Textes de Didier Reboussin




Souvenirs faniques | Didier Reboussin | 2021

Par | 19/03/2021 | Lu 941 fois




Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | Souvenirs faniques
En cette belle année 1973, celle de mes 18 ans, la SF occupait tout mon temps libre.

Depuis que j'avais entamé la période de l'existence que l'on qualifie « d'active », l'essentiel de mon salaire se transformait en livres, pulps, revues se rapportant à mon genre de prédilection.

Cette année-là donc, j'avais sauté le pas en rejoignant – via une petite annonce dans Fiction – un groupe de passionnés dans le but de publier un fanzine. Pompidou regno, mai 68 était encore tout proche et la société se transformait.

On écoutait Pink Floyd, Génésis, King Crimson, on dévorait les « Anticipation », « CLA », « Ailleurs et Demain », et on assistait à l'émergence de nouvelles collections.

En ces temps reculés, la SF décollait en France, grâce à Jacques Sadoul qui avait su mêler habilement, chez « J'ai lu », des titres SF au milieu de ceux de Guy de Cars.

Mais dans notre beau pays, c'est bien connu, notre tempérament gaulois nous rattrape au tournant, et tout ce petit monde était parcouru par des courants qui sévissaient jusque dans le plus petit fanzine. C'est ainsi qu'une partie de l'équipe de « Nadir » (notre fanzine) était plutôt « new wave », une autre, élevée au Fleuve Noir sous la mère, plutôt « classique ». On pouvait être les deux à la fois, ce qui permettait de se prendre des claques de tous côtés... Avec Roland Prévot, je représentais cette tendance « classique » et nous décidâmes, à l'issue du n°2 de « Nadir », de voler de nos propres ailes en lançant un fanzine correspondant mieux à nos aspirations. Ce fut « Axolotl ».

Roland et moi nourrissions une grande admiration pour l’œuvre de Nathalie Henneberg, et nous entreprîmes donc de lui consacrer notre premier numéro. J'obtins son adresse via Jean-Claude De Repper et adressai par conséquent un courrier à cette dame pour solliciter une interview, sans vraiment espérer un retour. Il faut comprendre qu'en ces temps préhistoriques, les emails n'existaient pas, le téléphone était encore loin d'équiper tous les foyers, et seule la poste permettait vraiment d'entrer en relation avec quelqu'un. Il y avait donc naturellement une certaine inertie entre deux échanges... Incrédule, je reçus un peu plus tard une réponse positive de Madame Henneberg. Je n'ai, hélas, plus trace de ce courrier, mais je me souviens qu'elle écrivait qu'elle nous recevrait dans une chambre doublée d'une bibliothèque.

Tout feu tout flamme, avec Roland, nous nous présentâmes au 15 boulevard des Invalides et découvrîmes une chambre doublée d'un capharnaüm. Madame Henneberg n'était déjà plus dans une forme éblouissante et habitait un petit studio encombré de piles de livres, de revues, de cartons de journaux. Un certain désordre, dirions-nous poliment, l'environnait. Imposante, se déplaçant difficilement, elle nous accueillit chaleureusement et répondit à nos questions. J'ai compris bien plus tard combien la solitude lui pesait : chaque visite était pour elle un moment d'évasion.

L'interview fut publiée ultérieurement dans Axolotl. Roland demanda si elle pouvait nous confier une photo pour l'illustrer. Elle en possédait très peu. De son portefeuille, elle tira un vieux cliché au format timbre-poste et, avec une certaine appréhension, le confia à Roland en expliquant que c'était probablement une des seules images qu'elle conservait d'elle en compagnie de son mari. Je ne sais pas pourquoi elle nous fit une telle confiance lors de cette première entrevue : nos têtes devaient lui revenir.

Ensuite, Roland, brillant polytechnicien, qui avait ses entrées dans les meilleurs laboratoires photo, à partir de cette vignette jaunie, parvint à faire trois tirages d'un format respectable. On y voyait donc Charles et Nathalie, à Palmyre avant-guerre. Charles, légionnaire, stationnait dans cette ville, quand la Syrie était encore sous protectorat français.

Je me souviendrai toujours de la joie qui illumina le visage de Madame Henneberg lorsque, le week-end suivant, nous nous présentâmes avec les clichés. En remerciement, elle me dédicaça la première page du Fiction n°71, celui De An premier, ère spatiale dans ces termes : « A Didier Reboussin qui m'a reconstitué (par son agrandissement photo) notre jeunesse à Charles Henneberg et à moi ». Ultérieurement, Roland réalisa une seconde interview d'elle pour France Musique.

Peu à peu, la visite du samedi après-midi était devenue rituelle. A cette époque, les fans parisiens de SF circulaient dans le sens des aiguilles d'une montre entre les librairies Azatoth, Temps Futurs, La Mandragore ou encore Pellucidar. Certains tournaient dans le sens inverse, ce qui permettait de faire des rencontres. Immanquablement, à l'issue de ce pèlerinage hebdomadaire et ruineux, j'atterrissais chez Madame Henneberg. Elle avait parfois des visiteurs.
 
C'est ainsi que je fis la connaissance d'Elisabeth Fiebig-Bétuel, qui, à trente ans, était déjà deux fois veuve. C'était une poétesse et elle était belle.
 
C'est aussi chez elle que je rencontrai pour la première fois Julia Verlanger. Ah Julia ! Elle habitait Chaville et disposait de tout son temps pour se consacrer à sa passion : l'écriture. Avec Nathalie Henneberg, elles se connaissaient de longue date, ayant fait leurs débuts à peu près en même temps dans Fiction. Julia était une personne énergique, au caractère trempé et qui appelait un chat un chat ! Cette franchise lui valait quelques inimitiés au sein du cercle un peu sournois des ténors du genre, mais aussi, heureusement, de solides amitiés comme celles de Stefan Wul, de Michel Jeury ou de Paul Bérato. Derrière sa rudesse apparente se cachait un personnage attachant.
 
Alors, ces après-midi-là, on discutait SF bien sûr, mais aussi de projets en cours, d'idées, de méthodes de travail, de tout et de rien. Comme je manifestais des ambitions littéraires (ah la fougue et l'inconscience de la jeunesse !), Nathalie Henneberg s'efforçait de m'enseigner quelques rudiments en la matière, et surtout les règles élémentaires. Par exemple, lorsque l'on décrit quelque chose, une situation, elle m'enfonçait dans le crâne qu'il faut toujours savoir de quoi on parle. Elle illustrait ses propos en évoquant, au hasard, une scène de combat à l'épée. Elle me montrait alors un manuel où les passes d'armes étaient décrites, expliquées. Il fallait utiliser le bon vocabulaire, chercher à tout prix à restituer une atmosphère crédible, se documenter à fond car, par-dessus tout, le respect du lecteur était essentiel à ses yeux. Lorsqu'elle parlait de ses écrits fantastiques, elle me rappelait que le défi qu'il fallait relever dans ce genre de littérature était de rendre plausibles des choses absolument invraisemblables. Elle était professionnelle, tout simplement.

Lorsque je la questionnai quant à la répartition des rôles entre elle et son mari, elle me confirma que tout était de sa seule plume. Charles l'avait bien sûr fortement influencée, mais son domaine artistique à lui relevait de la musique : c'était un violoniste.

Nous parlâmes beaucoup de « La Plaie », son livre qu'elle considérait comme le plus abouti. Elle envisageait une suite, encore à l'état informe. Elle décida, poussée par mes encouragements, de s'y remettre. Malheureusement, son état de santé n'était guère brillant : elle souffrait du cœur et des yeux. Elle avait une hygiène de vie désastreuse et les cartons de porto qu'elle se faisait livrer chaque semaine ne finissaient pas dans le lavabo.

Les collections de SF fleurissaient alors, souvent pilotées par des « anciens » comme Georges H. Gallet ou Jacques Van Herp. Ces deux directeurs littéraires admiraient de longue date l’œuvre de Madame Henneberg, et ils procédèrent donc à de nombreuses rééditions. C'est ainsi que l'on put redécouvrir ce qui reste pour moi la plus belle épopée qu'elle ait jamais écrite : « An premier, ère spatiale », sous le titre bizarre de « Mur de la lumière ». « La Plaie » fit évidemment partie de ce cortège de rééditions, ainsi que des recueils de nouvelles, mais il y avait pas d'inédits. Aussi, lorsqu'elle acheva « Le dieu foudroyé », me demanda-t-elle de faire le facteur et de porter le manuscrit en mains propres à Maurice Renault, son agent littéraire.

A la suite de l'interview que nous avions réalisée avec Roland, j'avais procédé à un inventaire de ses publications afin d'établir une bibliographie aussi complète que possible. Pour cela, je descendais les piles d'ouvrages accumulés aux sommets des armoires, ou empilés sur les étagères. Elle n'osait plus les bouger, y ayant vu jadis une araignée... Ce bilan m'avait permis de distinguer deux périodes dans son œuvre : une russe, antérieure à la seconde guerre mondiale, puis la française à partir de 1945. Nathalie Henneberg avait travaillé pour les journaux de l'émigration Wrangel dont elle avait fait partie (son père avait été officier dans la marine impériale russe). Elle écrivait alors des romans bien éloignés de la SF, tel « Après la croix » qui relatait les trois jours suivant la crucifixion du Christ, ou bien « Les commandants rouges » étude psychologique sur la génération qui devait défendre l'URSS, et même une trame historique, « Le prince » qui fut primée. Elle me montrait des exemplaires reliés des journaux où figuraient ses textes, et même des photos d'elle, alors jeune femme. Toute cette production était inconnue de ses lecteurs français, et je crains qu'elle ne le reste à jamais. Elle conservait pourtant des liens avec la diaspora russe blanche. De ce microcosme était sorti Vladimir Volkoff qu'elle parraina à ses débuts qui furent « science-fictionnesques ».

Parfois, mes visites s'espaçaient. Lorsque je venais, Julia était souvent là. Délaissant la nouvelle pour le roman, elle bataillait ferme contre Jacques Van Herp pour des histoires de contrat, de coupures abusives dans ses textes. Elle voulait être traitée par les éditeurs comme son amie Nathalie. Il est certain que toutes ces misères subies avec ses deux romans publiés au Masque, ainsi que les critiques mitigées qui en furent faites, la poussèrent à changer de stratégie, à se tourner vers le Fleuve Noir et à utiliser un pseudonyme masculin, Gilles Thomas en l'occurrence.

Une autre fois, avec une de ses collègues de bureau (Nathalie Henneberg traduisait des ouvrages scientifiques russes pour le Ministère de la Défense), nous la poussâmes hors de chez elle pour une séance de dédicaces à la librairie Azatoth qu'animait Jean Claude de Repper. Il y avait là l'inamovible François Rivière, et Jacques Bergier vint la saluer. Ils étaient amis depuis longtemps et partageaient des origines slaves. Jacques Bergier avait été un puissant réconfort pour elle lors de la disparition de Charles. Elle m'avait raconté d'ailleurs qu'à l'issue d'un repas bien arrosé, ils s'étaient mis à chanter à tue-tête je ne sais plus trop quel chant russe sur Sébastopol. Jacques Bergier était un personnage déroutant mais charmant. Lorsque je l'ai connu, il avait beaucoup maigri et devait souffrir d'une vue déficiente, car il n'arrivait plus à se raser au niveau du cou, ce qui lui laissait un collier de barbe très bas. Je le voyais souvent à la librairie Temps Futurs, et il m'avait même acheté un exemplaire d'Axolotl.

Puis, la France qui avait impérativement besoin de moi, m'envoya jouer au petit soldat en Allemagne. Ceci me permit d'apprécier toute la poésie des trains de bidasses, la sombre profondeur de la Forêt Noire, et d'apprendre plein de choses utiles, comme de dormir les yeux ouverts. Sans parler du fait que je me livrais à un trafic de jouets en formes de robots pour la librairie Temps Futurs... De ce fait, mes visites se raréfièrent. L'état de santé de Nathalie Henneberg se détériorait, mais je savais que Julia veillait sur elle. Elle s'épuisait littéralement entre ses traductions et la rédaction de ses derniers manuscrits, dont « Khéroub des étoiles » commandé par Jacques Van Herp qui désirait absolument un inédit. Cette histoire ne l'inspirait pas du tout, et cela se ressent à sa lecture. Ce texte a été exhumé et publié en deux parties dans Galaxies en 2015. Si on rajoute l'alcool comme facteur aggravant, le tableau n'était pas brillant.

Lors de l'inventaire que j'avais entrepris chez elle, j'avais justement retrouvé des textes inédits. Je collaborais alors à « Spirale » et « Horizons du Fantastique ». Avec son accord bien sûr, je donnais « Rien qu'un monstre » à Spirale que cornaquait alors Richard Nolane et « La quête Psychédélique » ainsi qu'une autre nouvelle dont j'ai oublié le titre mais qui se déroulait dans un océan peuplé d'otaries bleues intelligentes, à Dominique Besse, directeur d'Horizons du Fantastique. Je lui confiai également un roman, « Les cosmonautes », dont une copie, heureusement conservée par Alain Dorémieux, finit par atterrir entre les mains de Charles Moreau, puis des miennes, pour être finalement publiée aux éditions Sombres Rets en 2017 sous le titre « Demain le ciel ». C'est qu'entre-temps, Horizons du Fantastique fit naufrage, et seule « La quête psychédélique » fut publiée, et encore : proposée en trois livraisons, la dernière partie ne tomba qu'entre les mains de quelques privilégiés qui sauvèrent des exemplaires de l'ultime numéro de la revue du pilon. Quelques années plus tard, Jean-Pierre Moumon la publia en entier dans Antarès n°6. Ce texte, c'est quelque chose ! Enfin Nathalie Henneberg avait travaillé sur un autre roman, fantastique celui-là, qu'elle ne parvenait pas à achever : « La déesse aux trois visages ». Elle me confia le manuscrit en me demandant de trouver quelque chose. Il s'agit de « Hécate », publié également aux éditions Sombres Rets en 2012 (je n'aurai mis que trente ans pour tenir ma promesse...).

Libéré de mes obligations militaires à l'été 1976, j'avais une foule de projets qui prirent la forme d'une publication professionnelle, en compagnie de transfuges d'Horizons de Fantastique, Yann Menez et Gilles Gressard. Ce fut l'aventure « Piranha », revue dans laquelle Serge Brussolo publia ses toutes premières nouvelles. Une revue, cela prend du temps et de l'argent, au détriment d'autre chose. Mes visites à Nathalie Henneberg s'en ressentaient tandis que sa santé se dégradait. Mais de cela, je n'avais pas vraiment conscience : je n'étais qu'un jeune imbécile. Un jour, elle me téléphona pour me demander de passer la voir (oui, miracle, le téléphone était arrivé chez moi et chez elle !). Je ne sais plus pourquoi j'avais décliné, reportant ma visite au week-end suivant, alors qu'aujourd'hui je me rends compte combien son appel était pressant. La semaine suivante je me présentais chez elle mais trouvai sa porte close. Sa concierge m'apprit qu'elle était hospitalisée à l'hôpital Tenon.

Comme je savais qu'elle était familière des séjours à l'hôpital, je ne me souciai pas vraiment de la situation et je me présentai dans la semaine, comme une fleur, à l'accueil de l'établissement. Là, on m'apprit, avec un minimum d'égards, qu'elle était décédée et déjà inhumée à Thiais.

Je crois qu'on peut parler de douche froide. J'ai ressenti un sentiment complexe de regret et de culpabilité, plus intense qu'un simple chagrin. Elle était partie si vite ! J'informai Julia qui ignorait également cette issue tragique et qui me demanda si Nathalie Henneberg m'avait remis un papier ou un quelconque document qui permettrait de sauver ses manuscrits, c'est-à-dire ceux de la période russe. Hélas, rien de semblable n'existait, pas plus qu'une quelconque disposition testamentaire. Elle m'avait certes parlé de sa mère et de sa sœur qui vivaient sur la Côte d'Azur et avec lesquelles elle était brouillée depuis longtemps, mais je n'avais pas plus d'informations. Je ne sais pas ce que sont devenues ses affaires, mais je sais que, s'il existe un autre côté, elle aura deux mots à me dire lorsque je m'y retrouverai.

Je me suis rendu sur sa tombe, une simple levée de terre surmontée d'une croix de bois avec son nom et les années entre lesquelles s'était inscrite sa vie. Puis « Piranha » sombra corps et biens, mettant un point d'orgue à cette calamiteuse année 1977. Je décidai de tourner la page, et le dos à tout ce qui m'avait jusqu'alors transporté. Je liquidai la plus grande partie de ma collection (après Jacques Sadoul, je devais posséder une des plus importantes collections de pulps en France). Pour moi la SF, c'était terminé. Manifestement, il ne faut jamais dire « jamais » !

Je suis revenu quelque temps plus tard sur sa tombe avec Charles Moreau, qui ambitionnait de réaliser la biographie de Nathalie Henneberg. Charles procéda, sur ses deniers, aux formalités de prolongation de la concession. Charles est un des plus anciens fans de France, et un grand monsieur. Il a réalisé une étude sur le couple Henneberg digne d'un historien, récemment rééditée dans la revue Gandahar. Il a découvert plein de choses que j'ignorais sur elle, et en particulier sa passion pour l'astrologie. Il a également prouvé que Nathalie Henneberg trichait sur son âge, sans doute pour tromper les services officiels afin d'éviter d'être mise à la retraite sans les annuités requises. Elle dissimulait son âge véritable, annonçant 1917 comme année de naissance alors qu'en vérité, elle avait vu le jour en 1910.

Les années sont passées, emportant dans leurs replis trop de gens que j'ai côtoyé. Aujourd'hui, il ne me reste plus que des images, des souvenirs et des regrets. Je crois, et c'est sans doute présomptueux de ma part, que Nathalie et Julia virent en moi, sans doute inconsciemment, le fils qu'elles n'eurent jamais. Ce que je sais, c'est que je les ai aimées, que leur originalité, leur gentillesse me font depuis défaut. Leur amitié a donné un sens à mes années de jeunesse et, lorsque je descends leurs livres de mes rayons, je les devine à mes côtés, bienveillantes.

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