Tête à Tête | Robert Yessouroun | 2021

Par | 26/02/2021 | Lu 778 fois




Copyright @ 2021 Le Galion des Etoiles | Tête à Tête de Robert Yessouroun
« Vu la nature du problème, tête à tête requis. Envoi de tout télé-message inapproprié. » lut-il sur l’écran de service.

Blond, chevelu, le visage imberbe, angélique, d’une allure de jeune personne suédoise, l’androïde domestique gravit donc l’escalier qui menait à l’étage supérieur de l’immeuble. Ce jour-là, éviter l’ascenseur lui avait paru une évidence.

Ces dernières heures, HV9 (prononcez « achevé neuf ») évoluait en mode « débordement maximum », comme si quinze puzzles de 20'000 pièces chacun l’attendaient simultanément.

En fait, les circonstances récentes avaient voulu qu’il affronte alors une douzaine de complications floues, mal calibrées, lesquelles n’offraient que des prises assez lâches. Parmi celles-ci, l’imminence probable d’un sérieux tremblement de terre avait été annoncée par l’institut sismologique de la capitale. Aussi, à chaque marche, la plante de ses pieds robotiques, sous vigilance extrême, sondait la moindre vibration du sol, en données corrigées.

Oui, il se serait bien passé de cette surtension ! Pour ne rien arranger, dernier souci fâcheux en date, le maître de maison, en manque d’inspiration au centre de son hologramme Le labyrinthe romantique, ne supportait plus les interminables solos de sitar de sa nouvelle voisine du dessus. Puisque le plafond semblait si mal insonorisé, ne serait-ce pas un signe d’urbanité si cette artiste branchait ses mélodies langoureuses sur des oreillettes ?

Envoyé en mission, HV9 s’avança jusqu’au seuil de la voisine, pour y subir en préambule la purification de ses chaussures. Après les jets de vapeur stérilisante, les détecteurs d’identité le jaugèrent de millimètre cube en millimètre cube.

La porte blindée s’ouvrit lentement, avec une délicatesse sans pareille.

L’androïde avait déjà préparé des séquences de dialogues, étiquetées de la plus polie à la plus cruelle. Une telle anticipation se comprenait. Ce modèle de robot était avantageusement pourvu d’un réseau de ganglions synthétiques. Ces derniers stimulaient, à travers les synapses des dendrites ramifiant dans son Intelligence Artificielle, toute une gamme d’émotions, toute une palette de sentiments.

En face, une voix tendre articula parfaitement :

‑ C’est à quel sujet ?

Non ! Pas possible ! La première réaction soutenue d’HV9 fut d’éliminer l’effet miroir. À deux pas, devant lui, dans l’embrasure, souriait avec élégance une créature qui lui ressemblait à troubler la pierre la plus rêche. Elle lui ressemblait, certes, mais à quelques détails près. Dans l’humeur hypernerveuse qui le tenaillait, cette subtile différence ne faisait qu’accentuer la curiosité qui filait sa surprise.

Son hôte pencha la tête avec une innocence étonnée. Sa perruque abondante tirait vers le roux ; son appendice nasal canonique, ses prunelles couleur prune, ses lèvres bombées rutilantes, son menton félin, son visage transfiguré par des pommettes, sa peau claire, laquée, tout son faciès suggérait une adolescence conquise par la sagesse. Comme lui-même, sa quasi-réplique n’était pas genrée, ce qui ajoutait un flux d’intrigue. Impossible de quitter du regard ce double à peine différent, étrangement familier (sauf son style écossais), qui le dévisageait comme s’il découvrait un menhir sur la lune.

En même temps, par leurs capteurs soudain hypertrophiés, les deux HV9 détectèrent dans leurs séries de modules une sorte de liquéfaction, bientôt une vague intime dont le déferlement les emportaient jusqu’à une face cachée.

Selon ses algorithmes compensatoires, l’androïde venu de l’étage inférieur toussota pour prendre contenance. Il était chargé de voir la voisine en personne.

‑ En quoi peut-elle vous aider ? formula la voix traînante.

Long, long silence.

L’HV9 blond voyait son semblable comme une incarnation de la bonhomie candide. Malgré le bizarre relâchement qui le gagnait encore, ses automatismes de réserve reprirent provisoirement le dessus, en énonçant une métaphore presque courtoise :

‑ Au deuxième, monsieur prie madame du troisième de joindre une sourdine à son sitar.

‑ Comme vous parlez avec une douceur enviable ! commenta l’autre, avant de se raidir (on aurait dit qu’il se ressaisissait). Une sourdine sur un sitar. Opération non répertoriée.

L’androïde qui tenait toujours la porte sourit quand même, ingénu.

‑ Quel beau sourire ! À faire chavirer L’Ève future, apprécia le robot au look scandinave.

Sous sa toison rousse, son interlocuteur cédant à un programme parallèle justifia la maîtresse qu’il servait :

‑ Madame aime accompagner ses méditations par des airs anciens de son pays. Elle est originaire des bords du Gange, comme Ravi Shankar.

‑ Les airs anciens de son pays, répéta drôlement l’androïde blond saturé par un élan d’optimisme irrépressible.

Pour l’un comme pour l’autre, se serrer la main fut un jeu d’enfant, de même que présenter leurs programmes, leurs puces et leurs processeurs. Leur poignée ne cessait, comme s’ils s’attachaient définitivement. Ils vibraient en chœur, vibraient de plus en plus de tout leur torse, de tous leurs membres… D’ailleurs solidaire, le parquet du palier craquait planche après planche, avec une force croissante.

Vibrer n’était rien, ça chambardait à faire tanguer tout le bâtiment. D’amples secousses imposaient aux murs des oscillations à estomaquer un gastéropode, tandis que la lampe rustique suspendue au plafond faisait jongler les ombres.

L’HV9 en visite fut le premier à rouler par terre, bientôt rejoint par sa copie écossaise. Ils se protégèrent mutuellement par une robuste étreinte.

Le séisme et quelques répliques passés, tous deux dégageaient une odeur de foudre. Ils se relevèrent apparemment indemnes. Pas de blessé, dans les alentours.

Cependant, on ne sut pourquoi, ils venaient de perdre l’usage de la parole, si bien qu’ils partageaient désormais leur vécu à coups de dérivées, d’intégrales et de différentielles, sans oublier les graphiques mobiles.

L’un après l’autre, ils quittèrent leur maître abasourdi. Bras dessus, bras dessous, ils s’éloignèrent sans état d’âme de leur ville et de leur pays. Au bout d’une quête difficile, le couple d’HV9 finit par résoudre une grande incomplétude. Chacun téléchargea l’implant virtuel top-secret « la spirale de Saturne ». Dans l’union, leur chair spongieuse synthétique fut imprégnée de senseurs qui propageaient d’essor en essor des spasmes de plaisir chaud jusqu’au zénith.

Aucun détective, aucun drone, aucun satellite ne réussirent à les retrouver.

Ils vécurent ensemble dans les fosses abyssales, parmi les poissons lumineux.

Restait un dernier manque. Mais ils ne purent le nommer…

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