Copyright @ 2022 Le Galion des Etoiles | Troc à Pataquès, fable du futur de Robert Yessouroun
L’air marin tiédissait. Abim, Abis et Abil apparurent dans le patelin sous un essaim d’hirondelles. Le couple était chauve, Abim, barbu, Abis, des touffes de duvets derrière les longues oreilles. Abil, leur androïde à la silhouette sans genre portait sur la tête une sorte de demi-boule annelée suggérant Saturne. Tous trois étaient vêtus tels des touristes estivaux (un peu en avance sur la saison, donc).
L’un après l’autre, ils frappèrent du heurtoir le huis clos du vieux moulin blanc. Des oiseaux s’envolèrent du toit de chaume. Un coq chanta.
La porte s’ouvrit en grinçant. Dans l’embrasure, Denise surgit, énervée, avec une liste de frais dans la main. Maire du village balnéaire, elle était une belle quadra méditerranéenne.
‑ Que cherchez-vous ? s’enquit-elle sur un ton décidé.
‑ Vous ? répondit le trio, en chœur.
Ils se présentèrent comme s’ils n’étaient pas certains de leur nom. Ces étrangers dégageaient un je ne sais quoi d’étrange.
Eugène, le mari de Denise les rejoignit sur le seuil. Le grand gaillard maigre, mal rasé, tenait un appareil de photo. Selon la rumeur, autant son épouse collait les pieds sur terre, autant le conjoint s’envolait dans la contemplation des paysages.
‑ Nous loger dans votre garage ? À la place du trimaran ? En échange, remplacer par un étang votre puits tari ? Ce serait un plaisir pour nous ?
Leur intonation détonait un brin. Chacune de leurs phrases prononcées lentement paraissait accentuée comme une question. Denise hésita peu.
‑ D’accord. À deux conditions. Si vous nourrissez mes poules et mes chèvres. Si vous soignez mon jardin. Oubliez l’étang.
Avec leur permission, Eugène flasha les nouveaux venus si singuliers. Il photographiait le monde pour l’offrir à ses jumeaux partis sur un campus d’étudiants.
Denise était satisfaite de ce marché. Elle invita le trio pour un sirop de cerise et des fruits confis. Trop ravie de gagner du temps grâce à leurs futurs services. En tant que maire, elle s’épuisait à lutter contre certains de ses administrés afin d’implanter dans Pataquès une usine qui reconvertissait en briques les Pampers usagés. En fait, depuis son élection, elle cherchait à embellir et dynamiser le village. Mais, à chaque proposition de changement, une opposition se dressait contre elle, si bien qu’à part maintenir dans ses projets l’incertaine implantation de l’usine, elle devait se contenter de gérer les affaires courantes au jour le jour.
Abim, Abis et Abil s’installèrent à la place du bateau, dans le garage. Tandis que l’androïde au chapeau exotique remplissait les tâches requises, Abim et Abis visitèrent le village côtier. Un café les intéressa vivement, avec sa terrasse sous un treillis de vignes, laquelle donnait sur la plage de galets. « Au p’tit lu » leur parut un lieu hors normes : un bar, des tables rondes, des fauteuils confortables, les murs couverts par des bibliothèques. On y pouvait boire et lire (et même acheter le livre s’il plaisait). Curieusement, pas l’ombre d’un homme, l’endroit n’était fréquenté que par des femmes, la plupart très jeunes.
‑ Les garçons ne lisent plus, sembla déplorer la barmaid, qui en fait méprisait un peu la gent masculine.
Après le troisième ouzo, leur retour au garage du vieux moulin n’était plus tout à fait sous contrôle. Leur propre démarche les étonna. Abil, leur robot vint à la rescousse. Il les coinça sous ses aisselles pour les ramener à bon port.
Le lendemain matin, Denise faisait les cent pas devant son moulin. Rosa, la femme de ménage aurait dû être à l’ouvrage depuis longtemps. Et elle ne répondait pas aux appels. Par contre, les premières notes de Zorba le Grec ne cessaient de harceler la maire : ses conseillers municipaux s’inquiétaient les uns après les autres ; la veille, des phénomènes inconnus ont animé le ciel de Pataquès.
Enfin, à bout de souffle, Rosa poussa la grille du jardinet.
‑ Bon sang, Rosa ! Ça fait une éternité que je vous attends ! Bonjour…
‑ Ah, madame, je comprends. Mais depuis hier le village est sens dessus dessous, vous savez, avec des barrages policiers partout sur les routes. Hélas, impossible de vous prévenir. Plus de batterie…
‑ Que se passe-t-il au juste ?
‑ Certains parlent d’un cigare tombé du ciel.
Vers le potager qu’arrosait Abil, Eugène zoomait sans relâche sur des petites bêtes qui circulaient sur les nouvelles feuilles palmées des gombos. Elles aussi découvraient le monde.
Les jours passèrent comme la fièvre locale causée par « le cigare tombé du ciel » (dont personne n’avait trouvé la moindre trace). Abim et Abis prenaient leurs habitudes. Leur matinée était consacrée à la lecture, « Au p’tit lu ». Leur après-midi était vouée aux excursions rurales. Souvent ils en revenaient avec des silex plein les poches. Le soir, retour au café. Le couple avait le contact facile avec les autochtones. Le village les appréciait pour leur bienveillance et leur bonne humeur. Depuis leur arrivée, les habitants de Pataquès n’avaient jamais autant souri. Vers la tombée de la nuit, « Au p’tit lu », Abim et Abis trinquaient souvent avec la femme de ménage de leur propriétaire, soit à l’ouzo, soit au raki crétois.
Poussée par sa fille, Rosa s’adonnait à la lecture dans le café. Elle s’était attachée aux sœurs Brontë, mais depuis peu, elle découvrait Jane Austen dont elle dévorait « Raison et Sentiment ».
Un sujet revenait souvent dans la conversation : Abil. Rosa ne l’aimait pas, il se mêlait trop souvent de ses nettoyages. Mais ce n’était pas grave. En présence de ces deux étrangers, elle voyait la vie en rose.
‑ Ils sont extra, s’amusait-elle à répéter.
Il était remarquable que, depuis la fréquentation régulière d’ « Au p’tit lu » par les hôtes de la maire, le bistrot-bibliothèque ne désemplissait plus. Abim et Abis prenaient la parole devant les habitués (ils avaient progressé dans la langue locale, tout en conservant leur curieuse intonation interrogative). Ce qui pimentait leur succès, c’étaient leurs blagues, du genre « un robot piétine un tuyau d’arrosage ; son maître lui avait demandé de l’eau plate ».
Denise était plus réservée à leur égard. Quand elle rentrait au vieux moulin, s’ils étaient présents, elle ne manquait pas de les épier. Et ce qu’elle voyait la laissait perplexe. Abil, l’androïde, chauffait des cailloux dans un drôle de four portatif. Abim et Abis parlaient beaucoup, souvent en même temps. Comment s’écoutaient-ils ?
Un soir, un geste - ou plutôt une absence de geste - déplut à la maire. Après avoir fini une grande bouteille d’eau, l’étranger jeta la carapace de plastique vers la poubelle qu’il rata. Allait-il la remettre dans le vide-ordures ? Eh bien, non ! Il cueillit une brindille dont il mâchonna une extrémité. Quelle désinvolture ! Quelle nonchalance !
Alors que son mari photographiait avec la minutie d’un bijoutier une hirondelle qui nidifiait sur le cône de chaume du vieux moulin, Abis apostropha Denise :
‑ On vous prend un peu Rosa ?
Trois matins plus tard, la barmaid d’ « Au p’tit lu » n’en revenait pas : les galets de la plage s’étaient évaporés. À perte de vue, rien qu’un littoral de sable sale et sombre. Elle paniqua. Très vite, elle se convainquit que les étrangers, tout sympa fussent-ils, avaient tout ramassé avec leur automate. La maire qui les logeait allait-elle refuser d’y croire ?
Eugène nettoyait son objectif sur une table du jardin, quand Denise, une fois de plus, lui reprocha d’être un rêveur peu sensible au concret, comme ces touristes indolents qui logent au garage.
‑ D’abord, ma chérie, je dédie mes activités de rêveur à nos enfants. Ensuite nos hôtes, ils collectionnent des pierres. Difficile de trouver plus concret.
‑ Qu’en sais-tu ?
‑ Ben, ils ont un vrai penchant pour les silex. Regarde.
Et il lui montra une série de photos nocturnes où l’on devinait Abim, Abis et Abil déposer des galets de plage dans une brouette.
‑ Tu ne connais pas la meilleure ! Rosa, notre bonne Rosa fait le ménage dans leur fusée. Les soutes sont bourrées de bidules injectés de silex fondus.
‑ Quoi ?
Il aligna sur la table des clichés noirs et blancs où l’on voyait la femme dévouée descendre dans une sorte de cheminée cylindrique enfoncée dans la terre. Il les compléta par d’autres où elle en remontait avec des sacs de poubelle et…
- Ma…dame la… maire…
Essoufflée, la barmaid d’ « Au p’tit lu » tentait d’interpeller l’élue du village :
‑ Notre plage… a disparu. Enfin, j’veux dire… plus de galets… Et ce n’est pas tout…
C’en était trop. Denise fonça vers le garage. Elle tambourina. Personne ne lui répondait. Son mari lui montra le chemin jusqu’à la fusée. La fusée ! C’était quoi, ce cirque ? ruminait-elle d’un pas vif. Le sous-bois, une petite pinède était une décharge sauvage où depuis longtemps plus personne n’osait s’aventurer. Denise et son époux parvinrent à un monticule de galets qui dominait une ouverture circulaire dans les aiguilles de pins. Tout autour, des petits fours fumaient. Rosa plaisantait avec les deux étrangers.
‑ Quel culot ! Vous abusez de Pataquès qui vous a offert l’hospitalité ! s’indigna la maire.
‑ Que non, que non ? protesta Abis. Votre silex nous est précieux ? Ils alimentent nos zinzins à réflexes ?
‑ Et ce serait quoi, vos zinzins à réflexes ? soupira Denise.
‑ Nos appareils automatiques, voyons ? L’un de vos villageois nous en a piqué un, hier ? Un ventilo qui aspire les sons ?
‑ Ah, ça, Denise, il nous en faudrait un exemplaire ! s’exclama Eugène. Depuis le temps que tu te bats contre le boucan musical assourdissant du Grand Hôtel de la plage !
Son épouse haussa les épaules.
‑ Ça va, madame ? Ils sont extra, hein ?
Haletante, la barmaid les rejoignit :
‑ En plus.. madame… la maire… « Au p’tit lu » est fréquenté… depuis peu par… de nombreux jeunes hommes. Ils se sont mis à lire et…
‑ Ah ? Bonne nouvelle. Ta pilule de la lecture est efficace ? sourit Abim devant Abis.
‑ Oh, je n’y suis pour rien ? Merci, Abil ? précisa-t-elle.
Denise ne perdait pas le Nord, même bouleversée par tout ce qui tombait sur elle. Une plage de sable fait moins mal aux pieds. Leur laisser les cailloux après les avoir taxés ? Les troquer contre l’un ou plusieurs de leurs biens ?
‑ OK, OK, dit-elle. Tout cela, c’est bien gentil, mais que pouvez-vous nous donner en échange, si l’on ne vous confisque pas votre butin ?
Abil s’approcha d’Abim et Abis pour leur chuchoter quelque chose. Le couple sembla acquiescer. L’androïde au chapeau saturnien s’avança vers la maire :
‑ En échange de vos galets, que diriez-vous de nos jugeotiers ? D’après mes calculs, nous en avons six boîtes de 24 en stock dans la soute ? Exceptionnellement, on pourrait vous en céder un carton ?
‑ Ils sont extra, non ? jubilait Rosa.
‑ Ça consiste en quoi, votre jugeotier ?
‑ C’est un stylo muni à sa pointe d’un mini phare qu’il faut orienter vers la pupille ? Le flux de photons parvenu dans le cerveau remet les idées sur une base solide ? Bref, le jugeotier détrompe, déniaise, assagit ? Son influence dure une vie de vos papillons ? Il est très apprécié par les planètes que nous visitons ?
‑ Rechargeable ?
Rentrée au vieux moulin, dans sa chambre, devant un miroir, la maire tergiversait, le stylo dans la main. Elle se dit que le premier effet du jugeotier la pousserait à démissionner de son poste de maire, puisque ses actions étaient dérisoires, quasiment superflues. Soudain, sur un coup de tête, elle s’infligea le faisceau miraculeux dans l’œil. Elle respira à fond, sans percevoir le moindre changement. Se serait-elle fait rouler ? Elle descendit dans le salon où son mari examinait ses dernières images.
‑ Chéri, on va t’organiser une expo de tes photos « Au p’tit lu ». En même temps, on va louer nos jugeotiers à la minute. Cela financera l’aide sociale. Je vais m’arranger pour que nos contribuables se les arrachent… Après leur dose, ils ne s’opposeront plus à mon nouveau programme de transformation de Pataquès, le seul village sur Terre qui affute réflexion et vision du monde !
Peu après, les trois étrangers repartirent dans leur fusée sans dire au revoir.
‑ Dommage, ils étaient extra, se plaignit Rosa.
L’un après l’autre, ils frappèrent du heurtoir le huis clos du vieux moulin blanc. Des oiseaux s’envolèrent du toit de chaume. Un coq chanta.
La porte s’ouvrit en grinçant. Dans l’embrasure, Denise surgit, énervée, avec une liste de frais dans la main. Maire du village balnéaire, elle était une belle quadra méditerranéenne.
‑ Que cherchez-vous ? s’enquit-elle sur un ton décidé.
‑ Vous ? répondit le trio, en chœur.
Ils se présentèrent comme s’ils n’étaient pas certains de leur nom. Ces étrangers dégageaient un je ne sais quoi d’étrange.
Eugène, le mari de Denise les rejoignit sur le seuil. Le grand gaillard maigre, mal rasé, tenait un appareil de photo. Selon la rumeur, autant son épouse collait les pieds sur terre, autant le conjoint s’envolait dans la contemplation des paysages.
‑ Nous loger dans votre garage ? À la place du trimaran ? En échange, remplacer par un étang votre puits tari ? Ce serait un plaisir pour nous ?
Leur intonation détonait un brin. Chacune de leurs phrases prononcées lentement paraissait accentuée comme une question. Denise hésita peu.
‑ D’accord. À deux conditions. Si vous nourrissez mes poules et mes chèvres. Si vous soignez mon jardin. Oubliez l’étang.
Avec leur permission, Eugène flasha les nouveaux venus si singuliers. Il photographiait le monde pour l’offrir à ses jumeaux partis sur un campus d’étudiants.
Denise était satisfaite de ce marché. Elle invita le trio pour un sirop de cerise et des fruits confis. Trop ravie de gagner du temps grâce à leurs futurs services. En tant que maire, elle s’épuisait à lutter contre certains de ses administrés afin d’implanter dans Pataquès une usine qui reconvertissait en briques les Pampers usagés. En fait, depuis son élection, elle cherchait à embellir et dynamiser le village. Mais, à chaque proposition de changement, une opposition se dressait contre elle, si bien qu’à part maintenir dans ses projets l’incertaine implantation de l’usine, elle devait se contenter de gérer les affaires courantes au jour le jour.
Abim, Abis et Abil s’installèrent à la place du bateau, dans le garage. Tandis que l’androïde au chapeau exotique remplissait les tâches requises, Abim et Abis visitèrent le village côtier. Un café les intéressa vivement, avec sa terrasse sous un treillis de vignes, laquelle donnait sur la plage de galets. « Au p’tit lu » leur parut un lieu hors normes : un bar, des tables rondes, des fauteuils confortables, les murs couverts par des bibliothèques. On y pouvait boire et lire (et même acheter le livre s’il plaisait). Curieusement, pas l’ombre d’un homme, l’endroit n’était fréquenté que par des femmes, la plupart très jeunes.
‑ Les garçons ne lisent plus, sembla déplorer la barmaid, qui en fait méprisait un peu la gent masculine.
Après le troisième ouzo, leur retour au garage du vieux moulin n’était plus tout à fait sous contrôle. Leur propre démarche les étonna. Abil, leur robot vint à la rescousse. Il les coinça sous ses aisselles pour les ramener à bon port.
Le lendemain matin, Denise faisait les cent pas devant son moulin. Rosa, la femme de ménage aurait dû être à l’ouvrage depuis longtemps. Et elle ne répondait pas aux appels. Par contre, les premières notes de Zorba le Grec ne cessaient de harceler la maire : ses conseillers municipaux s’inquiétaient les uns après les autres ; la veille, des phénomènes inconnus ont animé le ciel de Pataquès.
Enfin, à bout de souffle, Rosa poussa la grille du jardinet.
‑ Bon sang, Rosa ! Ça fait une éternité que je vous attends ! Bonjour…
‑ Ah, madame, je comprends. Mais depuis hier le village est sens dessus dessous, vous savez, avec des barrages policiers partout sur les routes. Hélas, impossible de vous prévenir. Plus de batterie…
‑ Que se passe-t-il au juste ?
‑ Certains parlent d’un cigare tombé du ciel.
Vers le potager qu’arrosait Abil, Eugène zoomait sans relâche sur des petites bêtes qui circulaient sur les nouvelles feuilles palmées des gombos. Elles aussi découvraient le monde.
Les jours passèrent comme la fièvre locale causée par « le cigare tombé du ciel » (dont personne n’avait trouvé la moindre trace). Abim et Abis prenaient leurs habitudes. Leur matinée était consacrée à la lecture, « Au p’tit lu ». Leur après-midi était vouée aux excursions rurales. Souvent ils en revenaient avec des silex plein les poches. Le soir, retour au café. Le couple avait le contact facile avec les autochtones. Le village les appréciait pour leur bienveillance et leur bonne humeur. Depuis leur arrivée, les habitants de Pataquès n’avaient jamais autant souri. Vers la tombée de la nuit, « Au p’tit lu », Abim et Abis trinquaient souvent avec la femme de ménage de leur propriétaire, soit à l’ouzo, soit au raki crétois.
Poussée par sa fille, Rosa s’adonnait à la lecture dans le café. Elle s’était attachée aux sœurs Brontë, mais depuis peu, elle découvrait Jane Austen dont elle dévorait « Raison et Sentiment ».
Un sujet revenait souvent dans la conversation : Abil. Rosa ne l’aimait pas, il se mêlait trop souvent de ses nettoyages. Mais ce n’était pas grave. En présence de ces deux étrangers, elle voyait la vie en rose.
‑ Ils sont extra, s’amusait-elle à répéter.
Il était remarquable que, depuis la fréquentation régulière d’ « Au p’tit lu » par les hôtes de la maire, le bistrot-bibliothèque ne désemplissait plus. Abim et Abis prenaient la parole devant les habitués (ils avaient progressé dans la langue locale, tout en conservant leur curieuse intonation interrogative). Ce qui pimentait leur succès, c’étaient leurs blagues, du genre « un robot piétine un tuyau d’arrosage ; son maître lui avait demandé de l’eau plate ».
Denise était plus réservée à leur égard. Quand elle rentrait au vieux moulin, s’ils étaient présents, elle ne manquait pas de les épier. Et ce qu’elle voyait la laissait perplexe. Abil, l’androïde, chauffait des cailloux dans un drôle de four portatif. Abim et Abis parlaient beaucoup, souvent en même temps. Comment s’écoutaient-ils ?
Un soir, un geste - ou plutôt une absence de geste - déplut à la maire. Après avoir fini une grande bouteille d’eau, l’étranger jeta la carapace de plastique vers la poubelle qu’il rata. Allait-il la remettre dans le vide-ordures ? Eh bien, non ! Il cueillit une brindille dont il mâchonna une extrémité. Quelle désinvolture ! Quelle nonchalance !
Alors que son mari photographiait avec la minutie d’un bijoutier une hirondelle qui nidifiait sur le cône de chaume du vieux moulin, Abis apostropha Denise :
‑ On vous prend un peu Rosa ?
Trois matins plus tard, la barmaid d’ « Au p’tit lu » n’en revenait pas : les galets de la plage s’étaient évaporés. À perte de vue, rien qu’un littoral de sable sale et sombre. Elle paniqua. Très vite, elle se convainquit que les étrangers, tout sympa fussent-ils, avaient tout ramassé avec leur automate. La maire qui les logeait allait-elle refuser d’y croire ?
Eugène nettoyait son objectif sur une table du jardin, quand Denise, une fois de plus, lui reprocha d’être un rêveur peu sensible au concret, comme ces touristes indolents qui logent au garage.
‑ D’abord, ma chérie, je dédie mes activités de rêveur à nos enfants. Ensuite nos hôtes, ils collectionnent des pierres. Difficile de trouver plus concret.
‑ Qu’en sais-tu ?
‑ Ben, ils ont un vrai penchant pour les silex. Regarde.
Et il lui montra une série de photos nocturnes où l’on devinait Abim, Abis et Abil déposer des galets de plage dans une brouette.
‑ Tu ne connais pas la meilleure ! Rosa, notre bonne Rosa fait le ménage dans leur fusée. Les soutes sont bourrées de bidules injectés de silex fondus.
‑ Quoi ?
Il aligna sur la table des clichés noirs et blancs où l’on voyait la femme dévouée descendre dans une sorte de cheminée cylindrique enfoncée dans la terre. Il les compléta par d’autres où elle en remontait avec des sacs de poubelle et…
- Ma…dame la… maire…
Essoufflée, la barmaid d’ « Au p’tit lu » tentait d’interpeller l’élue du village :
‑ Notre plage… a disparu. Enfin, j’veux dire… plus de galets… Et ce n’est pas tout…
C’en était trop. Denise fonça vers le garage. Elle tambourina. Personne ne lui répondait. Son mari lui montra le chemin jusqu’à la fusée. La fusée ! C’était quoi, ce cirque ? ruminait-elle d’un pas vif. Le sous-bois, une petite pinède était une décharge sauvage où depuis longtemps plus personne n’osait s’aventurer. Denise et son époux parvinrent à un monticule de galets qui dominait une ouverture circulaire dans les aiguilles de pins. Tout autour, des petits fours fumaient. Rosa plaisantait avec les deux étrangers.
‑ Quel culot ! Vous abusez de Pataquès qui vous a offert l’hospitalité ! s’indigna la maire.
‑ Que non, que non ? protesta Abis. Votre silex nous est précieux ? Ils alimentent nos zinzins à réflexes ?
‑ Et ce serait quoi, vos zinzins à réflexes ? soupira Denise.
‑ Nos appareils automatiques, voyons ? L’un de vos villageois nous en a piqué un, hier ? Un ventilo qui aspire les sons ?
‑ Ah, ça, Denise, il nous en faudrait un exemplaire ! s’exclama Eugène. Depuis le temps que tu te bats contre le boucan musical assourdissant du Grand Hôtel de la plage !
Son épouse haussa les épaules.
‑ Ça va, madame ? Ils sont extra, hein ?
Haletante, la barmaid les rejoignit :
‑ En plus.. madame… la maire… « Au p’tit lu » est fréquenté… depuis peu par… de nombreux jeunes hommes. Ils se sont mis à lire et…
‑ Ah ? Bonne nouvelle. Ta pilule de la lecture est efficace ? sourit Abim devant Abis.
‑ Oh, je n’y suis pour rien ? Merci, Abil ? précisa-t-elle.
Denise ne perdait pas le Nord, même bouleversée par tout ce qui tombait sur elle. Une plage de sable fait moins mal aux pieds. Leur laisser les cailloux après les avoir taxés ? Les troquer contre l’un ou plusieurs de leurs biens ?
‑ OK, OK, dit-elle. Tout cela, c’est bien gentil, mais que pouvez-vous nous donner en échange, si l’on ne vous confisque pas votre butin ?
Abil s’approcha d’Abim et Abis pour leur chuchoter quelque chose. Le couple sembla acquiescer. L’androïde au chapeau saturnien s’avança vers la maire :
‑ En échange de vos galets, que diriez-vous de nos jugeotiers ? D’après mes calculs, nous en avons six boîtes de 24 en stock dans la soute ? Exceptionnellement, on pourrait vous en céder un carton ?
‑ Ils sont extra, non ? jubilait Rosa.
‑ Ça consiste en quoi, votre jugeotier ?
‑ C’est un stylo muni à sa pointe d’un mini phare qu’il faut orienter vers la pupille ? Le flux de photons parvenu dans le cerveau remet les idées sur une base solide ? Bref, le jugeotier détrompe, déniaise, assagit ? Son influence dure une vie de vos papillons ? Il est très apprécié par les planètes que nous visitons ?
‑ Rechargeable ?
Rentrée au vieux moulin, dans sa chambre, devant un miroir, la maire tergiversait, le stylo dans la main. Elle se dit que le premier effet du jugeotier la pousserait à démissionner de son poste de maire, puisque ses actions étaient dérisoires, quasiment superflues. Soudain, sur un coup de tête, elle s’infligea le faisceau miraculeux dans l’œil. Elle respira à fond, sans percevoir le moindre changement. Se serait-elle fait rouler ? Elle descendit dans le salon où son mari examinait ses dernières images.
‑ Chéri, on va t’organiser une expo de tes photos « Au p’tit lu ». En même temps, on va louer nos jugeotiers à la minute. Cela financera l’aide sociale. Je vais m’arranger pour que nos contribuables se les arrachent… Après leur dose, ils ne s’opposeront plus à mon nouveau programme de transformation de Pataquès, le seul village sur Terre qui affute réflexion et vision du monde !
Peu après, les trois étrangers repartirent dans leur fusée sans dire au revoir.
‑ Dommage, ils étaient extra, se plaignit Rosa.
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Texte @ Robert Yessouroun, tous droits réservés