Télé-Pâtes
Si l'on excepte le fait que je viens de m'entretenir avec une assiette de pâtes durant un bon quart d'heure... rien que de très banal.
D'un commun accord, une sage décision vient d'être prise, nous n'aurons plus, mes pâtes et moi, aucune espèce de relation, quelle qu'elle soit. Motion votée à l'unanimité générale.
Oh oui ! Je vous vois venir, c'est facile, vous vous dites encore un qui est complètement marteau, un cerveau ramolli, un niaiseux qui passe ses journées en extase devant les reality-shows.
Bien, laissez-moi vous dire que vous allez un peu vite en besogne. Je parle aux pâtes, ou plutôt, les pâtes me parlent, mais ce sont des pâtes alphabet. Ce qui fait toute la différence. Je n'ai jamais conversé avec un plat de nouilles ou de spaghettis. Pas plus d'ailleurs qu'avec une saucisse de Toulouse, une banane ou un régiment de pois chiches. Je converse assez souvent avec mon chien, je vous le concède, mais là on se vautre dans l'anthropomorphisme et c'est encore une autre histoire.
Laissez-moi vous dérouler le fil des événements passés et vous jugerez par la suite s'il me faut oui ou non, commander le dernier modèle de camisole ?
Tout a commencé un premier avril. Je sais ça ne fait pas très sérieux, mais je me contente de relater les faits. Et arrêtez de m'interrompre à tout va.
Le premier avril donc, je rentrai du travail vers 19 heures, j'étais las et je manquais d'entrain. La journée avait été plutôt médiocre pour ne pas dire détestable. J'avais déchargé des palettes jusqu'à satiété, et un camion s'était pointé à 16 heures alors que pour moi, il était grand temps de prendre la fuite.
Résultat des courses : après quelques ruades de mon patron bien aimé, je me retrouvai avec deux heures à récupérer en octobre ou en février, selon mes disponibilités, lorsque le temps gris et venteux est une invitation au suicide.
Ma peine de travail forcé effectuée, on me relâcha et je me traînai jusque chez moi. Le canapé affable m'offrit ses bras et je m'y affalai, le moral à zéro sans même la perspective d'une petite bière pour me tenir compagnie. La déchéance totale.
De plus j'avais raté « Des nombres et des lettres », mon émission favorite, à cause de cet abruti de chauffeur qui s'était soi-disant perdu et ... je connaissais la chanson.
Bref ! Allez savoir pourquoi je suis captivé par ce jeu désuet depuis ma plus petite enfance. Je ne manque aucune diffusion, car si je dois m'absenter je fais en sorte que mon fidèle magnétoscope joue de ses quatre têtes pour ne pas en perdre une image.
Je suis ce qu'on peut appeler : un fanatique pratiquant.
J'aime les Mots de façon immodérée et le Calcul sans retenue.
Mais ce soir-là, point de visionnage. J'avais juste la force de jeter une poignée de pâtes dans une casserole d'eau bouillante. Je pris ce que j'avais sous la main, et ce furent des pâtes alphabet. Vous savez, ces petites lettres minuscules qui courent d'un bord à l'autre de votre assiette lorsqu'on les titille avec le dos de la cuillère ? Ben voilà !
Dix minutes et quelques glougloutements plus tard et la préparation était à point. Je me servis avec parcimonie afin de laisser refroidir. Je remuai énergiquement et allai questionner le réfrigérateur à propos d'un hypothétique morceau de parmesan ou de gruyère pouvant passer à la râpe.
Sans aucune concession, la réponse fut non, et je retournai dépité vers ma chaise.
Je précise pour ceux qui dodelinent et penchent vers une microsieste que c'est à partir de cet instant que les choses extravaguent.
Au centre de mon assiette, je pouvais lire sans aucune équivoque :
« BONSOIR PAUL »
Paul c'est moi, et Paul faillit tomber de la chaise.
— C'est quoi ces conneries ? Putain je deviens cinglé !
D'un revers de main, je repoussai vivement l'assiette en éclatant de rire.
Les pâtes s'étalèrent librement sur la table semblant former une... une autre phrase.
« N'AIE PAS PEUR. NOUS DEVONS TE PARLER »
— Merde ! fut ma première réponse.
La deuxième : la table valdingua.
L'assiette, aussi surprise que moi, décida de se briser et les lettres investirent le plancher en rang serré. J'avais les yeux exorbités et un début de tremblote lorsque je lus :
« SAUVER... ROLAND BROUMECHKO... RISQUE... MORT... SIOUPL2PAUL4 »
En moins de temps qu'il ne faut à un borgne pour cligner de l’œil, j'effaçai de la planète cette atteinte au bon sens, armé d'un balai et d'une pelle. Après un sprint jusqu'à la poubelle, je me servis un double whisky, puis un autre, suivi de son alter ego et avec la même détermination, je finis la bouteille.
À 21 h 10, mes mains cessèrent leur sarabande.
À 21 h 11, je dormais comme une loque.
Le salon était toujours dans le noir, lorsqu'une migraine carabinée me tira de mon sommeil.
« Dieu Paracétamol, viens à mon secours ! Et surtout de l'eau, beaucoup d'eau par pitié... »
Après une très convaincante imitation du coma, il fut aux alentours de dix heures. Mes paupières entreprirent une levée de rideaux assez convaincante et je découvris les restes du débordement de la veille.
Des morceaux d'assiette disséminées çà et là — le cadavre d'une bouteille gisant à terre —, la table sur le dos comme un scarabée inerte et ridicule — le balai et la pelle formant un drôle de couple sur le tapis — mais heureusement aucune trace de pâtes.
Je poussai un soupir de soulagement.
Que s’était-il passé exactement la veille au soir ?
Une sorte d'hallucination due à la fatigue ? La résultante du stress ? Un hamburger qui n'avait pas trouvé sa route ? L'emprise démoniaque du marabout dont j'avais déchiré la carte en me gaussant ?
J'étais plus que perplexe.
Fallait-il voir un rapport avec « Des nombres et des lettres » que je n'avais pu suivre et qui m'avait passablement contrarié ?
Pourquoi avais-je aperçu très clairement le nom de l'animateur vedette de l'émission, Roland Broumechko, sur le sol de mon salon ?
« Je devenais cinglé » était une hypothèse que je ne pouvais pas écarter. Mais avant de consulter et de devoir ingurgiter un contingent de pilules roses supposées me ramener sur les joyeux chemins de la raison, il me fallait des certitudes.
Moins de trente minutes furent suffisantes pour maudire ma gueule dans le miroir, boire un café, m'habiller et descendre chez l'épicier en bas de la rue. Je n'avais jamais mis les pieds dans son échoppe et je fus grandement surpris de trouver, au milieu d'un bric-à-brac indescriptible, cinq paquets de pâtes alphabet. Je crois que la vendeuse fut aussi surprise que moi en observant cet énergumène se contorsionnant entre la semoule, le cirage noir, le shampoing aux œufs et les cornichons au vinaigre, ressortir triomphant avec cinq paquets de pâtes alphabet dont elle ignorait jusqu'alors l'existence.
« On a une grosse faim ? lança la matrone avec une moue dubitative.
De retour au bercail, je m'empressai de jeter le contenu du premier paquet dans une casserole. Il ne me restait plus qu'à attendre l'ébullition.
Car en fait, en y regardant bien, quels étaient mes risques ?
Les minuscules pâtes n'allaient pas me sauter à la gorge. Dans la pire des hypothèses, en cas d'agression physique ou verbale, le conglomérat de lettres passerait par la fenêtre avec l'assiette en guise de soucoupe volante.
Plus qu'une minute et j'en aurais le cœur net... Ridicule.
Trente secondes... Je me demandais qui pouvait bien vendre des camisoles.
Dix secondes... Par ici la passoire.
Cinq, quatre, trois, deux, un...
Les pâtes rejoignirent l'égouttoir et je dois avouer que j'avais les mains tremblantes.
Enfin, j'en déposai deux grosses cuillerées dans une large assiette et remuai énergiquement.
« BONJ,OUR PAUL REMUER SVP
— Oh putain ! C'est reparti, pensai-je en touillant.
J'avais presque honte de formuler des pensées aussi absurdes. Il ne manquait plus au tableau que le lièvre de mars qui vienne frapper à ma porte et je me laissai aller aux sanglots.
Avec le deuxième et troisième paquet, j'obtins le même genre de message à quelques broutilles près. Face à un danger imminent, les lettres m'exhortaient à contacter Broumechko urgemment.
Les deux derniers paquets je les plaçai au fond d'un placard, hors de ma vue, mais malheureusement pas hors de ma tête.
La migraine revint me tenir compagnie alors que je m'écroulai sur le canapé pour tenter de réfléchir.
La semaine qui suivit, je m'efforçai sans grand espoir de joindre l'animateur vedette. Ayant une aversion profonde pour les strass et paillettes, et ne connaissant personne dans le milieu de l'audiovisuel, le seul numéro de téléphone qui je pus récolter fut celui du standard de l'émission.
Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je débitai la petite allocution que j'avais longuement préparée, en omettant de préciser, bien évidemment, que mes sources étaient sans conteste dignes de foi, car il s'agissait de quelques paquets de pâtes.
Une aimable standardiste m'assura qu'elle avait noté mon message et qu'elle le transmettrait sans faute à monsieur Broumechko, dès que possible. Curieusement, je n'en crus pas un mot, et rappelai le lendemain.
La standardiste resta courtoise, mais ferme. Elle m'intima de cesser de l'importuner et que les blagues les plus courtes étaient souvent les meilleures. Elle raccrocha alors que je m'évertuai à lui expliquer qu'il ne s'agissait pas d'un canular. L'appel suivant fut visiblement celui de trop, car elle me conseilla de son verbe fleuri, un long séjour en Grèce afin d'apprendre à grands coups de boutoir, les rudiments de la bienséance.
Il existe une bonne cinquantaine de mots pour définir mon insuccès, comme : déconvenue, fiasco, plantage, bérézina... mais avec déculottée, on met le doigt dans le mille.
Je me résolus donc à parlementer une nouvelle fois avec mes vieilles connaissances, les pâtes.
Vous maîtrisez maintenant parfaitement l'alchimie donc je vous passerai les détails qui me conduiraient, si je les chantais sur tous les toits, directement dans une jolie pièce capitonnée, un peu austère certes, mais somme toute confortable.
Contre toute attente, j'obtins une adresse... celle de notre ami Broumechko.
La question était désormais : qu'allais-je faire avec cette adresse ?
Je me triturai les méninges et il ne vint rien, ou pas grand-chose.
La date butoir du 19 avril arriva comme convenu, juste après le 18. Le calendrier accorde rarement des exceptions même après supplications.
Entre-temps, j'avais localisé sans difficulté la maison du présentateur et repérais sa grosse berline. Je connaissais les heures d'enregistrement de l'émission et puis... et puis c'est tout. Celui-ci devait se rendre aux studios vers 10 heures et en repartirait vraisemblablement vers 17 heures.
Avec tout ça ! J'étais bien avancé.
Dans un dernier baroud d'honneur, j'avais décidé de me poster devant la villa de l'animateur pour essayer de l'arraisonner pour mieux le raisonner. Vingt minutes que je poireautais dans ma Clio délabrée lorsque le portail automatique se mit soudain en branle. L'auto allemande pointait déjà le bout de son nez et je me saisis de la première chose que croisa ma main dans la boite à gants. À ce petit jeu, ce fut, la bombe à poivre de mon ex-copine qui sortit vainqueur.
Ni une, ni deux, je me ruai au-devant du véhicule en hurlant : « Roland ! Un autographe s'il vous plait. Un autographe. »
Malgré sa surprise, Broumechko au grand cœur baissa sa garde et sa vitre aussi.
En un instant, je lui arrachai ses lunettes, les balançai sur la chaussée et l'aspergeai copieusement de l'aérosol irritant.
On a beau dire, les yeux et le poivre ne font décidément pas bon ménage. Son cri me déchira l'âme ainsi que les tympans. Avant qu'un attroupement ne se forme, je pris la poudre d'escampette, laissai pas mal de gomme au démarrage et ironie du sort, pulvérisai la belle paire de lunettes qui devait coûter, au bas mot, aussi cher que ma minable voiture.
Je rentrai chez moi, en claquant des dents et en tremblant de tous mes membres. N'est pas un agresseur qui veut, surtout sans grief ni préméditation.
Le dénouement, je l'appris par la presse et la télévision. Ce jour-là, le bâtiment qui abritait l'émission fut totalement dévasté par un incendie. Le feu se propagea avec une extrême rapidité, blessant sérieusement deux techniciens et un pompier. De la loge de l'animateur vedette, il ne restait que quelques cendres.
Chacun se félicita du retard opportun de Broumechko.
A mon grand soulagement, on passa sous silence, le dégénéré qui avait agressé l'animateur.
Je fis le point avec mes pâtes, leur demandant à l'avenir de s'adresser à un autre gogo.
Et surtout, je ne suis plus un fervent admirateur de « Des nombres et des lettres », après m'être fait traiter de fils de p... alors que j'accomplissais ma B.A.
Broumechko a des circonstances atténuantes, certes, mais il n'empêche que cela ne fait que quatre lettres.
Péripatéticienne aurait été plus enlevé, plus châtié, plus conforme à l'image de l'homme qui trônait dans ma tête.
Et puis là au moins ! on avait seize lettres.
C'est un peu surfait la télé...
D'un commun accord, une sage décision vient d'être prise, nous n'aurons plus, mes pâtes et moi, aucune espèce de relation, quelle qu'elle soit. Motion votée à l'unanimité générale.
Oh oui ! Je vous vois venir, c'est facile, vous vous dites encore un qui est complètement marteau, un cerveau ramolli, un niaiseux qui passe ses journées en extase devant les reality-shows.
Bien, laissez-moi vous dire que vous allez un peu vite en besogne. Je parle aux pâtes, ou plutôt, les pâtes me parlent, mais ce sont des pâtes alphabet. Ce qui fait toute la différence. Je n'ai jamais conversé avec un plat de nouilles ou de spaghettis. Pas plus d'ailleurs qu'avec une saucisse de Toulouse, une banane ou un régiment de pois chiches. Je converse assez souvent avec mon chien, je vous le concède, mais là on se vautre dans l'anthropomorphisme et c'est encore une autre histoire.
Laissez-moi vous dérouler le fil des événements passés et vous jugerez par la suite s'il me faut oui ou non, commander le dernier modèle de camisole ?
Tout a commencé un premier avril. Je sais ça ne fait pas très sérieux, mais je me contente de relater les faits. Et arrêtez de m'interrompre à tout va.
Le premier avril donc, je rentrai du travail vers 19 heures, j'étais las et je manquais d'entrain. La journée avait été plutôt médiocre pour ne pas dire détestable. J'avais déchargé des palettes jusqu'à satiété, et un camion s'était pointé à 16 heures alors que pour moi, il était grand temps de prendre la fuite.
Résultat des courses : après quelques ruades de mon patron bien aimé, je me retrouvai avec deux heures à récupérer en octobre ou en février, selon mes disponibilités, lorsque le temps gris et venteux est une invitation au suicide.
Ma peine de travail forcé effectuée, on me relâcha et je me traînai jusque chez moi. Le canapé affable m'offrit ses bras et je m'y affalai, le moral à zéro sans même la perspective d'une petite bière pour me tenir compagnie. La déchéance totale.
De plus j'avais raté « Des nombres et des lettres », mon émission favorite, à cause de cet abruti de chauffeur qui s'était soi-disant perdu et ... je connaissais la chanson.
Bref ! Allez savoir pourquoi je suis captivé par ce jeu désuet depuis ma plus petite enfance. Je ne manque aucune diffusion, car si je dois m'absenter je fais en sorte que mon fidèle magnétoscope joue de ses quatre têtes pour ne pas en perdre une image.
Je suis ce qu'on peut appeler : un fanatique pratiquant.
J'aime les Mots de façon immodérée et le Calcul sans retenue.
Mais ce soir-là, point de visionnage. J'avais juste la force de jeter une poignée de pâtes dans une casserole d'eau bouillante. Je pris ce que j'avais sous la main, et ce furent des pâtes alphabet. Vous savez, ces petites lettres minuscules qui courent d'un bord à l'autre de votre assiette lorsqu'on les titille avec le dos de la cuillère ? Ben voilà !
Dix minutes et quelques glougloutements plus tard et la préparation était à point. Je me servis avec parcimonie afin de laisser refroidir. Je remuai énergiquement et allai questionner le réfrigérateur à propos d'un hypothétique morceau de parmesan ou de gruyère pouvant passer à la râpe.
Sans aucune concession, la réponse fut non, et je retournai dépité vers ma chaise.
Je précise pour ceux qui dodelinent et penchent vers une microsieste que c'est à partir de cet instant que les choses extravaguent.
Au centre de mon assiette, je pouvais lire sans aucune équivoque :
« BONSOIR PAUL »
Paul c'est moi, et Paul faillit tomber de la chaise.
— C'est quoi ces conneries ? Putain je deviens cinglé !
D'un revers de main, je repoussai vivement l'assiette en éclatant de rire.
Les pâtes s'étalèrent librement sur la table semblant former une... une autre phrase.
« N'AIE PAS PEUR. NOUS DEVONS TE PARLER »
— Merde ! fut ma première réponse.
La deuxième : la table valdingua.
L'assiette, aussi surprise que moi, décida de se briser et les lettres investirent le plancher en rang serré. J'avais les yeux exorbités et un début de tremblote lorsque je lus :
« SAUVER... ROLAND BROUMECHKO... RISQUE... MORT... SIOUPL2PAUL4 »
En moins de temps qu'il ne faut à un borgne pour cligner de l’œil, j'effaçai de la planète cette atteinte au bon sens, armé d'un balai et d'une pelle. Après un sprint jusqu'à la poubelle, je me servis un double whisky, puis un autre, suivi de son alter ego et avec la même détermination, je finis la bouteille.
À 21 h 10, mes mains cessèrent leur sarabande.
À 21 h 11, je dormais comme une loque.
Le salon était toujours dans le noir, lorsqu'une migraine carabinée me tira de mon sommeil.
« Dieu Paracétamol, viens à mon secours ! Et surtout de l'eau, beaucoup d'eau par pitié... »
Après une très convaincante imitation du coma, il fut aux alentours de dix heures. Mes paupières entreprirent une levée de rideaux assez convaincante et je découvris les restes du débordement de la veille.
Des morceaux d'assiette disséminées çà et là — le cadavre d'une bouteille gisant à terre —, la table sur le dos comme un scarabée inerte et ridicule — le balai et la pelle formant un drôle de couple sur le tapis — mais heureusement aucune trace de pâtes.
Je poussai un soupir de soulagement.
Que s’était-il passé exactement la veille au soir ?
Une sorte d'hallucination due à la fatigue ? La résultante du stress ? Un hamburger qui n'avait pas trouvé sa route ? L'emprise démoniaque du marabout dont j'avais déchiré la carte en me gaussant ?
J'étais plus que perplexe.
Fallait-il voir un rapport avec « Des nombres et des lettres » que je n'avais pu suivre et qui m'avait passablement contrarié ?
Pourquoi avais-je aperçu très clairement le nom de l'animateur vedette de l'émission, Roland Broumechko, sur le sol de mon salon ?
« Je devenais cinglé » était une hypothèse que je ne pouvais pas écarter. Mais avant de consulter et de devoir ingurgiter un contingent de pilules roses supposées me ramener sur les joyeux chemins de la raison, il me fallait des certitudes.
Moins de trente minutes furent suffisantes pour maudire ma gueule dans le miroir, boire un café, m'habiller et descendre chez l'épicier en bas de la rue. Je n'avais jamais mis les pieds dans son échoppe et je fus grandement surpris de trouver, au milieu d'un bric-à-brac indescriptible, cinq paquets de pâtes alphabet. Je crois que la vendeuse fut aussi surprise que moi en observant cet énergumène se contorsionnant entre la semoule, le cirage noir, le shampoing aux œufs et les cornichons au vinaigre, ressortir triomphant avec cinq paquets de pâtes alphabet dont elle ignorait jusqu'alors l'existence.
« On a une grosse faim ? lança la matrone avec une moue dubitative.
— Non, non ! C'est pour une expérience », répliquai-je avant de partir au triple galop afin d'éviter toutes explications oiseuses.
De retour au bercail, je m'empressai de jeter le contenu du premier paquet dans une casserole. Il ne me restait plus qu'à attendre l'ébullition.
Car en fait, en y regardant bien, quels étaient mes risques ?
Les minuscules pâtes n'allaient pas me sauter à la gorge. Dans la pire des hypothèses, en cas d'agression physique ou verbale, le conglomérat de lettres passerait par la fenêtre avec l'assiette en guise de soucoupe volante.
Plus qu'une minute et j'en aurais le cœur net... Ridicule.
Trente secondes... Je me demandais qui pouvait bien vendre des camisoles.
Dix secondes... Par ici la passoire.
Cinq, quatre, trois, deux, un...
Les pâtes rejoignirent l'égouttoir et je dois avouer que j'avais les mains tremblantes.
Enfin, j'en déposai deux grosses cuillerées dans une large assiette et remuai énergiquement.
« BONJ,OUR PAUL REMUER SVP
— Oh putain ! C'est reparti, pensai-je en touillant.
— FAUT NOUS CROIRZ
— (remuer)
— ROLAND BROUMECHKO EN DANGER
— (remuer)
— MA.RDII 19 AV-RIL
— (remuer)
— PREVE,NIR PAS EMISS.. !
— (remuer)
— … »
Et puis plus rien. À croire que le paquet de pâtes avait épuisé toute sa magie ? J'avais presque honte de formuler des pensées aussi absurdes. Il ne manquait plus au tableau que le lièvre de mars qui vienne frapper à ma porte et je me laissai aller aux sanglots.
Avec le deuxième et troisième paquet, j'obtins le même genre de message à quelques broutilles près. Face à un danger imminent, les lettres m'exhortaient à contacter Broumechko urgemment.
Les deux derniers paquets je les plaçai au fond d'un placard, hors de ma vue, mais malheureusement pas hors de ma tête.
La migraine revint me tenir compagnie alors que je m'écroulai sur le canapé pour tenter de réfléchir.
La semaine qui suivit, je m'efforçai sans grand espoir de joindre l'animateur vedette. Ayant une aversion profonde pour les strass et paillettes, et ne connaissant personne dans le milieu de l'audiovisuel, le seul numéro de téléphone qui je pus récolter fut celui du standard de l'émission.
Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je débitai la petite allocution que j'avais longuement préparée, en omettant de préciser, bien évidemment, que mes sources étaient sans conteste dignes de foi, car il s'agissait de quelques paquets de pâtes.
Une aimable standardiste m'assura qu'elle avait noté mon message et qu'elle le transmettrait sans faute à monsieur Broumechko, dès que possible. Curieusement, je n'en crus pas un mot, et rappelai le lendemain.
La standardiste resta courtoise, mais ferme. Elle m'intima de cesser de l'importuner et que les blagues les plus courtes étaient souvent les meilleures. Elle raccrocha alors que je m'évertuai à lui expliquer qu'il ne s'agissait pas d'un canular. L'appel suivant fut visiblement celui de trop, car elle me conseilla de son verbe fleuri, un long séjour en Grèce afin d'apprendre à grands coups de boutoir, les rudiments de la bienséance.
Il existe une bonne cinquantaine de mots pour définir mon insuccès, comme : déconvenue, fiasco, plantage, bérézina... mais avec déculottée, on met le doigt dans le mille.
Je me résolus donc à parlementer une nouvelle fois avec mes vieilles connaissances, les pâtes.
Vous maîtrisez maintenant parfaitement l'alchimie donc je vous passerai les détails qui me conduiraient, si je les chantais sur tous les toits, directement dans une jolie pièce capitonnée, un peu austère certes, mais somme toute confortable.
Contre toute attente, j'obtins une adresse... celle de notre ami Broumechko.
La question était désormais : qu'allais-je faire avec cette adresse ?
Je me triturai les méninges et il ne vint rien, ou pas grand-chose.
La date butoir du 19 avril arriva comme convenu, juste après le 18. Le calendrier accorde rarement des exceptions même après supplications.
Entre-temps, j'avais localisé sans difficulté la maison du présentateur et repérais sa grosse berline. Je connaissais les heures d'enregistrement de l'émission et puis... et puis c'est tout. Celui-ci devait se rendre aux studios vers 10 heures et en repartirait vraisemblablement vers 17 heures.
Avec tout ça ! J'étais bien avancé.
Dans un dernier baroud d'honneur, j'avais décidé de me poster devant la villa de l'animateur pour essayer de l'arraisonner pour mieux le raisonner. Vingt minutes que je poireautais dans ma Clio délabrée lorsque le portail automatique se mit soudain en branle. L'auto allemande pointait déjà le bout de son nez et je me saisis de la première chose que croisa ma main dans la boite à gants. À ce petit jeu, ce fut, la bombe à poivre de mon ex-copine qui sortit vainqueur.
Ni une, ni deux, je me ruai au-devant du véhicule en hurlant : « Roland ! Un autographe s'il vous plait. Un autographe. »
Malgré sa surprise, Broumechko au grand cœur baissa sa garde et sa vitre aussi.
En un instant, je lui arrachai ses lunettes, les balançai sur la chaussée et l'aspergeai copieusement de l'aérosol irritant.
On a beau dire, les yeux et le poivre ne font décidément pas bon ménage. Son cri me déchira l'âme ainsi que les tympans. Avant qu'un attroupement ne se forme, je pris la poudre d'escampette, laissai pas mal de gomme au démarrage et ironie du sort, pulvérisai la belle paire de lunettes qui devait coûter, au bas mot, aussi cher que ma minable voiture.
Je rentrai chez moi, en claquant des dents et en tremblant de tous mes membres. N'est pas un agresseur qui veut, surtout sans grief ni préméditation.
Le dénouement, je l'appris par la presse et la télévision. Ce jour-là, le bâtiment qui abritait l'émission fut totalement dévasté par un incendie. Le feu se propagea avec une extrême rapidité, blessant sérieusement deux techniciens et un pompier. De la loge de l'animateur vedette, il ne restait que quelques cendres.
Chacun se félicita du retard opportun de Broumechko.
A mon grand soulagement, on passa sous silence, le dégénéré qui avait agressé l'animateur.
Je fis le point avec mes pâtes, leur demandant à l'avenir de s'adresser à un autre gogo.
Et surtout, je ne suis plus un fervent admirateur de « Des nombres et des lettres », après m'être fait traiter de fils de p... alors que j'accomplissais ma B.A.
Broumechko a des circonstances atténuantes, certes, mais il n'empêche que cela ne fait que quatre lettres.
Péripatéticienne aurait été plus enlevé, plus châtié, plus conforme à l'image de l'homme qui trônait dans ma tête.
Et puis là au moins ! on avait seize lettres.
C'est un peu surfait la télé...