Textes de Didier Reboussin




TGV 6192 | Didier Reboussin | 2012

Par | 12/11/2023 | Lu 580 fois




Maquette de train | Photo @ Didier Reboussin, collection privée
Chers lecteurs, chères lectrices,

Je vous propose une nouvelle écrite en 2012 qui relève de la littérature blanche (générale). J'espère qu'elle vous plaira.

La bienvenue à bord du TGV 6192 et bonne lecture ! ​

Didier Reboussin

TGV 6192

« Le TGV 6192 en provenance d’Avignon et à destination de Paris Gare de Lyon va entrer en gare voie 4… »
Le rituel du lundi recommençait. Je ne savais pas si je devais céder à l’indifférence ou à la lassitude. Cela faisait déjà dix ans que, chaque semaine ou presque, j’entreprenais cette migration vers la capitale, incapable de me décider à rechercher du boulot sur place. Et je n’étais pas le seul : je reconnaissais les habitués de cette transhumance rendue possible par le miracle de la grande vitesse. Je n’avais jamais aimé les lundis et cet état d’esprit semblait partagé car bien des visages me renvoyaient l’image de cette résignation qui ne s’efface qu’à l’approche du week-end. Depuis longtemps le travail ne me faisait plus bondir de joie. D’ailleurs les sujets d’allégresse allaient en s’amenuisant en ce qui me concernait. Était-ce l’usure de l’âge ou cette approche désabusée qui m’incitait à penser que la vie, passé un certain cap, n’a plus ni sens ni intérêt ? Heureux ceux qui croient encore en quelque chose.
 
Loin dans la nuit, les phares du train trouèrent l’obscurité, grossissant rapidement, puis la rame apparut sous la verrière. Ses freins crissèrent et elle s’immobilisa en douceur. En vieil habitué, je connaissais la position exacte de la porte de ma voiture par rapport au quai, ce qui me permettait de monter dans les tous premiers. Ma place était certes réservée, mais cette espèce de précipitation proche de la bousculade qui semble s’emparer des voyageurs lors de l’arrêt du train m’était insupportable. Empoignant ma valise, je me dirigeai vers mon siège. Comme toujours à cette heure, l’intérieur du wagon ressemblait à un dortoir. Je m’approchai de ma place, un fauteuil avec un vis-à-vis, déposai mes affaires et ma veste avant de m’asseoir. En face de moi, une jeune femme somnolait, la tête appuyée contre le rebord de son dossier. Pour une fois, je n’avais pas affaire à un barbu aux ronflements sonores ou à un jeune cadre dynamique pressé de compléter des tableaux de chiffres dès l’aube sur son ordinateur ! La vision qui allait agrémenter mes deux prochaines heures donnerait au moins à ce lundi une teinte plus légère.
 
Rapidement installé, je dépliai mon journal, prélude à quelques instants de lecture avant l’arrivée du contrôleur puis de la somnolence qui ne tarderait pas à s’emparer de moi. Ma voisine avait à peine ouvert les yeux à l’occasion de l’arrêt et de l’agitation des nouveaux venus. J’avais capté furtivement une lueur très douce avant que les paupières aux longs cils ne s’abaissent à nouveau sur ce regard. Cela s’accompagna d’un léger mouvement qui me permit de goûter à un effluve étonnamment familier. Surpris, je la considérai discrètement. Elle avait   peut-être trente ans, une cascade brune enveloppant un visage ovale aux traits délicats. Ce n’était pas ce que l’on pourrait appeler une beauté fatale, mais elle possédait un charme réel, et je me sentis tout heureux de me retrouver en si agréable compagnie. Surtout, ce parfum raffiné me rappelait irrésistiblement quelque chose de vague et de cher. Bien sûr, je suis un vieux barbon ayant entamé la soixantaine - autant dire que je savais qu’un gouffre me séparait de sa génération - pourtant je me demandais quels pouvaient être ses valeurs, ses repères, ses espérances ? Je l’ai dit, je ne crois plus en rien, et surtout pas en l’avenir. J’ai atteint les objectifs que je m’étais fixé : une situation confortable, des enfants adultes, entrés dans la vie active, une femme avec laquelle je mène une existence douillette et stable. Mais où sont les ardeurs, les petites folies du passé, l’enthousiasme ? Tout me semblait désormais désespérément norme, écrit d’avance, sans saveur ! Alors pourquoi ces idées déprimantes me venaient-elles à l’esprit tandis que je détaillais nonchalamment cette jeune femme ?
 
Le train s’ébranla lentement et les bruits dans le wagon cessèrent. Chacun avait trouvé sa place et, dans le petit matin, recherchait la meilleure position pour prolonger le sommeil d’une nuit sans doute trop courte. C’était également mon habitude et là, pourtant, je ne pouvais pas détacher les yeux de l’élégante silhouette qui stimulait mes pensées. Son parfum venait de tirer de l’oubli un souvenir lointain que je cherchais à préciser. C’était en relation avec une ancienne liaison, j’en étais sûr. Du coup je me demandais soudain si elle avait un petit ami ! Tout en elle exprimait la tendresse, la douceur, et j’imaginais à ses pieds un compagnon empressé, romantique, presque en adoration ! C’était parti : je me faisais du cinéma. Était-ce donc cette fragrance qui, par une mystérieuse alchimie, ramenait à la surface - comme l’expression d’un regret - une frustration née d’une situation que j’aurais aimée connaître ? J’avais vécu avec Françoise une belle période de fièvre amoureuse, de folie, qui était bien tombée aujourd’hui. Je savais qu’il ne subsistait plus que de l’attachement entre nous. Quelque chose avait disparu, une flamme s’était éteinte à notre insu et nous laissait, frissonnants, aux portes de la vieillesse. Ce n’était la faute de personne, sauf du temps. J’en étais là de mes considérations quand le contrôleur aborda notre voiture, réveillant comme par plaisir celles et ceux qui s’étaient assoupis trop rapidement. Quand il arriva à ma hauteur, je lui présentai mon titre de transport tandis que ma belle inconnue, sortant lentement de sa torpeur, entreprenait de chercher dans son sac ses justificatifs. Ce faisant, elle se leva de son siège, dévoilant à mes yeux des formes délicieuses. J’humai à nouveau son chypre sucré, mettant ainsi ma mémoire à la torture. Son billet poinçonné, elle reprit sa place. Nos regards se croisèrent alors et un sourire rapide s’esquissa sur ses lèvres. Ce n’était qu’une marque de courtoisie à laquelle je répondis timidement et nous nous réinstallâmes dans notre mutisme, le sommeil alourdissant nos paupières. J’aurais pu entamer une conversation, mais je devinais qu’il s’agissait d’un sourire de pure circonstance. L’âge m’avait au moins rendu lucide.
 
Bercé par le roulis du train, je laissai mes pensées vagabonder. Le train ! C’était peut-être cela. Ce parfum m’évoquait irrésistiblement ce lieu de rencontre passé. Je me souvenais de cet épisode où, jeune adolescent, abordant les relations entre hommes et femmes avec une naïveté digne d’un personnage de la Comtesse de Ségur, j’avais voyagé debout durant une grande partie du trajet, sur la plateforme, à proximité des toilettes. Et là, j’avais pu observer le manège d’une jeune femme qui les utilisait sans arrêt. Je m’étais demandé si elle ne souffrait pas d’une quelconque infection… Mais une timidité insurmontable m’avait empêché de lui poser cette question. Ce n’est que lorsqu’elle vint encore une fois sur la plateforme, mais pour y allumer une cigarette tout en me regardant, que je compris. Dire que j’étais troublé relevait de l’euphémisme ! Je me rappelai qu’elle était jolie et que tous ses allers et venues n’avaient eu d’autre but que de briser la glace entre nous ! Mais comment dire, je souffrais vraiment d’un manque de maturité et, au lieu de profiter de l’occasion qui m’était offerte, je restai muet, les yeux collés sur le journal ou le livre, je ne sais plus, que je parcourais. Elle descendit à Chalon et disparut de ma vie, mais pas de ma mémoire, en particulier olfactive.
Que se serait-il passé si je m’étais arrêté ce jour-là ? Aurais-je connu une aventure sans lendemain ou vécu une passion torride ? Pourquoi étais-je resté figé ?
Je me demandai brusquement à quoi aurait ressemblé ma vie si j’avais alors franchi le pas ? Il y a dans nos existences des moments clefs où, si vous les saisissez, vous forcez la main du destin en vous engageant dans une certaine voie. Et voici que j’avais tourné le dos à cet avenir entraperçu et à jamais perdu. Serais-je différent, heureux, ou bien encore plus abattu que je ne le suis actuellement si je l’avais suivie ? Et si j’osais une aventure avec mon délicieux vis-à-vis du moment – en supposant que je parvienne à entreprendre quelque chose avec elle – quel chemin s’ouvrirait-il devant moi ? C’était la vraie question que je m’étais déjà posé dans des circonstances identiques. Au lieu de profiter de l’instant présent et des promesses immédiates qu’il offrait, il avait fallu que je considère le long terme, quitte à le regretter ensuite. Avais-je changé ? Étais-je capable de surmonter cette réserve et de me comporter de façon plus opportune ? Car suscités par son parfum, d’autres fantômes remontaient de la spirale du temps.
 
Comment s’appelait-elle déjà ? Je ne me souvenais plus de son prénom et encore moins de son nom. Je l’avais rencontré au travail, et son côté « folk » m’avait attiré, parce qu’il évoquait une image de terroir, d’Occitanie, de régionalisme qui apportait, dans ce Paris où se fondaient tant de cultures, un peu d’authenticité. Mais j’étais aussi passablement intrigué par son comportement. Elle affectionnait des farandoles que je jugeais insipides et s’habillait à la façon des hippies de la décennie précédente. J’avais pourtant cherché à la séduire, jusqu’à ce que je comprenne que nous n’étions pas sur la même longueur d’onde. Je me souviendrai toujours du moment crucial où le choix me fut offert. J’étais chez elle et nous avions discuté de je ne sais plus trop quoi quand, en fin d’après-midi, elle s’éclipsa dans sa cuisine et revint avec quelques boutons dégrafés laissant apercevoir la naissance d’une poitrine généreuse. Une seconde visite dans la même pièce, sans doute en raison de mon inertie, et il manquait un bouton supplémentaire, offrant désormais une vue plongeante sur une vallée prometteuse. Mais je ne me lançai pas dans cette exploration. Je savais pourtant qu’il suffisait que je prenne en main cet effeuillage pour la retrouver dans mes bras. Mais quelque chose m’empêchait de le faire. Ce n’était tout simplement pas la femme de ma vie ! C’était idiot comme réaction, mais je n’y pouvais rien, j’étais prisonnier de cette idée désuète, ridicule. Pourquoi me comportais-je ainsi ? Étais-je l’avatar attardé – sans le génie – d’un Berlioz ou d’un Lamartine - ou un crétin invétéré et peut-être incurable ? Je penche aujourd’hui plutôt pour une grave immaturité… Et si celle-ci, après tant d’années, m’handicapait toujours ? Et ce parfum réveillait un passé sur lequel je pensais avoir tiré un trait !
 
Pourtant, malgré ce comportement de boy-scout, Françoise était entrée dans ma vie. J’avais surmonté sans peine ma réserve vis-à-vis d’elle car elle possédait quelque chose qui manquait à mes précédentes connaissances. C’était si vrai que c’est seulement en sa compagnie que je perdis mon pucelage, à un âge déjà avancé ! Et depuis, je n’avais pas cherché à séduire d’autres femmes malgré les opportunités ultérieures qui s’étaient présentées. Lorsque je considérais toutes ces années à jamais envolées et ces rendez-vous manqués, je ne pouvais que m’apitoyer sur moi-même. J’étais sans doute le dernier des imbéciles, prisonnier d’un carcan ringard. Était-ce l’effet de traumatismes datant de l’enfance et qui m’avaient à jamais marqué ? J’avais pourtant eu sous les yeux les états de service d’une famille loin d’être exemplaire : une mère mariée trois fois et jamais à court d’amants – l’un d’eux fut mon vrai père - une tante portée sur le vice, une grand-mère qui se complaisait dans la méchanceté… Ce contexte aurait dû me débrider alors qu’au contraire, je ne rêvais qu’à la belle au bois dormant que je réveillerais un jour ! Je m’étais donc comporté comme un prince charmant, sauf que je n’avais rien d’un prince. Et voilà qu’à nouveau s’offrait à moi la possibilité de rompre ce charme qui m’avait tant fait souffrir !
 
Je comprenais mieux maintenant pourquoi cela me traversait la tête : ma voisine incarnait tout ce qu’inconsciemment j’attendais. Elle était mon type de femme, elle me faisait rêver, suscitant en moi une flambée de désir qui venait de loin. Il y avait bien sûr son apparence, mais aussi ce que celle-ci laissait deviner de sa personnalité. Et c’était là sans doute ce qui m’émouvait le plus. Et elle utilisait une fragrance qui me renvoyait à mes jeunes années. Je l’imaginais sensible, érudite, sans doute artiste. Partager son intimité devait être un enchantement continu. Elle était la pièce manquante qui donnerait à ma vie le relief dont l’absence me tourmentait. Oui mais voilà, présentais-je le même intérêt à ses yeux ? Rien n’était moins sûr : il y avait la barrière de l’âge !
 
Peu à peu mes pensées s’engourdissaient, gagnées par le sommeil. Et comme souvent - je crois bien qu’il y avait là une manifestation malicieuse de la part du steward du wagon bar – celui-ci lança brutalement une annonce vantant les mérites d’un petit déjeuner agrémenté de boissons chaudes ou fraîches, payable par tout moyen à notre convenance. Cette intervention se déroulait immanquablement au milieu du trajet, provoquant des soupirs d’exaspération de la plupart des gens tirés de leurs songes. Évidemment ce fut encore une fois le cas et ma voisine et moi furent parmi ses victimes. Nos regards se croisèrent.
—  C’est presque une tradition, fis-je. Le steward ne doit pas supporter que sa clientèle s’assoupisse !
Intérieurement je me surprenais : comment ? J’avais osé parler en premier ?
— C’est assez désagréable, répondit-elle sur un ton très doux. C’est la première fois que je prends ce train.
— Je l’emprunte chaque semaine, malheureusement, et ce rituel se répète.
— Vous travaillez sur Paris ?
— Hélas oui ! Vous aussi ?
— Non, pas du tout. Elle eut un petit rire bref. J’y vais pour suivre une formation.
— Vous avez de la chance ; pour moi ces allers retours sont un vrai calvaire.
— Vous ne pouvez pas habiter à Paris ?
— J’y ai vécu avant que les aléas de mon métier ne me conduisent à Lyon. Je crois tout simplement que je n’aurais plus le courage d’affronter un autre déménagement. Sans parler des conditions de vie dans notre belle capitale !
— Je vous comprends, j’aurais personnellement du mal à m’adapter. J’aime trop mes collines.
— Ah, vous devez habiter dans la Drôme !
— Pas du tout, en Ardèche, à Privas.
— Hum, ce n’est plus un paysage de collines…
— Disons que le relief y est plus abrupt qu’en Drôme. Mais tout cela ne monte pas bien haut.
— Cela dépend des endroits. Ma mère vit du côté de Saint Agrève. La ville culmine à mille mètres.
—  Vous êtes ardéchois ?
—  D’origine.
—  C’est une région ensorcelante lorsque l’on sait la découvrir et l’aimer.
La voie que suivaient nos échanges était étrange. Je me sentais emporté comme sous l’effet d’un charme. Il me semblait que tout devenait simple, limpide, qu’une fois le contact établi, nous irions jusqu’au cœur de nos pensées. Une joie nouvelle m’emplissait, une force presque juvénile me poussait à ne pas rompre le fil de nos discussions. Une barrière était tombée et nous allions l’un vers l’autre, dépassant sans nous en apercevoir les bornes du dialogue convenu. Et il y avait ce parfum…
— Privas est une ville charmante. C’est un réel privilège que de pouvoir y habiter et y travailler.
— N’exagérons rien, répondit-elle. J’ai surtout eu de la chance de trouver un emploi dans la même ville d’affectation que celle de mon mari.
Je pris le coup avec une surprenante placidité. Après tout, elle ne m’avait pas attendu pour faire sa vie. Bien réveillés cette fois-ci, nous continuâmes à discuter de choses et d’autres, comme si nous étions de vieux complices. Elle connut très vite des aspects de mon existence qu’ordinairement je suis assez réticent à livrer. Et inversement, elle me confia des informations qui allaient très au-delà de ce que peuvent évoquer deux passagers de rencontre dans un TGV. Je me sentais de plus en plus excité, conscient de l’importance de ce moment que le hasard avait bien voulu mettre en scène.
Oui, elle pouvait être mariée, avoir des enfants, des amants que sais-je ? Cela n’avait aucune importance pour moi : seule comptait soudain cette sensation de toucher au but, d’atteindre la terre promise. J’étais bouleversé. Elle me parlait et je lui répondais presque machinalement, car en vérité j’étais ailleurs. Je buvais littéralement son image, et derrière le détachement affiché, une véritable tempête se levait dans mon esprit. Je n’avais plus connu cela depuis des décennies, et il fallait que cela m’arrive au soir de ma vie ! Tout en elle s’accordait pour accentuer mon émoi : la mèche qu’elle ramenait machinalement en arrière, la couleur jais de ses cheveux, ses yeux, mélange d’ocre et d’or, le dessin de ses lèvres, l’infinie douceur de son regard. Sa voix était un peu grave, et elle ponctuait facilement ses phrases de petits gestes vifs.
Sur mon tumulte intérieur, je dressai un masque neutre, prenant garde à ne pas montrer à mon interlocutrice tout l’effet qu’elle me faisait. J’étais à la fois comblé et au supplice. J’aurais voulu briser la barrière des conventions, lui avouer dans un souffle qu’elle était celle que je recherchais depuis toujours, que son parfum me rendait fou ! Mais l’âge, la chape de l’éducation, une forme de retenue aussi, pesaient sur moi, m’empêchant de commettre l’irrémédiable bêtise. Ah, si j’avais pu me lâcher ! Je m’imaginais la serrant, consentante, dans mes bras, goûtant la saveur de ses lèvres, jouant avec ses boucles. Las, je devinai bien qu’elle s’adressait à moi comme une fille à son père. Je savais déjà que cet instant miraculeux serait sans lendemain, que je n’aurais plus qu’à chérir ce souvenir puis à l'oublier.
Pour une fois, les heures s’étaient trop vite écoulées. Je jetai un œil par la fenêtre. Le train venait de dépasser les tunnels qui précèdent la jonction de la ligne à grande vitesse avec le réseau classique. Le terminus approchait.
Déjà, les éternels pressés se levaient et ramassaient leurs affaires, prêts à bondir sur le quai dès l’arrêt pour se précipiter vers la bouche d’accès du RER. Ma voisine s’était tue. Je devinais que l’instant précis où se dénoueraient les liens du destin arrivait. Cette fois-ci j’étais averti, fort d’une expérience ancienne, mais aussi affaibli par des conditions différentes, d’âge en particulier. Les plateaux de la balance n’étaient pas équilibrés. Mais ils ne l’avaient jamais été. Le train finit par stopper, en bout de course.
Sur Paris, l’aube était livide.
Nous nous levâmes, récupérant nos bagages respectifs. Ensemble, nous nous dirigeâmes vers la sortie tandis que le wagon se vidait de ses passagers. Elle me précéda sur le quai.
— Hé bien,  au revoir, lançai-je.
— Au revoir Monsieur, bonne journée.
— Merci, de même.
Je savais que je devais décider là, maintenant, si oui ou non je forcerai le cours des évènements. J’étais désemparé, vidé de toute substance. Je croisai son regard. Et j’y lus comme dans un livre. Je sus sans erreur possible que derrière notre bavardage décousu, elle venait de vivre les mêmes tourments que moi. Cet échange secret ne dura qu’une seconde, silencieux, intense. Nous nous dîmes en un éclair ce que nous ne nous avouerions jamais. Je perçus sa détresse. Elle fit alors volte-face, peut-être un peu trop rapidement, dissimulant à ma vue ses sentiments.
Immobile, je la regardai s’éloigner. Les autres voyageurs me dépassaient, noyant progressivement dans leur foule la silhouette adorable de mon inconnue. Je la suivis des yeux aussi longtemps que possible, figé sur place comme une statue. Peu à peu le quai se dépeupla. Une fois seul je me surpris à rechercher vainement des traces de son parfum. Mais il n’existait plus qu’un nouveau souvenir. Je me forçai alors à avoir une pensée positive : les instants de bonheur ne sont-ils pas précieux parce qu’éphémères ?
 
FIN

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