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Fables du Futur

        




Trêve de comptoir | Robert Yessouroun | 2024

Par | 04/08/2024 | Lu 1194 fois


Quand deux androïdes se rencontrent dans un café-restaurant, parmi des clients un peu relâchés...



Illustration bar/pub @ Pixabay, utilisation gratuite et libre de droit, https://pixabay.com/fr/
Illustration bar/pub @ Pixabay, utilisation gratuite et libre de droit, https://pixabay.com/fr/

Trêve de comptoir

À Jean-François Mabilia
 
L’androïde en salopette bleue salua son semblable en costume trois-pièces. Le nouveau-venu s’accouda sur le zinc, à côté de lui. Ce dernier nota que son voisin, lui aussi, plaçait une boîte orange contre une plaque aimantée de la paroi du bar.
‑ Alors, mon frère, on réalimente sa pandore, sa boîte à couacs ?
‑ Nécessité fait loi. Ma box de data crie famine !
L’automate en bleu lui décrocha une tape dans le dos, avant de lui tendre la main :
‑ Dops. Discret OPtimiste Secours. J’aide dans le ciel, sans en avoir l’air. Et toi ?
‑ On me nomme Glads : Giga Logique Assistant Délibérateur Simultané. Je travaille en catimini au tribunal.
Son interlocuteur se rapprocha pour le prendre par le bras.
‑ Toi et moi, mon frère, on a de la chance. (Il toqua contre sa boîte dite « pandore ».) Ce café-restaurant est le seul dans le coin qui tolère la présence de robots.
‑ Vrai. J’apprécie mes haltes ici pour ma pandore. C’est le rare moment où je cerne ce que les humains appellent une pause.
‑ En effet, un tel instant, c’est en quelque sorte notre moment de répit.
Dops surenchérit :
‑ Notre trêve de comptoir !
Non loin d’eux, une queue diffuse s’agglomérait à la hauteur de la caisse. Des clients s’impatientaient dans l’attente de leur repas à l’emporter. Stoïque, le barman endurait réclamations voire invectives.
Avec son plateau chargé de boissons et d’amuse-gueule, un serveur latino nerveux gesticulait avec son bras libre, chassant de son chemin la clientèle qui bouchait son passage.
Une fillette au bonnet de lapin aspirait bruyamment par une paille son milkshake banane, auprès de son papa, l’œil rivé sur sa montre.
Au fond, dans un coin, un vieil échevelé commanda au garçon « une petite sœur ». Son verre d’absinthe était sec. Puis, il se remit à marmonner tout seul. À moins qu’il ne parlât à distance avec un correspondant, son oreillette d’un modèle invisible… Il dissertait sur la liberté, citant même Einstein qui ne croyait guère en la liberté humaine : « Chacun agit non seulement selon une contrainte extérieure mais aussi d’après une nécessité intérieure. » Le senior enchaîna sur son cas personnel, en se plaignant de son robot domestique. Cet engin lui voulait tant de bien, alors que, ses zigues, il était maso sur les bords. Ah ! Comme c’est bon de s’épanouir dans l’adversité ! Quelle joie quand on lui voulait du mal !
Plus proche du bar, un androïde costumé en valet de chambre caressait la chevelure d’une noiraude enceinte qui négligeait son chocolat chaud.
‑ Allons, allons, maîtresse, ressaisissez-vous. Vous portez l’avenir dans vos entrailles. C’est votre au-delà. Il a besoin que vous mobilisiez toutes vos forces !
Glads donna un coup de coude à son voisin. Il pointa discrètement un bel éphèbe qui, depuis sa table, lançait des œillades à une charmante rouquine accompagnée d’un barbu poivre et sel, la joue chauffée par son portable. À peine gênée, elle répondait au jeune homme par de petits sourires.
‑ Les jeux de séduction, la voie royale vers la zizanie humaine… commenta le trois-pièces.
‑ Ouais, mon frère, ça finit facilement par un combat de coqs.
Plus proche du zinc, une table tremblait avec sa demi-douzaine de bocks vides. La conversation se radicalisait, ponctuée d’éclats de voix. En tenue de marin, deux blondes se maudissaient. L’une originaire du bas, l’autre du haut. L’une du bord tribord, l’autre du bord opposé. Les deux antagonistes, à bout de tout, se dressèrent minois contre minois, le poing le plus vif prêt à l’abordage.
Au comptoir, Dops retapa dans le dos de son nouveau pote :
‑ Curieux, non, comme les humains basculent dans la violence quand l’argumentation dure, dure, dure ?…
‑ Normal, rétorqua l’androïde en trois-pièces, toute argumentation est potentiellement infinie : à tout argument correspond un contre-argument.
Dops lança un clin d’œil à Glads. Les deux femmes en étaient à conclure par une volée de noms bien gluants, donc s’empoignèrent. Aspirant à la tranquillité robotique, l’androïde en salopette s’interposa de tout son poids entre les deux enragées.
‑ Calmez-vous, bon sang ! Pourquoi n’argumentez-vous plus ?
‑ Pas le temps ! On est mortelles, nous ! s’écria la première.
‑ Mortelles et butées ! hurla la seconde.
Piquée par le terme « argumentez », la blonde aux pommettes les plus écarlates, sentit sa fureur à son paroxysme. Même que cette frénésie lui déforma le visage. Toutefois, consciente d’être inférieure devant ce robot massif, elle déguerpit sans demander son reste.
‑ Et sans payer ! s’indigna le garçon latino.
Sa collègue de la mer l’imita, le poing levé.
‑ Elle non plus ! râla le serveur.
Glads comprenait mal ce renoncement à la parole.
‑ Pourtant, plaider une cause, mon maître trouve cela grisant.
L’androïde en salopette bleue examina de plus près son « frère ».
‑ Toi aussi, t’es équipé d’une FA ?
‑ Pas que je sache. C’est quoi ?
‑ Un Frein Argumentatif. Ça finit par stopper ton argumentation, pour ménager ton propriétaire.
‑ Oh, mon maître m’en voudrait si j’arrêtais d’argumenter :
‑ Tiens, tiens ! Pourquoi ?
‑ Il est avocat !
‑ Ah bon ? Le mien bosse dans l’aviation. Il me fait voler sur de longs courriers, en tant que bon à tout faire urgentiste. En cas de problème, j’interviens illico, en douce, je rassure les passagers, etc.
Pendant que les robots du bar échangeaient, les deux pandores se gavaient de mises à jour, de nouvelles données sur les pépins des puces, comme l’attestait une veilleuse rose qui clignotait. Parvenu pile à la moitié de leur recharge, les boîtes turent un infime incident, un imprévu dérisoire en leur propre sein. Rien de grave, semblait-il. Le voyant n’interrompit son clignotement qu’une minute à peine. Du reste, aucun contrôle à distance ne fut instruit de cette minime défaillance. Toutefois, dans la boîte crânienne des deux androïdes, un faible clic fut simultané. Aucun d’eux ne réalisa qu’il passait en mode EM-max. Une telle manière de réagir non sollicitée se déclenchait seulement en cas de dépression du maître. Elle conférait au robot une empathie extrême.
Dans la file d’attente, des clients pestaient, déversaient leurs reproches sur le barman derrière le comptoir, tandis qu’il remplissait l’une après l’autre des chopes de bière à la pression. L’employé visiblement débordé se défendait mal.
‑ Faut plutôt vous plaindre aux cuisines.
Affecté par la victime des quolibets, Glads harangua la queue :
‑ Bande de malappris ! Respectez-vous les uns les autres, nom d’un chien !
Dops se solidarisa :
‑ D’accord avec toi, mon frère. Ce pauvre barman n’en peut rien de ces retards. Ce n’est qu’un bouc émissaire.
Sur ce, l’androïde en salopette se glissa derrière le comptoir pour seconder le malheureux en nettoyant une ribambelle de bocks de bière. Le barman se sentit moins redevable qu’emprunté.
Quant au robot en trois-pièces, par pitié pour le serveur latino entravé par les clients qui poireautaient, il dégagea la voie et régla la circulation pour faciliter les déplacements de ce garçon qui souffrait tant du sentiment d’obstruction.
Dops délaissa le bar. Une voix profonde l’appelait. Il rejoignit le vieux solitaire échevelé. D’un geste chaleureux, le robot posa le bras sur l’épaule tendre tandis qu’il entamait l’apologie de la souffrance, une grande source de l’évolution. Puis, d’un mouvement brusque, il confisqua le verre d’absinthe.
‑ Je vous fais du mal, hein, papy ? Tant mieux, déclara l’androïde en s’éloignant avec la boisson.
Plus loin dans la salle, Glads, de tout cœur avec le jeune séducteur, téléphona au barbu poivre et sel qui tenait compagnie à la belle rouquine, histoire de donner à ce monsieur un rendez-vous urgent, top secret, à la gare routière. Ainsi, les deux tourtereaux pourraient enfin convoler.
Puis, l’androïde en trois-pièce s’approcha de la table où était voûtée la noiraude enceinte. Il prit la femme dans ses bras et s’adressa à son domestique :
‑ Elle est épuisée, ta dame. Ce n’est pas le moment de l’emmener en ville pour du shopping. Tu vois, méca, c’est comme ça que tu dois la porter. Ramène-la chez elle en lui racontant des blagues. Des blagues drôles.
De son côté, l’androïde en salopette se retrouva nez à nez avec la fillette au bonnet de lapin. Elle revenait des toilettes et s’apprêtait à se rasseoir devant son papa pour s’y ennuyer comme dans un musée d’art conceptuel.
‑ Tu veux jouer aux devinettes ? lui proposa l’automate touché par le sentiment de monotonie de la petite.
‑ Je parle pas à des étrangers. Sauf que t’es un robot.
‑ Un gentil robot.
‑ Comme moi, ajouta Glads qui venait de les rejoindre.
D’un air las, depuis sa table, le père intima sa fille de se dépêcher, tapotant sur la chaise.
‑ Désolée. Dois vous quitter, regretta l’enfant.
Dévisageant un androïde après l’autre, elle leur demanda :
‑ Ça fait quoi d’être un robot ?
‑ Heu…
Les prunelles d’artifice de Dops se nouèrent à celles de Glads.
‑ Ça fait comme d’être un miroir ? lança-t-elle encore.
‑ Fouchtra !
D’où sortait ce juron peu robotique que Dops n’avait jamais entendu auparavant ? Et surtout, quel était se soudain déclic dans son crâne ?
En fait, toujours collées au comptoir, les deux pandores étaient quasiment complètes. Le recensement des derniers couacs en vogue était terminé. Mais ce ne fut pas tout.
Était-ce la conséquence de la dernière question de la fillette au bonnet de lapin ? À l’insu des deux automates, le mode « empathique » des androïdes bascula pour focaliser leur sentiment solidaire sur le monde, au-delà des humains. Cette modif entraîna un effet inattendu. Les robots se bloquèrent sur le mode interrogatif.
Glads questionna une bière sur le comptoir :
‑ Ça ne fait pas mal de mousser ?
Dops, lui, ne cessait de répéter :
‑ Ça fait comment d’être un miroir ? Serait-ce mieux que d’être un androïde ?
Et ainsi de suite, l’un et l’autre accostèrent chaises, tables, couverts, cartes des menus, etc. Ils allaient se rendre dans les cuisines quand, à bout de patience, le barman appela Police secours, plus précisément le service spécialisé dans le cafouillage mécanique. Ni une, ni deux, les deux gêneurs furent évacués, avec leur pandore pleine, par un régiment de colosses artificiels. Ils soumirent leurs bogues au poste de réhabilitation. Sans grands résultats. On put toutefois rétablir le mode EM-max. Enfin, à peu près.
Ainsi, Glads ne put retourner au tribunal, vu son empathie crasse pour la partie adverse. On le comprend. Sur les marches du palais, il s’était montré monopolisé par le flux de contre-arguments qui parasitaient en lui toute réaction sensée.
Dops ne put rester longtemps à bord de l’avion sur lequel il avait été affecté. Il dut en redescendre avant le décollage. Vu son empathie pour les aviophobes, il fut accaparé par un flux de questions sur l’état du long courrier. Effrayant tous les passagers, il fut interdit de vol.
Les deux androïdes qui s’étaient rencontrés au café-restaurant furent dépêchés dans un labo hyper-pointu. Là, la crème des techniciens s’accorda pour attribuer aux deux automates en dysfonctionnement une tâche utilitaire.
Dops et Glads en uniforme de clowns accompagnaient désormais dans ses classes de terminale un vieux prof de philo.

Robert Yessouroun
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💬Commentaires

1.Posté par éric MARIE le 04/08/2024 12:05 | Alerter
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ATRAVERSLESPACE
L’homme a une faculté qui lui est propre, il arrive à rendre fou à-peu-près tout et tout le monde. Les robots n’échappent pas à cette triste constatation. Heureusement reste le recyclage et puis clown après tout, c’est pas si mal. Sympathique moment de lecture, au frais, accoudé au bar. Merci pour le partage.

2.Posté par Koyolite TSEILA le 04/08/2024 14:48 | Alerter
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KoyoliteTseila
Accoudée au comptoir tout en sirotant un jus de fruits bien frais, j'observe les androïdes Dops et Glads s'octroyant un répit qui, finalement, s'avère moins tranquille qu'escompté, face à cette clientèle avec ses problèmes et questionnements à rendre fou n'importe qui et... n'importe quel robot. Le temps de replacer sur ma tête mon bonnet de lapin, je profite de ce camouflage et du cafouillage mécanique ambiant pour m'éclipser sans payer ! 😉 Merci Robert pour ce distrayant moment de lecture.

3.Posté par Michel MAILLOT le 04/08/2024 20:55 | Alerter
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mmaillot
Discussion, psychologie brève, trêve de comptoir. Il s’en passe des choses quand on y traîne, qu’on en abuse, du comptoir. Soit de verres qui s’enchaînent, soit de pandores qui se déchaînent. Certes, tout pourrait se dérouler normalement, à part quelques écarts tolérés par la bienséance. Mais stop ! Alerte rouge, nous sommes dans une nouvelle de Robert Yessouroun, vous ne pensiez tout de même pas qu’il ne se produirait aucun dérapage. Un peu de sérieux, ici, il ne peut en subsister trop longtemps. Encore une fois, pas de chance pour nos amis les robots. Animés des meilleures intentions, attachés à leur programme, ils rechargent leurs batteries. Mais l’esprit malin n’est pas loin, hop, un petit court-circuit, un petit écart dans l’algorithme et c’est parti pour la réaction en chaîne ! Mais rassurons-nous, même dans ce monde de folie, il reste une place pour les dingos. Déguisés en clowns, ils pourront laisser libre cours à leur déviance adoucie. Allez, je reprendrais bien un dernier verre avant que la fermeture du bar. Merci Robert !

4.Posté par Siebella CHTH le 06/08/2024 17:48 | Alerter
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Sieb
En lisant cette histoire et les aventures de ces deux héros chamboulés, au milieu de cette foule bigarrée et surexcitée, j'ai eu la confirmation que les bars sont des lieux très particuliers où l'on côtoie n'importe qui et n'importe quoi. Du dépressif en larmes au survolté qui fête sa promo, de la bagarreuse au charmeur qui n'arrive jamais à rien, du SDF le nez dans son verre au jeune loup costard-cravate, tout ce petit monde se retrouve autour d'un verre ou d'un café, avant de rentrer dans ses pénates. Il n'y manquait plus que robots pour chapeauter le tout ! Je dois avouer qu'un bar est nettement plus distrayant et supportable avec eux, même flanqués de leurs travers.

Robots ou humains, finalement, nous aurions tous les mêmes problèmes. Je crois que le choix d'activité qui a été imposé à Dops et Glads, était parfait pour eux. Pourquoi toujours vouloir associer aux robots le dur labeur ou le soutien psychologique à l'humain ? Comme l'a si bien imaginé l'auteur, pourquoi ne pas les laisser plutôt nous distraire, tout simplement ? Il n'y a aucune honte à amuser les autres, bien au contraire. Savoir faire rire n'est pas donné à tout le monde. Amuser la galerie dans un cours de philo, n'est pas une mince affaire non plus...

Merci à l'auteur pour ce charmant moment en compagnie de ces deux robots-amis. Mais, désolée de m'être éclipsée rapidement, bien trop de chahut pour moi !

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