Sagesse sans phosphore | Robert Yessouroun | 2023

Par | 05/11/2023 | Lu 1030 fois




Introduction

La statue de Sainte-Sophie, à Sofia, Bulgarie | Photo @ By Matti Blume - Own work, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=74483873
J'ai regardé une série sur Netflix, "A l'ombre des magnolias", le récit de trois femmes qui passent de crise en crise et qui se réconfortent les unes les autres à coup de maximes (d'où le nom du robot de ma fable), de proverbes, d'énoncés sages, clichés, passe-partout, comme "il faut suivre son cœur", etc. Puis, je me suis dit qu'un robot de compagnie risquerait bien de se comporter comme elles pour soulager la tristesse de son propriétaire...

Bonne lecture !

Robert Yessouroun

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Sagesse sans phosphore

À Pierre Moessinger
(et en réaction à la série "À l’ombre des magnolias")
 
C’était bien connu, la jeune Emma manquait de chance. L’un de ses ex allait jusqu’à prétendre qu’elle suintait la poisse !…
Convenons qu’Emma enchaînait les déboires, les déconvenues, sans trop savoir comment les contrer. En fait, elle ne savait trop quoi faire en cas de pépin, elle ignorait toujours quelle décision prendre pour remédier à tel ou tel fâcheux aléas.
Bien consciente de ses insuffisances, elle finit par envisager les promesses d’une pub aguichante sur l’écran de son portable :
« Pas de chance ? Dans le brouillard, en mal de sagesse ? N’hésitez plus. Maxime a été conçu pour vous. Grâce à ses précieux, inestimables conseils, il lèvera vos derniers doutes, illuminera le juste chemin. Profitez de notre action valable jusqu’à minuit. Moins 10% sur Maxime. Avec en bonus, un recueil de dictons. »
Presque convaincue, un brin tentée, Emma se renseigna. Quelles étaient au juste les caractéristiques, les performances de ce produit ? Il s’agissait d’un androïde domestique, multitâche. Cuisinier, nettoyeur, range-tout, compagnon de jeu (pétanqueur, par exemple). À ces diverses fonctions gravées dans ses programmes avait été ajouté un module d’empathie. Maxime vous comprenait, vous consolait, était désolé pour vous, redonnait sens à votre avenir. Un petit bijou de la technologie, quoi. Sa méthode privilégiait la simplicité. Il puisait dans sa réserve titanesque de préceptes prêts à porter les mieux adaptés à votre vécu, votre ressenti, votre situation problématique.
Bien sûr, Emma craqua. Trois jours plus tard, son Maxime achevait le tour du propriétaire.
‑ Bel appartement, mademoiselle ! Je vais me plaire, ici. Il y a de quoi faire, chez vous ! Comme dit le proverbe : « La vie s’achève, mais le travail, jamais. » Personnellement, je préfère la citation paradoxale de Baudelaire : « Tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser. » Qu’en dites-vous ?
 
***
 
Le lendemain, vers 18 heures, la porte claqua derrière Emma. Cadre dynamique d’une société high tech, elle venait de rentrer du bureau. Épuisée, elle jeta son sac bourré de tablettes et de cellulaires, lequel rata le banc du corridor. Elle se figeait, morose, devant le miroir, quand une silhouette opaline apparut sur le seuil du salon.
‑ Votre journée laisserait-elle à désirer, mademoiselle ?
‑ Marre de ce boulot ! Marre, tu entends, Maxime !
‑ Que…
‑ Pourquoi ça tombe toujours sur moi ?
‑ Ne…
‑ On m’impose encore des heures sup, la semaine prochaine !
‑ C’est le signe qu’on mise sur vous, que vous n’êtes pas n’importe qui.
‑ Nan, c’est surtout le signe que la boîte fait des économies sur le personnel.
‑ Elle rentabilise. C’est une démarche importante si une entreprise veut rester prospère.
‑ Mais ce n’est pas le plus rageant, poursuivit Emma qui avait de la peine à écouter son serviteur.
‑ Voulez-vous une tisane calmante, mademoiselle ?
‑ Le plus rageant, Maxime, c’est que mon boulot ne m’intéresse plus. Mon boulot, désormais mon boulet.
‑ Ah, ben, cherchez-en un autre.
‑ Pardon ?
‑ Heu… Je vous plains sincèrement, mademoiselle. N’empêche, quand son cheval boite, on descend de sa monture.
Le regard d’Emma s’accrocha à son poster du Douanier Rousseau, une femme nue sur un canapé dans le paradis.
‑ Jusqu’ici, je n’osais me l’avouer, mais… j’aimerais tant peindre !
‑ Peindre ? On ne change pas si radicalement de vie sans être sûr d’y être prêt.
‑ Quoi ? Ne serais-je pas prête ?
‑ Que vous dit votre cœur ?
‑ Mon cœur, il bat la campagne. Et toi, qu’en dis-tu ?
Nouveaux calculs. Premières mesures de la Pastorale de Beethoven.
‑ « La peinture est silence pour l’esprit. » Supporterez-vous un tel silence ?
‑ Je… je… pfft…
‑ Voyons, vous êtes un être exceptionnel, mademoiselle. Vous êtes pourvue d’ailes… magnifiques. Grâce à elles, vous pouvez viser au-delà de ce qui vous attire sur l’instant.
‑ Ta sagesse me dépasse, Maxime.
‑ Génial ! C’est important dans la vie d’être dépassé. Cela incite à se secouer, puis à monter un cran plus haut.
‑ Punaise ! En quoi tu m’aides, là ? Dire que je t’ai acheté pour me coltiner des âneries pareilles !
‑ « Aide-toi et le Ciel t’aidera. »
‑ Le Ciel ?
‑ Votre cœur si vous préférez.
 
***
 
Cette aube-là, ses chaussures à la main, le petit ami d’Emma venait de s’éclipser, pour rejoindre ses colocataires. Réveillée malgré les précautions de ce dernier, la jeune femme s’était assise en tailleur sur le tapis, entre son écran noir et la toile blanche sur son chevalet. Le plancher grinça.
‑ Un souci, mademoiselle ?
Une larme coulait sur sa joue. Maxime se courba vers elle pour l’étreindre dans ses bras laiteux. Après un long sanglot, Emma se confia à son si tendre domestique.
‑ Quand Marc rentre chez lui, mes pinceaux me tombent des mains, je me rabats sur la chaîne d’info continue. Ce que j’y vois, ce que j’y entends… (elle soupire) me désespère. Notre monde sombre, Maxime.
La silhouette opaline sourit avec chaleur.
‑ Tout ce qui est grave est prenant.
‑ Tu vas encore me répéter que seuls les malheureux sont intéressants, hein ?
‑ Non. La télé qui marche à l’audience se désintéresse du monde qui vaque à ses habitudes, ce monde, qui, faute de pouvoir réaliser ses rêves, bâtit à petits pas un futur à peu près meilleur.
Emma repoussa l’androïde.
‑ Qu’essaies-tu de me dire ?
‑ Laissez donc ces flashes qui déforment, éblouissent le réel. Cultivez votre jardin.
‑ Je n’ai pas de jardin, Maxime !
‑ Achetez des plantes. Elles vous donneront la vie de réconfort que vous méritez.
‑ Acheter des plantes ! Merci, pour le tuyau ! Aah, Maxime, pourquoi t’ai-je acheté, toi ?
‑ Vous étiez perdue, malchanceuse, en mal de sagesse, mademoiselle. Et moi, je détiens une sagesse solide, de silice, sans phosphore. Ainsi, je suis un androïde domestique qui soulage, conseille, éclaire la voie vers la sérénité.
‑ D’accord, Maxime. Alors, dis-moi pourquoi tu m’énerves ?
 
***
 
Cette soirée-là, Emma souhaitait la passer seule, sans Marc (de toute façon, lui, il serait scotché sur son match). Le repas fumant était servi, un cassoulet toulousain. Mais elle n’avait aucun appétit. Son ventre semblait cimenté.
‑ Pas faim, mademoiselle ? lui demanda son serviteur.
‑ On ne peut rien te cacher, Maxime.
‑ Votre cerveau nouerait-il votre estomac ?
Silence.
‑ Auriez-vous déjà donné votre démission ?
Elle soupire.
‑ Non, je n’ai pas encore osé.
Maxime glissa doucement la main sur la chevelure d’Emma.
‑ Qu’est-ce alors qui vous tracasse tant ?
‑ Me suis brouillée avec ma meilleure amie, une collègue de travail justement.
‑ Une querelle entre filles peut-être vite oubliée, en y mettant du sien. La dispute portait-elle sur votre éventuel congé de la société ?
‑ Pas du tout. Je n’aurais jamais dû lui révéler qu’elle gâchait ses jeunes années à regarder des séries sur Betflix.
‑ Si elle est digne de vous, elle vous pardonnera.
‑ Mais ne devrais-je pas d’abord m’excuser ? J’ai dû lui faire si mal.
‑ La vérité blesse. Le mensonge ménage. Vous avez choisi le chemin difficile. C’est tout à votre honneur. Et le cassoulet refroidit.
L’androïde lui fit une bise dans le cou. Emma se raidit.
‑ Tu te fous de moi, Maxime ?
‑ Je ne suis pas programmé pour, mademoiselle.
 
***
 
Ce dimanche matin-là, chez elle, Emma pleurait dans les toilettes. On toqua contre la porte de la salle de bain.
‑ Quelque chose ne va pas, mademoiselle ?
‑ Fous-moi la paix ! Ne m’appelle plus jamais mademoiselle !
‑ Bien, maîtresse.
Tête baissée, l’androïde s’éloigna sur la pointe des pieds. Emma se remaquilla. Elle était en retard pour son rendez-vous d’affaires, lequel, par malchance, tombait sur son week-end. Dans le vestibule, son domestique l’attendait, souriant, avec un parapluie.
‑ Il va pleuvoir dans une minute, maîtresse.
‑ Laisse-moi passer, Maxime.
Le serviteur semblait recevoir de nouveaux data.
‑ Je vous prépare un thé zen, maîtresse. Votre rendez-vous sera reporté. L’aéroport est fermé. Alerte terroriste, précise le robot affichant un air à la fois relax et distingué.
Le parapluie heurta le dallage. Emma se laissa fléchir jusqu’au sol.
‑ Dans ma vie, tout est reporté. Ma démission, les excuses à mon amie, l’emménagement de Marc chez moi… et le pire…
‑ La loi des séries, maîtresse. De quel pire vous parlez ?
‑ La loi des séries ? Tu plaisantes ? (Elle inspira à fond.) Demain, j’ai 38 ans !
‑ Je sais, maîtresse. Justement, Marc et moi…
‑ Aah… Marc… Marc… (Elle serra les poings.) Marc n’envisage toujours pas de s’engager. J’ai 38 ans. Je veux un enfant, moi, tu comprends ça, tête de mule ? Bientôt, pour moi, ce sera trop tard, à jamais ! (Fesses à terre, elle leva la tête suppliante vers l’androïde.) Que faire ? Dis-moi que faire, bon sang !
‑ D’abord suivez votre cœur, maîtresse.
Emma se retint de l’injurier. Sensible à la tension, le robot domestique reconsidéra sa méthode.
‑ Au fond, la question, c’est : pourquoi Marc hésite-t-il tant face à la vie commune ?
‑ C’est un mec.
‑ Non, il manque d’assurance, de confiance en lui.
‑ OK, Freud. Et alors ?
‑ Valorisez-le. Répétez-lui qu’il est merveilleux.
‑ Marc est tout sauf merveilleux.
‑ Mais en lui annonçant qu’il est merveilleux, vous le rendrez meilleur. L’être humain est ainsi fait qu’il s’améliore sous la poussée de la flatterie.
‑ Non, ça ne marchera pas, sauf s’il est rond comme une barrique. Et le lendemain, tout sera oublié.
Nouveaux calculs pendant la symphonie pastorale. Enfin :
‑ En résumé, vous voulez un enfant. Le temps vous est compté. Vous n’aimez pas vraiment l’éventuel père. Et c’est réciproque. Cette situation réclame un plan B.
‑ Là, Maxime, je crains le pire.
‑ À la guerre comme à la guerre. Alcool, joint, concert happy rap, grande nouba dans l’Arena. Et, hop, au petit matin, vous êtes fécondée.
Emma se redressa. Elle n’avait qu’une envie : le gifler. Mais son cœur, d’une petite voix, lui souffla que cela lui ferait très mal à la main.
 
***
 
Le surlendemain, en tablier blanc, Emma levait les yeux vers le plafond.
‑ Misère… Aucune inspiration !
Elle lança son pinceau vers les trois pots de lavandes à l’agonie.
‑ Normal, maîtresse. Vous êtes encore sous le choc de votre licenciement.
‑ Je rate systématiquement mon épanouissement, Maxime. Pas de vrai couple, pas d’enfant, plus de grande amie, pas de main verte, pas de travail passionnant, pas de fibre artistique. Cerise sur le gâteau, je suis née à la plus mauvaise époque de la planète ! Et toi… et toi, à part me gratouiller le cuir chevelu en guise de consolation, tu ne m’aides en rien.
‑ C’est ainsi que vous le ressentez. Je respecte cela. Je crois qu’il nous faut changer de niveau.
‑ De niveau ?
‑ Oui, sortir du cadre, passer à un étage supérieur.
Elle se pinça les lèvres.
‑ Et si, maîtresse, nous travaillions ensemble sur le sens de votre vie ?
‑ Le sens de ma vie ? Dans quel sens ?
‑ À quel moment vous pourriez dire : ça y est, là j’ai réussi mon existence. Je n’ai pas vécu pour rien.
‑ Beau programme, mais la philo me fatigue. (Elle afficha une moue consternée.) J’avoue que tes conseils ne me sont jamais d’un grand secours. Je ne sais plus quoi faire d’un sage artificiel comme toi.
‑ C’est pourtant facile, maîtresse. Facile est bien. Il vous suffit de me retourner au service après-vente de mon usine.
‑ Et ce renvoi me rendra ma chance ?
‑ Je l’ignore.
Elle rayonna soudain, comme habitée par un eurêka.
‑ La chance… un porte-chance !
Emma courut s’acheter un grigri (en poils de singe et griffes de panthère), une coccinelle, une patte de lapin, un trèfle à quatre feuilles, un fer à cheval, une amulette avec la main de Fatma. Quand elle revint à la maison, munie de tous ses objets, Maxime, sur le départ, regretta :
‑ Au bout du cul-de-sac attend la superstition.
 
***
 
Quinze jours plus tard, depuis sa chambre d’hôpital, Emma fit venir Maxime.
‑ Dans la rue, je fouillais dans mon sac afin de m’assurer que j’avais bien pris ma patte de lapin. Je n’ai pas vu foncer la turbo-trottinette.
‑ Désolé, mad…
‑ As-tu déjà un nouveau maître ?
‑ Suis en no man’s land. J’espérais un signe de votre part.
‑ Reviens-moi, Maxime. Les porte-bonheurs ne me servent à rien. Avec toi, au moins, j’aurais un machin, pardon, un sage sans phosphore qui m’écoute…

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