place. Sans doute que pour lui aussi la tête lui tournait lorsqu’il se relevait un peu vite. Il retira son casque pour le poser à côté de lui.
C’était une femme ! Les cheveux châtain foncé courts, le regard clair d’un iris marron tirant sur le jaune, elle montrait un visage d’une finesse remarquable d’une humanoïde d’une trentaine d’années passées. Une beauté qui parcourait son apparence. De ces traits isolés qui, bien qu’échappant aux critères habituels de ce qu’on considère comme joli, offraient un ensemble admirable. Un visage sans qu’il sache exactement pourquoi, qui lui racontait de plus une histoire enfouie au plus profond de lui-même. Saisissant une espèce de pochette sur le côté, elle en sortit une sorte de tube qu’elle s’empressa de visser sur un orifice de sa manche. Plissant les yeux, elle attendit quelques instants avant de les ouvrir et de le fixer avec insistance. Elle aussi paraissait se poser des questions sur son apparence. Plus éveillée, la perception de visite dans l’esprit de l’explorateur se fit à nouveau sentir. Toujours en douceur, mais plus appuyée, parcourant en tous sens et provoquant chez lui une sensation de vertige. Puis tout s’arrêta au bout de quelques minutes ou plus il ne savait pas. Quelle ne fut pas sa surprise quand retentirent alors de la bouche de la géante les mots qui suivirent.
— Voilà, maintenant que nous nous comprenons, nous allons pouvoir communiquer et essayer d’éclaircir la situation. Qui êtes-vous et que faites-vous ici ? Pourquoi ai-je cette sensation de vous connaitre ?
Il bredouilla des mots sans suite pour commencer avant de, sous le regard patient de son interlocutrice, pouvoir aligner de quoi s’exprimer.
— Mais comment avez-vous fait ? Vous parlez notre langue tout d’un coup ? Qui êtes-vous, d’où venez-vous ? Quel est cet endroit ? Moi aussi j’ai cette impression inexplicable de déjà-vu.
Un sourire se peignit subrepticement sur son visage. Elle eut un petit geste de la main comme pour écarter la difficulté.
— Beaucoup de questions qui nécessiteraient temps et énergie pour développer correctement. Je veux bien commencer à répondre puisque vous ignorez les miennes. Mon nom est Anoa, enfin c’est ce qui se rapproche le plus dans votre langue. Je ne suis pas de ce monde, comme vous vous en doutez d’après ce que j’ai pu glaner par une télépathie légèrement intrusive. Dont je m’excuse. Ce que je fais là ? J’attends. Qu’on vienne à mon secours depuis que je suis coincée ici. Depuis combien de temps, hélas, apparemment des centaines de vos années. Je ne comprends pas pourquoi, mais on n’a pas retrouvé ma trace. À moins qu’on ne souhaitât pas me voir de retour, ce qui m’étonnerait, mais on ne sait jamais. Sur Soôdida comme ailleurs, dans cet espace, cet univers ou un autre, il n’est pas rare de rencontrer des inimitiés. En attendant ce qui pouvait prendre du temps, je suis entrée en léthargie et c’est votre intrusion qui a déclenché le processus de réveil. Ce qui est surprenant c’est que vous ayez pu pénétrer ici. Normalement, il n’y a que les miens qui auraient dû. À moins que l’évolution, les mélanges, que sais-je encore ?
Elle se frotta le menton d’un geste terriblement humain et se tapant sur les genoux, reprit pour elle-même.
— Mais notre absence aurait dû faire intervenir une équipe de secours même réduite. Il s’est passé quelque chose, mais quoi ? Comment ? Est-ce que l’échec a entrainé la décision d’arrêter la mission, les missions dans ce monde ? Il faut croire que oui. On ne gaspille pas les explorateurs, il y a tellement de planètes à découvrir, à défricher. Est-ce que les sauveteurs sont tombés sur les pièges tendus par les habitants de ces forêts pour se combattre entre eux ? Tous massacrés, par crainte de ces différences d’apparence. Ou encore dépouillés de leurs effets, sans défense, condamnés à vivre, à subsister sans espoir de retour. Des camarades sacrifiés pour en chercher une seule, quelle que soit son importance. Nous, ce sont les maladies qui ont décimé notre équipe. Dernière survivante avec l’ensemble de nos découvertes, je me suis enfermée ici, à l’abri de la contagion, de vos semblables d’alors, dans ce temple que nous avions érigé, orné de terrifiantes images pour inspirer la crainte. Doublé par ce dispositif répulsif, à la fois mental et réel. Il ne me restait plus qu’à m’endormir avec l’espoir d’être sauvée un jour proche. Pour ce qui est de cette sensation de vous connaitre, vous reconnaitre, je n’y comprends rien. Souvenirs d’une autre vie, sur d’autres mondes ?
Tandis qu’elle se réfugiait dans un silence peuplé de regrets et d’interrogation. Martial se mit à réfléchir et il demanda doucement.
— Mais n’aviez-vous pas le moyen, le véhicule pour retourner chez vous, même toute seule ?
Elle leva des yeux légèrement absents vers lui, avant que, prenant à nouveau conscience de sa présence, ils ne retrouvent un éclat un peu triste.
— Mon véhicule ? C’est plus compliqué que ça. Nous voyagions au travers de portes. Il s’agit de brèches spatio-temporelles ouvertes grâce à des techniques de mise en relation des mondes. Seul moyen pour les faire entrer en résonance et ainsi créer la connexion nécessaire entre les deux univers. Le voyage a cet avantage extraordinaire d’être instantané, le temps de franchir le seuil. Mais il faut non seulement une connaissance parfaite de ces phénomènes physiques, mais également la coupler avec celle, hors pair, de la réalisation de l’expression requise. Et puis les portes ont une période active très limitée, car très couteuse en énergie et à la stabilité plutôt courte vu les mouvements quasi incessants de part et d’autre des mondes. Enfin, encore faut-il qu’elles fonctionnent ! Mais tout ça me dépassait. Vous voyez, j’étais ce que vous appelez la botaniste de la bande. Celle chargée de l’étude de la flore. Les super-techniciens responsables du voyage ont hélas été les premières victimes du virus. Nous, moi la première, étions incapables d’utiliser convenablement la machine sans risquer l’accident et retrouver ses atomes éparpillés dans l’espace négatif. Une fin rêvée si on souhaite en terminer, ce qui n’était pas notre désir. Mais comment faire pour programmer correctement sans maitriser ce qui nous paraissait un total charabia ? Tenez, regardez plutôt ce qui en résulte et qui ne marche plus pour cause de données complètement obsolètes.
Elle se tourna vers le fond de la salle où se trouvaient des appareils tous plus étranges les uns que les autres. Elle fit signe à Martial de la suivre jusqu’au plus près d’eux qui s’éclaira à leur approche. Toujours en fonction malgré le temps écoulé. Un écran apparu dans les airs sur lequel sa main encore gantée parut accompagner le défilé des images bardées de symboles incompréhensibles pour lui. Elle s’arrêta brusquement devant une, particulièrement mouvante, dans laquelle dansaient des figures vaguement géométriques. Tandis qu’elles s’agitaient dans leurs mouvements hypnotiques, des sons se firent entendre, une espèce de musique étrange, aucunement dissonante, voire envoûtante. Au bout de quelques secondes, la géante opéra un geste pour la faire taire.
— Attendez ! s’exclama Martial en posant sa main sur son avant-bras, laissez le son, c’était incroyablement beau et de plus on aurait vraiment dit…
Elle se tourna vers lui, l’air interrogatif, puis sans mot dire, fit un signe du doigt et la musique retentit à nouveau. Joyeuse, harmonieuse, elle s’éleva dans l’atmosphère et rebondit sur les hautes parois qui semblèrent frémir de plaisir sous sa caresse. Il frissonna devant une telle beauté.
— C’est absolument stupéfiant, s’exclama-t-il, on dirait presque un impromptu de Schubert que jouerait Alfred Brendel. Oui, c’est ça, vraiment très proche de l’opus 90, numéro 3, mais comment est-ce possible ? Des sons, une musique écrite à des centaines d’années de distance, sans qu’il soit envisageable de les relier. Existe-t-il dans l’Univers des liens qui connecteraient les éléments et les êtres ? Une musique qui rapprocherait les astres comme elle adoucit les mœurs ? Le chant des étoiles qui inspirerait ou serait inspiré par la vie peuplant les mondes gravitant autour ? C’est absolument fascinant. Quelle part de suggestion, quelle part d’inspiration aurait touché les esprits de ces grands compositeurs, leurs âmes pour créer, reproduire cette musique divine ? Au diapason de l’univers, ils en ont restitué le mystère. Si cet impromptu si proche était le lien spécifique entre nos deux mondes. Combien de morceaux, de compositions permettaient de relier les uns aux autres ? Mais pourquoi cette version légèrement différente ne répondait pas, ne répondait plus, au temps qui passe et qui éloigne la perspective du rendez-vous ?
La jeune femme le regardait étonnée de voir à quel point l’excitation avait gagné Martial.
— Hélas, ça ne fonctionnait plus. On pouvait rejouer à l’envi, les relayeurs des montants bâtis pour le retour ne réagissaient plus. Ils restaient désespérément éteints, plongés dans leur mutisme. La synchronisation n’était plus possible avec cette suite de sons. Cette mélodie comme tu l’appelles ne correspondait plus aux instants pour lesquels elle avait été composée. Le décalage permanent des mondes réclamait de modifier cette musique et pour cela seuls les spécialistes du portail auraient été capables d’y parvenir, nous n’étions pas en mesure de changer ce qui était nécessaire.
Martial fit les cent pas en se frottant le menton, plongé qu’il était dans les intenses réflexions suscitées par l’excitation. En mesure, les mesures, la tonalité, les variations, la mélodie songeait-il.
— Si j’avais l’instrument ou un piano, je pourrais tenter de jouer l’impromptu qui est légèrement différent de ce qu’on vient d’entendre. Voir si comme tel, avec des variations, improvisations, les relayeurs réagiraient. Après tout, il semblerait qu’il faille être en symbiose avec l’univers, avec sa musique. Peut-être est-ce mon rôle d’être là pour accompagner ce mystère. Ça ne coute rien d’essayer, non ? Ah si je pouvais moi aussi, pourquoi pas, me laisser aller, baigner dans cette musique et voir où elle m’emmènerait. Évidemment, il me faudrait un piano et je n’en aperçois pas trop dans cette salle.
Elle fit une petite moue charmante, mais se tourna concentrée sur ce qui semblait un dialogue en pensées avec la machine. Elle accompagnait de gestes sans doute plus là pour concrétiser sa volonté que des véritables instruments de commande.
Miracle ! Une forme brillante traça l’image d’un piano devenant de plus en plus net. Il y avait même un tabouret qui rejoignait timidement l’instrument. Passant d’un trouble dessin en trois dimensions en quelque chose certes toujours lumineux, mais qui paraissait tangible.
Ébahi, Martial regardait tour à tour la manifestation soudainement solide et surtout la merveilleuse magicienne responsable de ce tour de force. Remarquant l’expression visible de son admiration insistante, elle lui lança en rougissant un sourire un peu gêné. Martial, pas en reste, offrit en retour, envahissant son visage, une couleur qui n’était pas très éloignée. Elle lui indiqua d’un geste qu’il pouvait s’approcher de l’instrument.
Il tâta l’apparition pour s’assurer de sa présence réelle et de la robustesse de l’ouvrage. C’était à la perfection la concrétisation de son piano laissé orphelin en France avant son voyage. Extirpé de son esprit par les pouvoirs télépathiques et transmis à une de ces machines incroyables imprimant à volonté l’expression de sa maitresse. Un peu intimidé malgré tout, il s’assit sur le tabouret et fit mine de relever le bas d’une redingote virtuelle pour coller à la scène. Il commença à pianoter sur le clavier. Des sons bizarres sortis au début, il y eut rapidement, après une période d’adaptation correspondant aux souvenirs ancrés dans sa mémoire, la bonne tonalité qui aurait dû émaner de l’instrument. Même encore plus parfaite, comme si le vieux piano exprimant sa désapprobation d’avoir été abandonné, reprenait vie et se réglait tout seul pour retrouver sa jeunesse et la perfection de ses composants d’origine.
Le clavier remplit à la perfection son rôle, les marteaux s’abattirent comme il le fallait. Martial entama à son niveau d’amateur éclairé la restitution de l’impromptu. Un peu intimidé par le regard de son unique spectatrice, il parvint malgré tout à l’exécuter plus qu’honorablement en prenant confiance. Comme tout interprète qui joue pour le plaisir, il se laissa emporter par la musique, sa beauté.
Puis, tout à coup, ce fut comme si c’était elle qui finissait par guider ses mains, ses doigts, si bien dressés. On pouvait presque les considérer comme les prolongements de ces vibrations sonores, tellement elle se nourrissait de l’émotion et des sentiments magnifiques. Par ce phénomène inexplicable, il était subjugué, quasiment possédé par l’interprétation. Collant parfaitement à l’écriture de Schubert, y mettant à la fois passion et retenue devant l’œuvre, il ne remarquait plus ce qui l’entourait. Totalement absorbé, hermétique à l’extérieur, tout juste conscient de la présence de la géante qui l’écoutait jouer devant elle, pour elle. Transfigurée, elle aussi partageait, par on ne sait quelle alchimie, la communion avec la musique, avec son interprète. Un soudain remue-ménage les fit sortir momentanément de leur hypnose et là, ils assistèrent à l’incroyable. Les relayeurs s’étaient mis à briller de tous leurs feux. Des perles multicolores s’animaient sur le portail. Une image tremblotante commençait à prendre forme au centre.
Totalement envouté par la musique et l’atmosphère irréelle qui submergeait la salle, Martial ne s’arrêta pas, il ne le pouvait pas, il ne le pouvait plus même s’il l’avait désiré. Ce qui n’était pas le cas. Un maelstrom agita les signes, des lucioles bigarrées en provenance du portail s’éparpillaient autour d’eux. Dansaient autour de leurs visages. Baignés dans une joie indicible, ils riaient ensemble, une fusion incroyable se réalisait dans l’espace. Une fusion dans les composants de la machine, mais également de façon extraordinaire chez les êtres. Comme s’ils faisaient à cet instant, partie d’un tout, en harmonie avec l’univers. Un moment de partage où se révélait sans vraiment comprendre ce qui les unissait. Ils étaient entrés eux aussi en résonance, en conjonction avec le sens même de la vie. Ensemble, transfigurés partageant avec le reste du cosmos l’exaltation, le ravissement, l’allégresse offerts par la musique, mais surtout avec elle leur totale immersion dans la grande symphonie de l’univers. Ils étaient la musique, ses battements au diapason du cœur. Ils étaient ce qui avait été et ce qui adviendrait. Les visages de ceux qui s’étaient connus et ceux qui se rencontreraient et s’aimeraient. Les rendez-vous pris sans qu’on le sache. La jeune femme le saisit dans ses longs bras et l’embrassa sur le front, sur son visage pour terminer sur ses lèvres. Ça n’était pas la joie de remettre en marche le portail. Non, il y avait bien plus.
Puis, il y eut l’éclair éblouissant mariant des couleurs inconnues. Une note grave en provenance de la porte sonna la synchronisation parfaite. Elle était ouverte comme elle ne l’avait jamais été. L’image qui apparaissait projetée offrait la vision d’une jungle ressemblant à celle de la Terre, mais où le vert était substitué par des mauves, des violets entêtants, où des fleurs gigantesques agitaient leur salut lointain. Dans le ciel qu’on distinguait, un soleil bleu étalait sa majesté. Plus bas, plus à distance, sans doute plus discret pour cause de timidité cosmique, un disque orange trahissait la présence d’un frère jumeau de moindre taille. Un chemin artificiel menait à une espèce de construction baroque dont l’arrondi tendait à se fondre respectueusement dans le paysage. L’éclair lointain qui revenait périodiquement à son sommet faisait immédiatement penser à un phare guidant le voyageur égaré.
À regret, la sensation de totale communion reflua, les laissant pantelants, un peu perdus. Il en restait suffisamment pour habiter leur corps, leur esprit et imprégner leurs souvenirs de ces moments uniques.
Anoa s’était redressée et on voyait le sentiment intense qui parcourait son visage et les moindres tressaillements de son être. Sa poitrine se soulevait avec frénésie encore sous le coup des émotions vives.
Elle se tourna vers lui.
— Martial, nous n’avons pas beaucoup de temps avant que la porte ne se referme et qu’alors il ne faille trouver la variation nécessaire. Qui sait si tu y arriverais, si l’univers nous accordait à nouveau cette chance malgré ce cadeau merveilleux qui vient de nous être fait. Jamais il ne s’est produit un tel phénomène précédemment. Mais je dois rentrer tant que c’est possible pour voir ce qui m’attend de l’autre côté avant de songer à quoi que ce soit.
Le jeune homme était désemparé autant par l’expérience vécue que par la tournure brutale des évènements.
— Mais comment faire, que vais-je devenir, maintenant que nous nous sommes trouvés, devons-nous nous perdre à jamais ?
Elle passa la main en douceur sur sa joue comme pour en effacer la détresse.
— Tu dois me faire confiance, il faut que je rentre seule et que je vois ce que je peux et dois faire avec les miens. Avec tout ce temps écoulé, y compris là-bas, des éclaircissements seront nécessaires. Je risque fort de devoir passer un bon moment à expliquer, à m’expliquer. Ensuite, je te promets, je reviendrai te chercher, moi non plus je ne veux pas perdre ce qui nous relie comme ce qui peut raccorder nos mondes au travers de cette musique. Il y a aussi beaucoup plus dans ce qui nous lie de façon si mystérieuse, mais qui est bien là depuis on ne sait combien de temps. Il n’y a pas de hasard, cette musique, c’est nous, nous sommes cette musique. Je vais te donner cette pierre, en vérité beaucoup plus qu’une pierre. C’est une sorte de balise pour nous localiser. Les portes sur les autres mondes à mon époque s’ouvraient bien à proximité, mais pas forcément exactement au même endroit, parfois à quelques-uns de vos kilomètres. Ensuite, il fallait se rapprocher du signal pour se trouver ou se retrouver. J’imagine que notre technologie n’a pas régressé et que je pourrais désormais revenir et te joindre si tu restes dans ce territoire. Garde là précieusement.
Il regarda la pierre qui chatoyait une lumière douce et chaude en provenance de son propre intérieur. Dans sa main, elle semblait prendre vie et générer de multiples couleurs venant comme des bulles éclater en périphérie.
— Oui, tu as raison, hélas, il faut que tu repartes, seule. Moi, je ne peux pas te suivre aujourd’hui. Mais je ne vais pas m’endormir ici en attendant ton retour. Ton scaphandre est un peu grand pour moi et puis si je ne peux même pas rêver.
Elle lui adressa un maigre sourire. À nouveau tournée vers la machine elle concentra sa pensée pour qu’apparaisse à nouveau dans l’air une vue des environs d’une netteté incroyable. On avait l’impression qu’une espèce de drone la survolait en grimpant dans le ciel afin de visualiser les reliefs du paysage du temple situé en bas vers la gauche de l’image, il distingua le fleuve à quelques kilomètres. Puis en le remontant, il vit la petite ville d’où il était parti avec son équipage. Si proche, si lointaine. Mais il n’était pas au bout de ses surprises, Anoa lui tendit une sorte de ceinture dont elle lui expliqua rapidement le fonctionnement. À manipuler avec prudence et à ne pas laisser entre les mains de n’importe qui. Une ceinture antigravité ! Elle lui permettrait de survoler la région à altitude convenable et de descendre à distance raisonnable des faubourgs. Ensuite, il faudrait se débarrasser de l’appareil. Révéler son existence pourrait lui valoir plus d’ennui que d’avantages. Les machines rassemblées sur une espèce de chariot invisible, elle s’apprêta à franchir la porte avant que le signal ne s’affaiblisse et de se retrouver à nouveau prisonnière de ce côté-ci.
Ils se prirent d’abord les mains, plongeant leurs regards l’un dans l’autre comme pour mieux s’imprégner de ce qui se trouvait derrière. L’image d’une géante qui se penchait à ce point pour le prendre dans ses bras et l’embrasser aurait pu être comique pour des esprits s’adonnant à la bigoterie. Ils n’en avaient que faire et pas le temps non plus de jouer avec la soi-disant bien-pensance.
Puis elle se redressa et après une ultime pression de leurs mains, elle franchit le portail, suivie par son chariot invisible obéissant comme un chien à sa maitresse. Il était temps, les portes donnaient des signes de fatigue. Leur éblouissante représentation multicolore ralentissait sérieusement.
Elle se retourna une dernière fois pour lui lancer un regard tellement rempli de sentiments qu’il se sentit défaillir. Il s’évertua à jouer de nouveau sur le piano lumineux, espérant faire durer encore un peu l’existence du passage. Mais malgré la volonté l’envie désespérée, la magie s’était enfuie et le laissait seul, désemparé. Tout s’éteignit. Même l’instrument soudainement privé de ses relais se mit à vibrer avant de disparaitre avec le tabouret dont il s’était levé précipitamment. Debout, un vide considérable emplit son être. Plus que l’absence, les liens puissants créés semblaient se défaire. Il se retrouvait dans cette immense salle devenue sans âme après avoir pourtant abrité les fantômes de ce qui était aux frontières du possible. Des crampes terribles lui nouèrent l’estomac et les intestins, accompagnant le vide de son esprit désemparé. C’était comme si une porte de prison s’était refermée sur lui l’abandonnant, à jamais seul avec son désespoir.
Machinalement, il avait fait demi-tour, laissant une partie de lui-même élevé à un tel niveau de conscience par cette musique qu’il en était presque vidé mentalement et physiquement. C’est quasiment en automate qu’il avait pris le chemin du retour. Manipulé la ceinture, observé à altitude raisonnable de la cime des géants le parcours aérien à emprunter pour rejoindre la civilisation. La civilisation ! Il en souriait presque à l’idée qu’il s’en faisait désormais. Revenu à son point de départ il y a si peu, mais comme s’il s’était écoulé des siècles, il n’avait pas cherché à retrouver ses voleurs. Il s’en moquait éperdument. Juste avec ce qu’il avait laissé dans le coffre de l’hôtel, il pouvait garder une chambre pour attendre, attendre et encore attendre. Des jours, des semaines étaient passés. Aucun signe de l’ailleurs. La sensation de perte incommensurable, le grand vide avait envahi son être. Ce qu’il avait vécu avec Anoa était surhumain, devoir l’ignorer ou l’oublier était impossible. L’évènement unique cosmique inexplicable, incompréhensible, avait profondément changé Martial. Incompréhensible ? Mais qui avait besoin de comprendre ce qu’il avait éprouvé, ressenti au plus profond de son être, à part désirer le retrouver avec l’autre. Sans cette partie de lui disparu là-bas et ce qui était demeuré d’elle ici, il avait perdu le fil, perdu le sens de son existence.
Sans plus de goût pour son ancien métier d’explorateur, il avait fini par succomber à l’attrait de ce qui l’aidait à oublier sa propre existence. La bouteille devenue sa meilleure compagne, puisque l’autre ne donnait pas signe de vie. C’est donc là qu’il avait rencontré Lorrain, dans l’état actuel de délabrement physique et mental dans lequel il se trouvait désormais.
***
Lorrain observait le type aux cheveux et à la barbe hirsute qui lui faisait face. Pauvre gars, pensait-il, le soleil du coin n’était pas franchement clément pour les esprits fragiles, plus portés sur les alcools forts que sur les nécessités de la vie moderne.
Se retenant de prendre un ton au mieux moqueur, il s’adressa à son interlocuteur au regard redevenu vague.
— Vous ne seriez pas un peu tombé amoureux d’une chimère ? J’ai quand même l’impression que vous ne manquez pas de fantaisie et je ne parle pas de ce que vous ingurgitez qui doit grandement aider à phosphorer. Tout ceci est certainement le fruit de votre imagination mêlé à celui qui sert à fabriquer cette liqueur plutôt désastreuse à terme pour le corps et l’esprit.
Martial leva un œil atone vers l’autre, puis semblant émerger un instant de sa torpeur alcoolisée, il fouilla dans sa poche pour en extirper un objet.
— Et ça, c’est le fruit de quelle liqueur et de quelle imagination débordante ? lança-t-il un peu excédé.
La pierre sur laquelle Lorrain jeta son regard brillait de mille feux qui paraissaient sortir de nulle part. Il ouvrit de grands yeux et fixa Martial dubitatif.
— Vous avez trouvé ça dans la jungle ?
— Je vous l’ai dit, c’est un cadeau qu’on m’a fait, mais hélas peut-être un cadeau d’adieu.
— Elle est magnifique, sans doute a-t-elle une grande valeur et…
— Je ne suis pas vendeur, en tout cas pour l’instant. Et là, je pense que je dois aller me coucher. Si ça ne vous dérange pas, je préférerais reprendre cette discussion plus tard. Je crois bien que j’ai mon compte.
Lorrain qui ne voulait pas le brusquer regarda une dernière fois la pierre avant que Martial ne l’empoche à nouveau.
— Oui, bien sûr, allez dormir un peu, nous aurons l’occasion de nous revoir demain pour reparler de tout ça. En tout cas, j’ai été ravi de faire votre connaissance. Il n’y a pas trop de compatriotes dans le coin.
L’autre poussa un grognement pouvant passer pour de l’acquiescement et se leva pour gagner l’escalier menant aux chambres. Lorrain le regarda se diriger tant bien que mal vers la sortie de la salle du bar. Il se dit qu’avec un peu de bagout lui qui était commercial, il saurait récupérer pour une somme suffisamment modique cette pierre. Il se chargerait ensuite de la revendre au prix fort aux amateurs qu’il connaissait. Qui sait s’il n’y en avait pas d’autres également. L’état du pauvre hère ne devrait pas à terme poser beaucoup de problèmes. Il se frotta les mains mentalement. Tout n’était pas si gris, même dans ce trou paumé du Brésil entouré par ces bouts de la forêt Amazonienne qui résistait toujours à l’avancée implacable des besoins de l’activité économique humaine. Il se servit un dernier verre, il l’avait bien mérité. Après les échecs de ces projets récents de vendre ce qu’il ne possédait pas encore aux potentats locaux, il lui fallait se remonter le moral avant de gonfler son portefeuille. Une ultime gorgée et à son tour il se leva pour gagner son plumard. Pas le plus confortable dans ses souvenirs, mais suffisant pour l’état de ses finances qui régulait le niveau d’exigence de ses désirs. Comme il passait devant les portes des chambres, il entendit des bruits curieux en provenance de celle qu’il longeait. Tout autour du chambranle, une lueur violente jaillit dans le couloir. À l’intérieur, il perçut le remue-ménage d’un individu qui faisait protester le matelas de son lit. Une voix se fit entendre qu’il reconnut comme celle de Martial. Elle criait plutôt que se manifester normalement. « Anoa, c’est toi, enfin, je n’y croyais plus, j’imaginais que tu m’avais oublié, abandonné ici ! » Une voix féminine dont il ne distinguait pas les paroles pour cause d’expression plus calme lui répondait. À nouveau celle de Martial toujours aussi forte. « J’arrive, je viens avec toi comme je suis, je n’ai besoin de rien, tu me raconteras ce qui s’est passé là-bas. Maintenant, ici, plus rien n’a d’importance, rien d’autre que nous, ailleurs, avec la musique. »
Lorrain tambourina sur la porte
— Martial, que se passe-t-il ? Ouvre bon sang !
À nouveau, un éclair autour de la porte. Il donna un coup d’épaule qui fit sauter le pauvre verrou gémissant sous la douleur. Il crut rêver en voyant dans le mur de droite l’image fugace de silhouettes disparaissant comme sur un vieux téléviseur lorsqu’on l’éteignait jadis. Puis, plus rien, le silence, une chambre totalement vide malgré la fenêtre fermée. Et là sur le lit, la pierre ! Il s’en saisit fiévreusement, la regarda sous toutes les coutures, bien qu’elle n’en possédât pas. Plus de lumières, elle était devenue, si c’était bien la même, complètement terne. Un cabochon de verre sans aucune valeur même pas pour reboucher une bouteille. Il la rejeta sur l’édredon où elle rebondit plusieurs fois comme pour se moquer de lui. Il ressortit dans le couloir pour regagner sa chambre. Non, ça n’était pas possible, ce type s’était foutu de lui et s’apprêtait sans doute à lui refourguer sa pierre pour le rouler, lui le prince de l’arnaque. Il ne comprenait pas néanmoins pourquoi, il s’était volatilisé en laissant une verroterie sans valeur. À moins que des complices ne l’aient retrouvé et obligé à fuir. Mais comment ? Ça n’était pas pour rejouer le mystère de la chambre jaune ! Ce qui était certain c’est que lui devrait s’en aller rapidement pour trouver d’autres pigeons à plumer. L’endroit n’était franchement pas idéal pour faire des découvertes menant à une quelconque fortune. Des histoires à dormir debout, il en avait eu sa dose même si la nuit qui s’annonçait pour lui, après ce dernier nouveau fiasco, se révèlerait plus blanche que noire et reposante.