Temple Ruins | Illustration @ Jared Shear http://jaredshear.com/
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RĂ©sonance
Assis sur un tabouret dâun bar de cette ville paumĂ©e du BrĂ©sil, en bordure de la forĂȘt Amazonienne, Lorrain sâĂ©tait vu approcher par un type au costume fatiguĂ©. Au moins autant que son propriĂ©taire. Le gars, la trentaine bien tassĂ©e, dĂ©jĂ quasi Ă©mĂ©chĂ©, sâĂ©tait pris dâaffection pour lui. Tout du moins, câest ce qui remontait de son attitude. Les propos, des contacts physiques exprimaient une sympathie collante limite gĂȘnante quâil avait du mal Ă repousser. Tout militait pour lâenvoyer bouler sĂšchement. Et puis, au milieu des salamalecs, du discours incohĂ©rent avait germĂ© le sujet dâintĂ©rĂȘt Ă©veillant son attention. Un temple cachĂ©, perdu au cĆur de lâAmazonie, enfoui au plus profond dâune jungle vierge de la prĂ©sence de lâhomme depuis des siĂšcles. En tout cas de lâhomme blanc. DĂ©couverte par hasard. Un temple ? Vierge de lâhomme ? Allons donc ! Celui qui sâappelait Martial, malgrĂ© son haleine Ă tuer un troupeau entier de bĆufs sâĂ©tait penchĂ© vers lui en roulant des yeux. Oui, parce que ce temple Ă©tait non-humain, enfin pas bĂąti par des mains en provenance de la Terre. Lorrain avait failli Ă©clater de rire. Lâautre, sâagrippant Ă sa manche, jetant un coup dâĆil Ă droite Ă gauche comme sâil craignait lâapparition dont on ne sait quel danger avait retrouvĂ© un instant sa luciditĂ©. Ne riez pas, avait-il lancĂ© dâun ton impĂ©rieux en lui secouant le bras quâil nâavait pas lĂąchĂ©, câest sĂ©rieux.
Il lui avait contĂ© son histoire comme sâil la revivait aujourdâhui devant lui.
***
La jungle, partout la jungle. LâhumiditĂ© ambiante, partout lâhumiditĂ©. Ăa vous coulait de toute part, sur le visage, le long du dos. Comme une espĂšce de serpent qui sâentortillait autour des vertĂšbres. Devant les yeux, des larmes de sueur vous brouillaient la vision. Sâessuyer avec lâavant-bras sur lequel perlaient autant de gouttelettes ne faisait quâajouter Ă cette vapeur brĂ»lante. Avec en prime le soleil qui tentait de percer des nappes de brume ondulant leurs danses aĂ©riennes. Des fougĂšres gigantesques barraient le chemin et pour tout arranger vous distribuaient des gifles Ă tour de tiges agacĂ©es. Elles aussi se demandaient ce que faisait lĂ lâindividu, le regard hagard, la barbe de plusieurs jours qui dĂ©goulinait sa crasse entre les poils de son menton. La chemise, dĂ©chirĂ©e par le souvenir dâautres espĂšces vĂ©gĂ©tales hostiles, peinait Ă protĂ©ger un torse balafrĂ©. Martial, brandissant sa machette, tentait de tenir en respect des insectes monstrueux qui seraient bien venus goĂ»ter Ă ces veines palpitant leur liquide nourricier. Les troncs des titans, dont le sommet se perdait vers le ciel, offraient tout juste en collant lâĂ©chine sur leur Ă©corce rugueuse, les moments de rĂ©pit indispensables pour tĂącher de reprendre sa respiration. Faire taire ces souffrances qui montaient des muscles endoloris des mollets, des cuisses. Sans oublier les crispations du dos et de la nuque. « Quâest-ce que tu fous lĂ ? » semblait se demander la nature un rien hostile. Moi aussi, grommelait Ă voix haute lâexplorateur qui progressait comme un automate. Il en aurait voulu au monde entier sâil pouvait sâadresser Ă lui. DĂ©jĂ Ă ceux qui lâavaient abandonnĂ© cette nuit en lui dĂ©robant la quasi-totalitĂ© de son Ă©quipement et bien entendu son argent. Dâaventurier en mission de dĂ©couverte, il sâĂ©tait retrouvĂ© perdu au milieu de la sylve gigantesque, sans cartes, sans moyens de se repĂ©rer. Inutile de dire que rapidement, le peu de repĂšres enregistrĂ© dans son esprit lâavait soit dĂ©sertĂ©, soit Ă©tait devenu vain au regard de ce quâil traversait. Lâimpression de tourner en rond ou de sâenfoncer plus avant vers lâinconnu, la forĂȘt vierge de tout contact humain pour le moins.
Ces saloperies de moustiques gĂ©ants contre lesquels les moulinets rageurs ne suffisaient plus sâen donnaient Ă cĆur joie pour venir le harceler. Pour un Ă©crasĂ©, un autre repartait dĂ©sormais avec sa cargaison de sang frais. Les diverses retenues dâeau prodiguĂ©es gĂ©nĂ©reusement par des plantes au vaste feuillage, ou de racines aux allures de serpent figĂ©s offraient des rĂ©ceptacles propres au dĂ©veloppement des insectes. Avec eux, pas moyen de goĂ»ter Ă la beautĂ© du paysage. Pourtant, des papillons multicolores tentaient de le charmer de leur ballet incessant en traçant dans lâair des trajectoires plus gracieuses et harmonieuses les unes que les autres. Leur rĂ©pondait la gĂ©omĂ©trie savante de lianes qui entremĂȘlaient des cascades amoureuses les unes avec leurs voisines pour dessiner un entrelacement de passion vĂ©gĂ©tale. Et puis la musique de la forĂȘt. Ces hurlements de toute part qui vous tournaient la tĂȘte. Bestioles invisibles Ă quatre mains ou ailĂ©s, poussant jappements ou cris stridents. On en percevait parfois les formes qui fuyaient continuellement le regard pour perpĂ©tuer leur mystĂšre. Des craquements de branches tout prĂšs, des bruissements de plantes bousculĂ©es par des crĂ©atures heureusement de petite taille. Oui, tout ça vĂ©cu dans un Ă©tat dâesprit normal, tranquille aurait Ă©tĂ© un enchantement, une vision dâun paradis regagnĂ©. Mais lĂ , tout paraissait sâĂȘtre liguĂ© contre lui et tenir plutĂŽt de lâenfer vert promis dans la littĂ©rature dĂ©peignant lâaventure.
Depuis combien de temps errait-il ? Il en perdait la notion. Il avait dormi dans les branches Ă©levĂ©es dâun gĂ©ant de bois qui avait bien voulu lâaccueillir. On ne savait jamais trop ce qui pouvait courir ou ramper en bas. Il lui avait semblĂ© plus prudent et judicieux de trouver un refuge en hauteur, mĂȘme si on nâĂ©tait pas Ă lâabri de certains fĂ©lins grimpeurs. CourbaturĂ© de partout malgrĂ© la bienveillance de lâarbre. Il Ă©tait reparti avant lâaube Ă la recherche dâun point Ă partir duquel il aurait pu progresser dans une moins mauvaise direction. Une riviĂšre par exemple.
Mais pas lâombre dâun quelconque cours dâeau Ă un horizon rendu diablement proche par la profusion et la luxuriance ambiante. Câest au moment oĂč, un peu, beaucoup dĂ©couragĂ© par son Ă©quipĂ©e, dĂ©bouchant sur une clairiĂšre quâil stoppa net stupĂ©fait par ce quâil voyait se dresser devant lui. Une construction, un temple en plein milieu de la jungle !
Ce temple reproduisait sur ces bas-reliefs des ĂȘtres dâapparence monstrueuse. Plusieurs membres supĂ©rieurs, des tĂȘtes multiples, parfois prĂ©sentant des tentacules. Dâautres crĂ©atures Ă lâaspect vaguement humanoĂŻde revĂȘtues de scaphandres. Ăa nâĂ©tait pas une blague idiote. Ces constructions cyclopĂ©ennes dataient de plusieurs centaines dâannĂ©es au vu de lâĂ©tat de la matiĂšre les composant, de la vĂ©gĂ©tation qui avait tentĂ© de sâapprocher et recouvrir lâincongruitĂ©. Mais comme si elle nâavait pas osĂ©, voire craint dâentrer en contact et dây perdre son Ăąme, elle profusionnait Ă distance respectueuse, calmant les jeunes pousses tĂ©mĂ©raires dĂ©sireuses de se dĂ©velopper en sa direction. Martial avait senti ces vibrations Ă©tranges en provenance de lâĂ©difice. Essayaient-elles de le tenir elles aussi en retrait dâun lieu sacrĂ© interdit ? Il sâĂ©tait approchĂ©, puis, aprĂšs plusieurs rĂ©tablissements rendus nĂ©cessaires par la taille des marches, il avait pu accĂ©der Ă ce qui paraissait lâentrĂ©e du temple. LâobscuritĂ© rĂ©gnait en maitresse Ă lâintĂ©rieur. Une odeur bizarre flottait Ă la lisiĂšre comme si elle ne souhaitait pas sortir, craignant le soleil. Il fit plusieurs pas et alluma sa torche. La sensation que lâair sâĂ©paississait et freinait son avancĂ©e. La lumiĂšre elle aussi ne progressait que de quelques mĂštres, avalĂ©e par cette substance gazeuse. La tentation Ă©tait trop forte. Mettant un mouchoir sur le nez, il continua de pĂ©nĂ©trer plus avant. Le gaz Ă©lastique dĂ©sormais lâentourait et peut-ĂȘtre mĂȘme le guidait dans sa bulle de lumiĂšre ne parvenant pas Ă percer plus loin. Arriva le moment oĂč il fut obligĂ© de stopper et tout dâun coup, tout sâĂ©claira autour de lui. Il se trouvait dans une salle immense devant une grande stĂšle baignĂ©e dans un halo orangĂ©. Tout autour, dans une pĂ©nombre respectueuse, les murs Ă©taient recouverts de bas-reliefs singuliĂšrement animĂ©s reprĂ©sentant des scĂšnes Ă©tranges. Finement reproduites, il nâen saisissait pas la signification. ScĂšnes de discussions apparentes. ScĂšnes dâaccouplement. ScĂšnes de batailles et de destruction dâune Ă©poque lointaine oĂč rayonnaient des royaumes disparus depuis dans les cendres de lâhistoire. DerriĂšre lui, le noir complet. Pas moyen de distinguer le dehors. Il en frissonna dâinquiĂ©tude et puis lĂ , devant lui, sur la pierre reposait la forme dâun gĂ©ant. Ătait-ce une reprĂ©sentation dâun gisant rĂ©alisĂ© dans un matĂ©riau inconnu ? Il sâapprocha en surmontant sa crainte, animĂ© par la curiositĂ© et lâintĂ©rĂȘt dâune telle dĂ©couverte. LâĂȘtre surhumain nâĂ©tait pas une statue. Il Ă©tait revĂȘtu dâune sorte de scaphandre comme sur les bas-reliefs Ă lâextĂ©rieur. Il avança encore plus au niveau de ce qui devait ĂȘtre la tĂȘte. Le casque la recouvrait et il dut monter sur la pierre pour en distinguer la visiĂšre. Curieusement pas de poussiĂšre ici, comme si lâatmosphĂšre qui rĂ©gnait la repoussait Ă lâimage de la vĂ©gĂ©tation alentour. Il se pencha pour essayer dâen discerner lâintĂ©rieur. LĂ aussi, la pĂ©nombre qui prĂ©dominait sâĂ©claircit miraculeusement Ă son approche. Un liquide mouvant ou un genre de gaz se dĂ©battait exprimant un dĂ©sir de libertĂ© que le casque lui interdisait. Il sembla dâun coup sâĂ©parpiller vers lâarriĂšre pour disparaitre. Martial distingua soudainement un visage remarquablement conservĂ©, celui-ci Ă©tait Ă©tonnamment humain. Les pommettes lĂ©gĂšrement saillantes, les yeux clos finement dessinĂ©s et dĂ©licatement Ă©tirĂ©s aux extrĂ©mitĂ©s extĂ©rieures. On aurait pu dire quâil sâagissait dâun habitant de certaines contrĂ©es de lâAsie centrale si ce nâĂ©tait une stature de gĂ©ant de beaucoup plus que deux mĂštres de haut. Tout Ă coup, il faillit partir Ă la renverse. Les paupiĂšres se mettaient Ă frĂ©mir ! Non, il ne rĂȘvait pas, il sâagrippa autant Ă la structure quâĂ sa raison qui vacillait devant lâimpossible. Les yeux sâouvrirent et il ressentit lâĂ©tonnement, les interrogations empruntant ce regard qui le fixait. Puis, rapidement Ă droite et Ă gauche, au travers de sa visiĂšre, le souvenir parut remonter du pourquoi et comment il se trouvait lĂ . Il le dĂ©visagea Ă nouveau de façon intense. Lâexplorateur Ă©garĂ© sentit comme une main invisible passer sur son visage, puis le traverser dans son esprit tout entier sans quâil en Ă©prouve la moindre douleur.
Dâun coup, des pensĂ©es qui ne lui appartenaient pas prirent forme. Mouvantes, gĂ©omĂ©triques, des couleurs connues et inconnues, floues, puis de plus en plus nettes. Et dâune clartĂ© trouvĂ©e, des mots, des sons qui se formaient dans une langue inconnue. Il ne savait, quant Ă lui, que formuler son ignorance, dans la sienne, de ce quâil pouvait ressentir. Comprenait-il, celui qui, allongĂ©, tentait dâentrer en communication ? Le gĂ©ant fronça les sourcils, sans doute pour se concentrer. Martial perçut plus clairement ses interrogations, ses doutes, son sentiment dâĂ©tonnement de le voir lĂ . Si petit, si Ă©trange dans son accoutrement. En prenant garde de ne pas le bousculer, il se redressa de toute sa hauteur, se retourna pour sâasseoir. Il prit quelques instants pour que les choses se mettent en place. Sans doute que pour lui aussi la tĂȘte lui tournait lorsquâil se relevait un peu vite. Il retira son casque pour le poser Ă cĂŽtĂ© de lui.
CâĂ©tait une femme ! Les cheveux chĂątain foncĂ© courts, le regard clair dâun iris marron tirant sur le jaune, elle montrait un visage dâune finesse remarquable dâune humanoĂŻde dâune trentaine dâannĂ©es passĂ©es. Une beautĂ© qui parcourait son apparence. De ces traits isolĂ©s qui, bien quâĂ©chappant aux critĂšres habituels de ce quâon considĂšre comme joli, offraient un ensemble admirable. Un visage sans quâil sache exactement pourquoi, qui lui racontait de plus une histoire enfouie au plus profond de lui-mĂȘme. Saisissant une espĂšce de pochette sur le cĂŽtĂ©, elle en sortit une sorte de tube quâelle sâempressa de visser sur un orifice de sa manche. Plissant les yeux, elle attendit quelques instants avant de les ouvrir et de le fixer avec insistance. Elle aussi paraissait se poser des questions sur son apparence. Plus Ă©veillĂ©e, la perception de visite dans lâesprit de lâexplorateur se fit Ă nouveau sentir. Toujours en douceur, mais plus appuyĂ©e, parcourant en tous sens et provoquant chez lui une sensation de vertige. Puis tout sâarrĂȘta au bout de quelques minutes ou plus il ne savait pas. Quelle ne fut pas sa surprise quand retentirent alors de la bouche de la gĂ©ante les mots qui suivirent.
â VoilĂ , maintenant que nous nous comprenons, nous allons pouvoir communiquer et essayer dâĂ©claircir la situation. Qui ĂȘtes-vous et que faites-vous ici ? Pourquoi ai-je cette sensation de vous connaitre ?
Il bredouilla des mots sans suite pour commencer avant de, sous le regard patient de son interlocutrice, pouvoir aligner de quoi sâexprimer.
â Mais comment avez-vous fait ? Vous parlez notre langue tout dâun coup ? Qui ĂȘtes-vous, dâoĂč venez-vous ? Quel est cet endroit ? Moi aussi jâai cette impression inexplicable de dĂ©jĂ -vu.
Un sourire se peignit subrepticement sur son visage. Elle eut un petit geste de la main comme pour écarter la difficulté.
â Beaucoup de questions qui nĂ©cessiteraient temps et Ă©nergie pour dĂ©velopper correctement. Je veux bien commencer Ă rĂ©pondre puisque vous ignorez les miennes. Mon nom est Anoa, enfin câest ce qui se rapproche le plus dans votre langue. Je ne suis pas de ce monde, comme vous vous en doutez dâaprĂšs ce que jâai pu glaner par une tĂ©lĂ©pathie lĂ©gĂšrement intrusive. Dont je mâexcuse. Ce que je fais lĂ ? Jâattends. Quâon vienne Ă mon secours depuis que je suis coincĂ©e ici. Depuis combien de temps, hĂ©las, apparemment des centaines de vos annĂ©es. Je ne comprends pas pourquoi, mais on nâa pas retrouvĂ© ma trace. Ă moins quâon ne souhaitĂąt pas me voir de retour, ce qui mâĂ©tonnerait, mais on ne sait jamais. Sur SoĂŽdida comme ailleurs, dans cet espace, cet univers ou un autre, il nâest pas rare de rencontrer des inimitiĂ©s. En attendant ce qui pouvait prendre du temps, je suis entrĂ©e en lĂ©thargie et câest votre intrusion qui a dĂ©clenchĂ© le processus de rĂ©veil. Ce qui est surprenant câest que vous ayez pu pĂ©nĂ©trer ici. Normalement, il nây a que les miens qui auraient dĂ». Ă moins que lâĂ©volution, les mĂ©langes, que sais-je encore ?
Elle se frotta le menton dâun geste terriblement humain et se tapant sur les genoux, reprit pour elle-mĂȘme.
â Mais notre absence aurait dĂ» faire intervenir une Ă©quipe de secours mĂȘme rĂ©duite. Il sâest passĂ© quelque chose, mais quoi ? Comment ? Est-ce que lâĂ©chec a entrainĂ© la dĂ©cision dâarrĂȘter la mission, les missions dans ce monde ? Il faut croire que oui. On ne gaspille pas les explorateurs, il y a tellement de planĂštes Ă dĂ©couvrir, Ă dĂ©fricher. Est-ce que les sauveteurs sont tombĂ©s sur les piĂšges tendus par les habitants de ces forĂȘts pour se combattre entre eux ? Tous massacrĂ©s, par crainte de ces diffĂ©rences dâapparence. Ou encore dĂ©pouillĂ©s de leurs effets, sans dĂ©fense, condamnĂ©s Ă vivre, Ă subsister sans espoir de retour. Des camarades sacrifiĂ©s pour en chercher une seule, quelle que soit son importance. Nous, ce sont les maladies qui ont dĂ©cimĂ© notre Ă©quipe. DerniĂšre survivante avec lâensemble de nos dĂ©couvertes, je me suis enfermĂ©e ici, Ă lâabri de la contagion, de vos semblables dâalors, dans ce temple que nous avions Ă©rigĂ©, ornĂ© de terrifiantes images pour inspirer la crainte. DoublĂ© par ce dispositif rĂ©pulsif, Ă la fois mental et rĂ©el. Il ne me restait plus quâĂ mâendormir avec lâespoir dâĂȘtre sauvĂ©e un jour proche. Pour ce qui est de cette sensation de vous connaitre, vous reconnaitre, je nây comprends rien. Souvenirs dâune autre vie, sur dâautres mondes ?
Tandis quâelle se rĂ©fugiait dans un silence peuplĂ© de regrets et dâinterrogation. Martial se mit Ă rĂ©flĂ©chir et il demanda doucement.
â Mais nâaviez-vous pas le moyen, le vĂ©hicule pour retourner chez vous, mĂȘme toute seule ?
Elle leva des yeux légÚrement absents vers lui, avant que, prenant à nouveau conscience de sa présence, ils ne retrouvent un éclat un peu triste.
â Mon vĂ©hicule ? Câest plus compliquĂ© que ça. Nous voyagions au travers de portes. Il sâagit de brĂšches spatio-temporelles ouvertes grĂące Ă des techniques de mise en relation des mondes. Seul moyen pour les faire entrer en rĂ©sonance et ainsi crĂ©er la connexion nĂ©cessaire entre les deux univers. Le voyage a cet avantage extraordinaire dâĂȘtre instantanĂ©, le temps de franchir le seuil. Mais il faut non seulement une connaissance parfaite de ces phĂ©nomĂšnes physiques, mais Ă©galement la coupler avec celle, hors pair, de la rĂ©alisation de lâexpression requise. Et puis les portes ont une pĂ©riode active trĂšs limitĂ©e, car trĂšs couteuse en Ă©nergie et Ă la stabilitĂ© plutĂŽt courte vu les mouvements quasi incessants de part et dâautre des mondes. Enfin, encore faut-il quâelles fonctionnent ! Mais tout ça me dĂ©passait. Vous voyez, jâĂ©tais ce que vous appelez la botaniste de la bande. Celle chargĂ©e de lâĂ©tude de la flore. Les super-techniciens responsables du voyage ont hĂ©las Ă©tĂ© les premiĂšres victimes du virus. Nous, moi la premiĂšre, Ă©tions incapables dâutiliser convenablement la machine sans risquer lâaccident et retrouver ses atomes Ă©parpillĂ©s dans lâespace nĂ©gatif. Une fin rĂȘvĂ©e si on souhaite en terminer, ce qui nâĂ©tait pas notre dĂ©sir. Mais comment faire pour programmer correctement sans maitriser ce qui nous paraissait un total charabia ? Tenez, regardez plutĂŽt ce qui en rĂ©sulte et qui ne marche plus pour cause de donnĂ©es complĂštement obsolĂštes.
Elle se tourna vers le fond de la salle oĂč se trouvaient des appareils tous plus Ă©tranges les uns que les autres. Elle fit signe Ă Martial de la suivre jusquâau plus prĂšs dâeux qui sâĂ©claira Ă leur approche. Toujours en fonction malgrĂ© le temps Ă©coulĂ©. Un Ă©cran apparu dans les airs sur lequel sa main encore gantĂ©e parut accompagner le dĂ©filĂ© des images bardĂ©es de symboles incomprĂ©hensibles pour lui. Elle sâarrĂȘta brusquement devant une, particuliĂšrement mouvante, dans laquelle dansaient des figures vaguement gĂ©omĂ©triques. Tandis quâelles sâagitaient dans leurs mouvements hypnotiques, des sons se firent entendre, une espĂšce de musique Ă©trange, aucunement dissonante, voire envoĂ»tante. Au bout de quelques secondes, la gĂ©ante opĂ©ra un geste pour la faire taire.
â Attendez ! sâexclama Martial en posant sa main sur son avant-bras, laissez le son, câĂ©tait incroyablement beau et de plus on aurait vraiment ditâŠ
Elle se tourna vers lui, lâair interrogatif, puis sans mot dire, fit un signe du doigt et la musique retentit Ă nouveau. Joyeuse, harmonieuse, elle sâĂ©leva dans lâatmosphĂšre et rebondit sur les hautes parois qui semblĂšrent frĂ©mir de plaisir sous sa caresse. Il frissonna devant une telle beautĂ©.
â Câest absolument stupĂ©fiant, sâexclama-t-il, on dirait presque un impromptu de Schubert que jouerait Alfred Brendel. Oui, câest ça, vraiment trĂšs proche de lâopus 90, numĂ©ro 3, mais comment est-ce possible ? Des sons, une musique Ă©crite Ă des centaines dâannĂ©es de distance, sans quâil soit envisageable de les relier. Existe-t-il dans lâUnivers des liens qui connecteraient les Ă©lĂ©ments et les ĂȘtres ? Une musique qui rapprocherait les astres comme elle adoucit les mĆurs ? Le chant des Ă©toiles qui inspirerait ou serait inspirĂ© par la vie peuplant les mondes gravitant autour ? Câest absolument fascinant. Quelle part de suggestion, quelle part dâinspiration aurait touchĂ© les esprits de ces grands compositeurs, leurs Ăąmes pour crĂ©er, reproduire cette musique divine ? Au diapason de lâunivers, ils en ont restituĂ© le mystĂšre. Si cet impromptu si proche Ă©tait le lien spĂ©cifique entre nos deux mondes. Combien de morceaux, de compositions permettaient de relier les uns aux autres ? Mais pourquoi cette version lĂ©gĂšrement diffĂ©rente ne rĂ©pondait pas, ne rĂ©pondait plus, au temps qui passe et qui Ă©loigne la perspective du rendez-vous ?
La jeune femme le regardait Ă©tonnĂ©e de voir Ă quel point lâexcitation avait gagnĂ© Martial.
â HĂ©las, ça ne fonctionnait plus. On pouvait rejouer Ă lâenvi, les relayeurs des montants bĂątis pour le retour ne rĂ©agissaient plus. Ils restaient dĂ©sespĂ©rĂ©ment Ă©teints, plongĂ©s dans leur mutisme. La synchronisation nâĂ©tait plus possible avec cette suite de sons. Cette mĂ©lodie comme tu lâappelles ne correspondait plus aux instants pour lesquels elle avait Ă©tĂ© composĂ©e. Le dĂ©calage permanent des mondes rĂ©clamait de modifier cette musique et pour cela seuls les spĂ©cialistes du portail auraient Ă©tĂ© capables dây parvenir, nous nâĂ©tions pas en mesure de changer ce qui Ă©tait nĂ©cessaire.
Martial fit les cent pas en se frottant le menton, plongĂ© quâil Ă©tait dans les intenses rĂ©flexions suscitĂ©es par lâexcitation. En mesure, les mesures, la tonalitĂ©, les variations, la mĂ©lodie songeait-il.
â Si jâavais lâinstrument ou un piano, je pourrais tenter de jouer lâimpromptu qui est lĂ©gĂšrement diffĂ©rent de ce quâon vient dâentendre. Voir si comme tel, avec des variations, improvisations, les relayeurs rĂ©agiraient. AprĂšs tout, il semblerait quâil faille ĂȘtre en symbiose avec lâunivers, avec sa musique. Peut-ĂȘtre est-ce mon rĂŽle dâĂȘtre lĂ pour accompagner ce mystĂšre. Ăa ne coute rien dâessayer, non ? Ah si je pouvais moi aussi, pourquoi pas, me laisser aller, baigner dans cette musique et voir oĂč elle mâemmĂšnerait. Ăvidemment, il me faudrait un piano et je nâen aperçois pas trop dans cette salle.
Elle fit une petite moue charmante, mais se tourna concentrée sur ce qui semblait un dialogue en pensées avec la machine. Elle accompagnait de gestes sans doute plus là pour concrétiser sa volonté que des véritables instruments de commande.
Miracle ! Une forme brillante traça lâimage dâun piano devenant de plus en plus net. Il y avait mĂȘme un tabouret qui rejoignait timidement lâinstrument. Passant dâun trouble dessin en trois dimensions en quelque chose certes toujours lumineux, mais qui paraissait tangible.
Ăbahi, Martial regardait tour Ă tour la manifestation soudainement solide et surtout la merveilleuse magicienne responsable de ce tour de force. Remarquant lâexpression visible de son admiration insistante, elle lui lança en rougissant un sourire un peu gĂȘnĂ©. Martial, pas en reste, offrit en retour, envahissant son visage, une couleur qui nâĂ©tait pas trĂšs Ă©loignĂ©e. Elle lui indiqua dâun geste quâil pouvait sâapprocher de lâinstrument.
Il tĂąta lâapparition pour sâassurer de sa prĂ©sence rĂ©elle et de la robustesse de lâouvrage. CâĂ©tait Ă la perfection la concrĂ©tisation de son piano laissĂ© orphelin en France avant son voyage. ExtirpĂ© de son esprit par les pouvoirs tĂ©lĂ©pathiques et transmis Ă une de ces machines incroyables imprimant Ă volontĂ© lâexpression de sa maitresse. Un peu intimidĂ© malgrĂ© tout, il sâassit sur le tabouret et fit mine de relever le bas dâune redingote virtuelle pour coller Ă la scĂšne. Il commença Ă pianoter sur le clavier. Des sons bizarres sortis au dĂ©but, il y eut rapidement, aprĂšs une pĂ©riode dâadaptation correspondant aux souvenirs ancrĂ©s dans sa mĂ©moire, la bonne tonalitĂ© qui aurait dĂ» Ă©maner de lâinstrument. MĂȘme encore plus parfaite, comme si le vieux piano exprimant sa dĂ©sapprobation dâavoir Ă©tĂ© abandonnĂ©, reprenait vie et se rĂ©glait tout seul pour retrouver sa jeunesse et la perfection de ses composants dâorigine.
Le clavier remplit Ă la perfection son rĂŽle, les marteaux sâabattirent comme il le fallait. Martial entama Ă son niveau dâamateur Ă©clairĂ© la restitution de lâimpromptu. Un peu intimidĂ© par le regard de son unique spectatrice, il parvint malgrĂ© tout Ă lâexĂ©cuter plus quâhonorablement en prenant confiance. Comme tout interprĂšte qui joue pour le plaisir, il se laissa emporter par la musique, sa beautĂ©.
Puis, tout Ă coup, ce fut comme si câĂ©tait elle qui finissait par guider ses mains, ses doigts, si bien dressĂ©s. On pouvait presque les considĂ©rer comme les prolongements de ces vibrations sonores, tellement elle se nourrissait de lâĂ©motion et des sentiments magnifiques. Par ce phĂ©nomĂšne inexplicable, il Ă©tait subjuguĂ©, quasiment possĂ©dĂ© par lâinterprĂ©tation. Collant parfaitement Ă lâĂ©criture de Schubert, y mettant Ă la fois passion et retenue devant lâĆuvre, il ne remarquait plus ce qui lâentourait. Totalement absorbĂ©, hermĂ©tique Ă lâextĂ©rieur, tout juste conscient de la prĂ©sence de la gĂ©ante qui lâĂ©coutait jouer devant elle, pour elle. TransfigurĂ©e, elle aussi partageait, par on ne sait quelle alchimie, la communion avec la musique, avec son interprĂšte. Un soudain remue-mĂ©nage les fit sortir momentanĂ©ment de leur hypnose et lĂ , ils assistĂšrent Ă lâincroyable. Les relayeurs sâĂ©taient mis Ă briller de tous leurs feux. Des perles multicolores sâanimaient sur le portail. Une image tremblotante commençait Ă prendre forme au centre.
Totalement envoutĂ© par la musique et lâatmosphĂšre irrĂ©elle qui submergeait la salle, Martial ne sâarrĂȘta pas, il ne le pouvait pas, il ne le pouvait plus mĂȘme sâil lâavait dĂ©sirĂ©. Ce qui nâĂ©tait pas le cas. Un maelstrom agita les signes, des lucioles bigarrĂ©es en provenance du portail sâĂ©parpillaient autour dâeux. Dansaient autour de leurs visages. BaignĂ©s dans une joie indicible, ils riaient ensemble, une fusion incroyable se rĂ©alisait dans lâespace. Une fusion dans les composants de la machine, mais Ă©galement de façon extraordinaire chez les ĂȘtres. Comme sâils faisaient Ă cet instant, partie dâun tout, en harmonie avec lâunivers. Un moment de partage oĂč se rĂ©vĂ©lait sans vraiment comprendre ce qui les unissait. Ils Ă©taient entrĂ©s eux aussi en rĂ©sonance, en conjonction avec le sens mĂȘme de la vie. Ensemble, transfigurĂ©s partageant avec le reste du cosmos lâexaltation, le ravissement, lâallĂ©gresse offerts par la musique, mais surtout avec elle leur totale immersion dans la grande symphonie de lâunivers. Ils Ă©taient la musique, ses battements au diapason du cĆur. Ils Ă©taient ce qui avait Ă©tĂ© et ce qui adviendrait. Les visages de ceux qui sâĂ©taient connus et ceux qui se rencontreraient et sâaimeraient. Les rendez-vous pris sans quâon le sache. La jeune femme le saisit dans ses longs bras et lâembrassa sur le front, sur son visage pour terminer sur ses lĂšvres. Ăa nâĂ©tait pas la joie de remettre en marche le portail. Non, il y avait bien plus.
Puis, il y eut lâĂ©clair Ă©blouissant mariant des couleurs inconnues. Une note grave en provenance de la porte sonna la synchronisation parfaite. Elle Ă©tait ouverte comme elle ne lâavait jamais Ă©tĂ©. Lâimage qui apparaissait projetĂ©e offrait la vision dâune jungle ressemblant Ă celle de la Terre, mais oĂč le vert Ă©tait substituĂ© par des mauves, des violets entĂȘtants, oĂč des fleurs gigantesques agitaient leur salut lointain. Dans le ciel quâon distinguait, un soleil bleu Ă©talait sa majestĂ©. Plus bas, plus Ă distance, sans doute plus discret pour cause de timiditĂ© cosmique, un disque orange trahissait la prĂ©sence dâun frĂšre jumeau de moindre taille. Un chemin artificiel menait Ă une espĂšce de construction baroque dont lâarrondi tendait Ă se fondre respectueusement dans le paysage. LâĂ©clair lointain qui revenait pĂ©riodiquement Ă son sommet faisait immĂ©diatement penser Ă un phare guidant le voyageur Ă©garĂ©.
à regret, la sensation de totale communion reflua, les laissant pantelants, un peu perdus. Il en restait suffisamment pour habiter leur corps, leur esprit et imprégner leurs souvenirs de ces moments uniques.
Anoa sâĂ©tait redressĂ©e et on voyait le sentiment intense qui parcourait son visage et les moindres tressaillements de son ĂȘtre. Sa poitrine se soulevait avec frĂ©nĂ©sie encore sous le coup des Ă©motions vives.
Elle se tourna vers lui.
â Martial, nous nâavons pas beaucoup de temps avant que la porte ne se referme et quâalors il ne faille trouver la variation nĂ©cessaire. Qui sait si tu y arriverais, si lâunivers nous accordait Ă nouveau cette chance malgrĂ© ce cadeau merveilleux qui vient de nous ĂȘtre fait. Jamais il ne sâest produit un tel phĂ©nomĂšne prĂ©cĂ©demment. Mais je dois rentrer tant que câest possible pour voir ce qui mâattend de lâautre cĂŽtĂ© avant de songer Ă quoi que ce soit.
Le jeune homme Ă©tait dĂ©semparĂ© autant par lâexpĂ©rience vĂ©cue que par la tournure brutale des Ă©vĂšnements.
â Mais comment faire, que vais-je devenir, maintenant que nous nous sommes trouvĂ©s, devons-nous nous perdre Ă jamais ?
Elle passa la main en douceur sur sa joue comme pour en effacer la détresse.
â Tu dois me faire confiance, il faut que je rentre seule et que je vois ce que je peux et dois faire avec les miens. Avec tout ce temps Ă©coulĂ©, y compris lĂ -bas, des Ă©claircissements seront nĂ©cessaires. Je risque fort de devoir passer un bon moment Ă expliquer, Ă mâexpliquer. Ensuite, je te promets, je reviendrai te chercher, moi non plus je ne veux pas perdre ce qui nous relie comme ce qui peut raccorder nos mondes au travers de cette musique. Il y a aussi beaucoup plus dans ce qui nous lie de façon si mystĂ©rieuse, mais qui est bien lĂ depuis on ne sait combien de temps. Il nây a pas de hasard, cette musique, câest nous, nous sommes cette musique. Je vais te donner cette pierre, en vĂ©ritĂ© beaucoup plus quâune pierre. Câest une sorte de balise pour nous localiser. Les portes sur les autres mondes Ă mon Ă©poque sâouvraient bien Ă proximitĂ©, mais pas forcĂ©ment exactement au mĂȘme endroit, parfois Ă quelques-uns de vos kilomĂštres. Ensuite, il fallait se rapprocher du signal pour se trouver ou se retrouver. Jâimagine que notre technologie nâa pas rĂ©gressĂ© et que je pourrais dĂ©sormais revenir et te joindre si tu restes dans ce territoire. Garde lĂ prĂ©cieusement.
Il regarda la pierre qui chatoyait une lumiÚre douce et chaude en provenance de son propre intérieur. Dans sa main, elle semblait prendre vie et générer de multiples couleurs venant comme des bulles éclater en périphérie.
â Oui, tu as raison, hĂ©las, il faut que tu repartes, seule. Moi, je ne peux pas te suivre aujourdâhui. Mais je ne vais pas mâendormir ici en attendant ton retour. Ton scaphandre est un peu grand pour moi et puis si je ne peux mĂȘme pas rĂȘver.
Elle lui adressa un maigre sourire. Ă nouveau tournĂ©e vers la machine elle concentra sa pensĂ©e pour quâapparaisse Ă nouveau dans lâair une vue des environs dâune nettetĂ© incroyable. On avait lâimpression quâune espĂšce de drone la survolait en grimpant dans le ciel afin de visualiser les reliefs du paysage du temple situĂ© en bas vers la gauche de lâimage, il distingua le fleuve Ă quelques kilomĂštres. Puis en le remontant, il vit la petite ville dâoĂč il Ă©tait parti avec son Ă©quipage. Si proche, si lointaine. Mais il nâĂ©tait pas au bout de ses surprises, Anoa lui tendit une sorte de ceinture dont elle lui expliqua rapidement le fonctionnement. Ă manipuler avec prudence et Ă ne pas laisser entre les mains de nâimporte qui. Une ceinture antigravitĂ© ! Elle lui permettrait de survoler la rĂ©gion Ă altitude convenable et de descendre Ă distance raisonnable des faubourgs. Ensuite, il faudrait se dĂ©barrasser de lâappareil. RĂ©vĂ©ler son existence pourrait lui valoir plus dâennui que dâavantages. Les machines rassemblĂ©es sur une espĂšce de chariot invisible, elle sâapprĂȘta Ă franchir la porte avant que le signal ne sâaffaiblisse et de se retrouver Ă nouveau prisonniĂšre de ce cĂŽtĂ©-ci.
Ils se prirent dâabord les mains, plongeant leurs regards lâun dans lâautre comme pour mieux sâimprĂ©gner de ce qui se trouvait derriĂšre. Lâimage dâune gĂ©ante qui se penchait Ă ce point pour le prendre dans ses bras et lâembrasser aurait pu ĂȘtre comique pour des esprits sâadonnant Ă la bigoterie. Ils nâen avaient que faire et pas le temps non plus de jouer avec la soi-disant bien-pensance.
Puis elle se redressa et aprÚs une ultime pression de leurs mains, elle franchit le portail, suivie par son chariot invisible obéissant comme un chien à sa maitresse. Il était temps, les portes donnaient des signes de fatigue. Leur éblouissante représentation multicolore ralentissait sérieusement.
Elle se retourna une derniĂšre fois pour lui lancer un regard tellement rempli de sentiments quâil se sentit dĂ©faillir. Il sâĂ©vertua Ă jouer de nouveau sur le piano lumineux, espĂ©rant faire durer encore un peu lâexistence du passage. Mais malgrĂ© la volontĂ© lâenvie dĂ©sespĂ©rĂ©e, la magie sâĂ©tait enfuie et le laissait seul, dĂ©semparĂ©. Tout sâĂ©teignit. MĂȘme lâinstrument soudainement privĂ© de ses relais se mit Ă vibrer avant de disparaitre avec le tabouret dont il sâĂ©tait levĂ© prĂ©cipitamment. Debout, un vide considĂ©rable emplit son ĂȘtre. Plus que lâabsence, les liens puissants crĂ©Ă©s semblaient se dĂ©faire. Il se retrouvait dans cette immense salle devenue sans Ăąme aprĂšs avoir pourtant abritĂ© les fantĂŽmes de ce qui Ă©tait aux frontiĂšres du possible. Des crampes terribles lui nouĂšrent lâestomac et les intestins, accompagnant le vide de son esprit dĂ©semparĂ©. CâĂ©tait comme si une porte de prison sâĂ©tait refermĂ©e sur lui lâabandonnant, Ă jamais seul avec son dĂ©sespoir.
Machinalement, il avait fait demi-tour, laissant une partie de lui-mĂȘme Ă©levĂ© Ă un tel niveau de conscience par cette musique quâil en Ă©tait presque vidĂ© mentalement et physiquement. Câest quasiment en automate quâil avait pris le chemin du retour. ManipulĂ© la ceinture, observĂ© Ă altitude raisonnable de la cime des gĂ©ants le parcours aĂ©rien Ă emprunter pour rejoindre la civilisation. La civilisation ! Il en souriait presque Ă lâidĂ©e quâil sâen faisait dĂ©sormais. Revenu Ă son point de dĂ©part il y a si peu, mais comme sâil sâĂ©tait Ă©coulĂ© des siĂšcles, il nâavait pas cherchĂ© Ă retrouver ses voleurs. Il sâen moquait Ă©perdument. Juste avec ce quâil avait laissĂ© dans le coffre de lâhĂŽtel, il pouvait garder une chambre pour attendre, attendre et encore attendre. Des jours, des semaines Ă©taient passĂ©s. Aucun signe de lâailleurs. La sensation de perte incommensurable, le grand vide avait envahi son ĂȘtre. Ce quâil avait vĂ©cu avec Anoa Ă©tait surhumain, devoir lâignorer ou lâoublier Ă©tait impossible. LâĂ©vĂšnement unique cosmique inexplicable, incomprĂ©hensible, avait profondĂ©ment changĂ© Martial. IncomprĂ©hensible ? Mais qui avait besoin de comprendre ce quâil avait Ă©prouvĂ©, ressenti au plus profond de son ĂȘtre, Ă part dĂ©sirer le retrouver avec lâautre. Sans cette partie de lui disparu lĂ -bas et ce qui Ă©tait demeurĂ© dâelle ici, il avait perdu le fil, perdu le sens de son existence.
Sans plus de goĂ»t pour son ancien mĂ©tier dâexplorateur, il avait fini par succomber Ă lâattrait de ce qui lâaidait Ă oublier sa propre existence. La bouteille devenue sa meilleure compagne, puisque lâautre ne donnait pas signe de vie. Câest donc lĂ quâil avait rencontrĂ© Lorrain, dans lâĂ©tat actuel de dĂ©labrement physique et mental dans lequel il se trouvait dĂ©sormais.
***
Lorrain observait le type aux cheveux et Ă la barbe hirsute qui lui faisait face. Pauvre gars, pensait-il, le soleil du coin nâĂ©tait pas franchement clĂ©ment pour les esprits fragiles, plus portĂ©s sur les alcools forts que sur les nĂ©cessitĂ©s de la vie moderne.
Se retenant de prendre un ton au mieux moqueur, il sâadressa Ă son interlocuteur au regard redevenu vague.
â Vous ne seriez pas un peu tombĂ© amoureux dâune chimĂšre ? Jâai quand mĂȘme lâimpression que vous ne manquez pas de fantaisie et je ne parle pas de ce que vous ingurgitez qui doit grandement aider Ă phosphorer. Tout ceci est certainement le fruit de votre imagination mĂȘlĂ© Ă celui qui sert Ă fabriquer cette liqueur plutĂŽt dĂ©sastreuse Ă terme pour le corps et lâesprit.
Martial leva un Ćil atone vers lâautre, puis semblant Ă©merger un instant de sa torpeur alcoolisĂ©e, il fouilla dans sa poche pour en extirper un objet.
â Et ça, câest le fruit de quelle liqueur et de quelle imagination dĂ©bordante ? lança-t-il un peu excĂ©dĂ©.
La pierre sur laquelle Lorrain jeta son regard brillait de mille feux qui paraissaient sortir de nulle part. Il ouvrit de grands yeux et fixa Martial dubitatif.
â Vous avez trouvĂ© ça dans la jungle ?
â Je vous lâai dit, câest un cadeau quâon mâa fait, mais hĂ©las peut-ĂȘtre un cadeau dâadieu.
â Elle est magnifique, sans doute a-t-elle une grande valeur etâŠ
â Je ne suis pas vendeur, en tout cas pour lâinstant. Et lĂ , je pense que je dois aller me coucher. Si ça ne vous dĂ©range pas, je prĂ©fĂ©rerais reprendre cette discussion plus tard. Je crois bien que jâai mon compte.
Lorrain qui ne voulait pas le brusquer regarda une derniĂšre fois la pierre avant que Martial ne lâempoche Ă nouveau.
â Oui, bien sĂ»r, allez dormir un peu, nous aurons lâoccasion de nous revoir demain pour reparler de tout ça. En tout cas, jâai Ă©tĂ© ravi de faire votre connaissance. Il nây a pas trop de compatriotes dans le coin.
Lâautre poussa un grognement pouvant passer pour de lâacquiescement et se leva pour gagner lâescalier menant aux chambres. Lorrain le regarda se diriger tant bien que mal vers la sortie de la salle du bar. Il se dit quâavec un peu de bagout lui qui Ă©tait commercial, il saurait rĂ©cupĂ©rer pour une somme suffisamment modique cette pierre. Il se chargerait ensuite de la revendre au prix fort aux amateurs quâil connaissait. Qui sait sâil nây en avait pas dâautres Ă©galement. LâĂ©tat du pauvre hĂšre ne devrait pas Ă terme poser beaucoup de problĂšmes. Il se frotta les mains mentalement. Tout nâĂ©tait pas si gris, mĂȘme dans ce trou paumĂ© du BrĂ©sil entourĂ© par ces bouts de la forĂȘt Amazonienne qui rĂ©sistait toujours Ă lâavancĂ©e implacable des besoins de lâactivitĂ© Ă©conomique humaine. Il se servit un dernier verre, il lâavait bien mĂ©ritĂ©. AprĂšs les Ă©checs de ces projets rĂ©cents de vendre ce quâil ne possĂ©dait pas encore aux potentats locaux, il lui fallait se remonter le moral avant de gonfler son portefeuille. Une ultime gorgĂ©e et Ă son tour il se leva pour gagner son plumard. Pas le plus confortable dans ses souvenirs, mais suffisant pour lâĂ©tat de ses finances qui rĂ©gulait le niveau dâexigence de ses dĂ©sirs. Comme il passait devant les portes des chambres, il entendit des bruits curieux en provenance de celle quâil longeait. Tout autour du chambranle, une lueur violente jaillit dans le couloir. Ă lâintĂ©rieur, il perçut le remue-mĂ©nage dâun individu qui faisait protester le matelas de son lit. Une voix se fit entendre quâil reconnut comme celle de Martial. Elle criait plutĂŽt que se manifester normalement. « Anoa, câest toi, enfin, je nây croyais plus, jâimaginais que tu mâavais oubliĂ©, abandonnĂ© ici ! » Une voix fĂ©minine dont il ne distinguait pas les paroles pour cause dâexpression plus calme lui rĂ©pondait. Ă nouveau celle de Martial toujours aussi forte. « Jâarrive, je viens avec toi comme je suis, je nâai besoin de rien, tu me raconteras ce qui sâest passĂ© lĂ -bas. Maintenant, ici, plus rien nâa dâimportance, rien dâautre que nous, ailleurs, avec la musique. »
Lorrain tambourina sur la porte
â Martial, que se passe-t-il ? Ouvre bon sang !
Ă nouveau, un Ă©clair autour de la porte. Il donna un coup dâĂ©paule qui fit sauter le pauvre verrou gĂ©missant sous la douleur. Il crut rĂȘver en voyant dans le mur de droite lâimage fugace de silhouettes disparaissant comme sur un vieux tĂ©lĂ©viseur lorsquâon lâĂ©teignait jadis. Puis, plus rien, le silence, une chambre totalement vide malgrĂ© la fenĂȘtre fermĂ©e. Et lĂ sur le lit, la pierre ! Il sâen saisit fiĂ©vreusement, la regarda sous toutes les coutures, bien quâelle nâen possĂ©dĂąt pas. Plus de lumiĂšres, elle Ă©tait devenue, si câĂ©tait bien la mĂȘme, complĂštement terne. Un cabochon de verre sans aucune valeur mĂȘme pas pour reboucher une bouteille. Il la rejeta sur lâĂ©dredon oĂč elle rebondit plusieurs fois comme pour se moquer de lui. Il ressortit dans le couloir pour regagner sa chambre. Non, ça nâĂ©tait pas possible, ce type sâĂ©tait foutu de lui et sâapprĂȘtait sans doute Ă lui refourguer sa pierre pour le rouler, lui le prince de lâarnaque. Il ne comprenait pas nĂ©anmoins pourquoi, il sâĂ©tait volatilisĂ© en laissant une verroterie sans valeur. Ă moins que des complices ne lâaient retrouvĂ© et obligĂ© Ă fuir. Mais comment ? Ăa nâĂ©tait pas pour rejouer le mystĂšre de la chambre jaune ! Ce qui Ă©tait certain câest que lui devrait sâen aller rapidement pour trouver dâautres pigeons Ă plumer. Lâendroit nâĂ©tait franchement pas idĂ©al pour faire des dĂ©couvertes menant Ă une quelconque fortune. Des histoires Ă dormir debout, il en avait eu sa dose mĂȘme si la nuit qui sâannonçait pour lui, aprĂšs ce dernier nouveau fiasco, se rĂ©vĂšlerait plus blanche que noire et reposante.
Il lui avait contĂ© son histoire comme sâil la revivait aujourdâhui devant lui.
***
La jungle, partout la jungle. LâhumiditĂ© ambiante, partout lâhumiditĂ©. Ăa vous coulait de toute part, sur le visage, le long du dos. Comme une espĂšce de serpent qui sâentortillait autour des vertĂšbres. Devant les yeux, des larmes de sueur vous brouillaient la vision. Sâessuyer avec lâavant-bras sur lequel perlaient autant de gouttelettes ne faisait quâajouter Ă cette vapeur brĂ»lante. Avec en prime le soleil qui tentait de percer des nappes de brume ondulant leurs danses aĂ©riennes. Des fougĂšres gigantesques barraient le chemin et pour tout arranger vous distribuaient des gifles Ă tour de tiges agacĂ©es. Elles aussi se demandaient ce que faisait lĂ lâindividu, le regard hagard, la barbe de plusieurs jours qui dĂ©goulinait sa crasse entre les poils de son menton. La chemise, dĂ©chirĂ©e par le souvenir dâautres espĂšces vĂ©gĂ©tales hostiles, peinait Ă protĂ©ger un torse balafrĂ©. Martial, brandissant sa machette, tentait de tenir en respect des insectes monstrueux qui seraient bien venus goĂ»ter Ă ces veines palpitant leur liquide nourricier. Les troncs des titans, dont le sommet se perdait vers le ciel, offraient tout juste en collant lâĂ©chine sur leur Ă©corce rugueuse, les moments de rĂ©pit indispensables pour tĂącher de reprendre sa respiration. Faire taire ces souffrances qui montaient des muscles endoloris des mollets, des cuisses. Sans oublier les crispations du dos et de la nuque. « Quâest-ce que tu fous lĂ ? » semblait se demander la nature un rien hostile. Moi aussi, grommelait Ă voix haute lâexplorateur qui progressait comme un automate. Il en aurait voulu au monde entier sâil pouvait sâadresser Ă lui. DĂ©jĂ Ă ceux qui lâavaient abandonnĂ© cette nuit en lui dĂ©robant la quasi-totalitĂ© de son Ă©quipement et bien entendu son argent. Dâaventurier en mission de dĂ©couverte, il sâĂ©tait retrouvĂ© perdu au milieu de la sylve gigantesque, sans cartes, sans moyens de se repĂ©rer. Inutile de dire que rapidement, le peu de repĂšres enregistrĂ© dans son esprit lâavait soit dĂ©sertĂ©, soit Ă©tait devenu vain au regard de ce quâil traversait. Lâimpression de tourner en rond ou de sâenfoncer plus avant vers lâinconnu, la forĂȘt vierge de tout contact humain pour le moins.
Ces saloperies de moustiques gĂ©ants contre lesquels les moulinets rageurs ne suffisaient plus sâen donnaient Ă cĆur joie pour venir le harceler. Pour un Ă©crasĂ©, un autre repartait dĂ©sormais avec sa cargaison de sang frais. Les diverses retenues dâeau prodiguĂ©es gĂ©nĂ©reusement par des plantes au vaste feuillage, ou de racines aux allures de serpent figĂ©s offraient des rĂ©ceptacles propres au dĂ©veloppement des insectes. Avec eux, pas moyen de goĂ»ter Ă la beautĂ© du paysage. Pourtant, des papillons multicolores tentaient de le charmer de leur ballet incessant en traçant dans lâair des trajectoires plus gracieuses et harmonieuses les unes que les autres. Leur rĂ©pondait la gĂ©omĂ©trie savante de lianes qui entremĂȘlaient des cascades amoureuses les unes avec leurs voisines pour dessiner un entrelacement de passion vĂ©gĂ©tale. Et puis la musique de la forĂȘt. Ces hurlements de toute part qui vous tournaient la tĂȘte. Bestioles invisibles Ă quatre mains ou ailĂ©s, poussant jappements ou cris stridents. On en percevait parfois les formes qui fuyaient continuellement le regard pour perpĂ©tuer leur mystĂšre. Des craquements de branches tout prĂšs, des bruissements de plantes bousculĂ©es par des crĂ©atures heureusement de petite taille. Oui, tout ça vĂ©cu dans un Ă©tat dâesprit normal, tranquille aurait Ă©tĂ© un enchantement, une vision dâun paradis regagnĂ©. Mais lĂ , tout paraissait sâĂȘtre liguĂ© contre lui et tenir plutĂŽt de lâenfer vert promis dans la littĂ©rature dĂ©peignant lâaventure.
Depuis combien de temps errait-il ? Il en perdait la notion. Il avait dormi dans les branches Ă©levĂ©es dâun gĂ©ant de bois qui avait bien voulu lâaccueillir. On ne savait jamais trop ce qui pouvait courir ou ramper en bas. Il lui avait semblĂ© plus prudent et judicieux de trouver un refuge en hauteur, mĂȘme si on nâĂ©tait pas Ă lâabri de certains fĂ©lins grimpeurs. CourbaturĂ© de partout malgrĂ© la bienveillance de lâarbre. Il Ă©tait reparti avant lâaube Ă la recherche dâun point Ă partir duquel il aurait pu progresser dans une moins mauvaise direction. Une riviĂšre par exemple.
Mais pas lâombre dâun quelconque cours dâeau Ă un horizon rendu diablement proche par la profusion et la luxuriance ambiante. Câest au moment oĂč, un peu, beaucoup dĂ©couragĂ© par son Ă©quipĂ©e, dĂ©bouchant sur une clairiĂšre quâil stoppa net stupĂ©fait par ce quâil voyait se dresser devant lui. Une construction, un temple en plein milieu de la jungle !
Ce temple reproduisait sur ces bas-reliefs des ĂȘtres dâapparence monstrueuse. Plusieurs membres supĂ©rieurs, des tĂȘtes multiples, parfois prĂ©sentant des tentacules. Dâautres crĂ©atures Ă lâaspect vaguement humanoĂŻde revĂȘtues de scaphandres. Ăa nâĂ©tait pas une blague idiote. Ces constructions cyclopĂ©ennes dataient de plusieurs centaines dâannĂ©es au vu de lâĂ©tat de la matiĂšre les composant, de la vĂ©gĂ©tation qui avait tentĂ© de sâapprocher et recouvrir lâincongruitĂ©. Mais comme si elle nâavait pas osĂ©, voire craint dâentrer en contact et dây perdre son Ăąme, elle profusionnait Ă distance respectueuse, calmant les jeunes pousses tĂ©mĂ©raires dĂ©sireuses de se dĂ©velopper en sa direction. Martial avait senti ces vibrations Ă©tranges en provenance de lâĂ©difice. Essayaient-elles de le tenir elles aussi en retrait dâun lieu sacrĂ© interdit ? Il sâĂ©tait approchĂ©, puis, aprĂšs plusieurs rĂ©tablissements rendus nĂ©cessaires par la taille des marches, il avait pu accĂ©der Ă ce qui paraissait lâentrĂ©e du temple. LâobscuritĂ© rĂ©gnait en maitresse Ă lâintĂ©rieur. Une odeur bizarre flottait Ă la lisiĂšre comme si elle ne souhaitait pas sortir, craignant le soleil. Il fit plusieurs pas et alluma sa torche. La sensation que lâair sâĂ©paississait et freinait son avancĂ©e. La lumiĂšre elle aussi ne progressait que de quelques mĂštres, avalĂ©e par cette substance gazeuse. La tentation Ă©tait trop forte. Mettant un mouchoir sur le nez, il continua de pĂ©nĂ©trer plus avant. Le gaz Ă©lastique dĂ©sormais lâentourait et peut-ĂȘtre mĂȘme le guidait dans sa bulle de lumiĂšre ne parvenant pas Ă percer plus loin. Arriva le moment oĂč il fut obligĂ© de stopper et tout dâun coup, tout sâĂ©claira autour de lui. Il se trouvait dans une salle immense devant une grande stĂšle baignĂ©e dans un halo orangĂ©. Tout autour, dans une pĂ©nombre respectueuse, les murs Ă©taient recouverts de bas-reliefs singuliĂšrement animĂ©s reprĂ©sentant des scĂšnes Ă©tranges. Finement reproduites, il nâen saisissait pas la signification. ScĂšnes de discussions apparentes. ScĂšnes dâaccouplement. ScĂšnes de batailles et de destruction dâune Ă©poque lointaine oĂč rayonnaient des royaumes disparus depuis dans les cendres de lâhistoire. DerriĂšre lui, le noir complet. Pas moyen de distinguer le dehors. Il en frissonna dâinquiĂ©tude et puis lĂ , devant lui, sur la pierre reposait la forme dâun gĂ©ant. Ătait-ce une reprĂ©sentation dâun gisant rĂ©alisĂ© dans un matĂ©riau inconnu ? Il sâapprocha en surmontant sa crainte, animĂ© par la curiositĂ© et lâintĂ©rĂȘt dâune telle dĂ©couverte. LâĂȘtre surhumain nâĂ©tait pas une statue. Il Ă©tait revĂȘtu dâune sorte de scaphandre comme sur les bas-reliefs Ă lâextĂ©rieur. Il avança encore plus au niveau de ce qui devait ĂȘtre la tĂȘte. Le casque la recouvrait et il dut monter sur la pierre pour en distinguer la visiĂšre. Curieusement pas de poussiĂšre ici, comme si lâatmosphĂšre qui rĂ©gnait la repoussait Ă lâimage de la vĂ©gĂ©tation alentour. Il se pencha pour essayer dâen discerner lâintĂ©rieur. LĂ aussi, la pĂ©nombre qui prĂ©dominait sâĂ©claircit miraculeusement Ă son approche. Un liquide mouvant ou un genre de gaz se dĂ©battait exprimant un dĂ©sir de libertĂ© que le casque lui interdisait. Il sembla dâun coup sâĂ©parpiller vers lâarriĂšre pour disparaitre. Martial distingua soudainement un visage remarquablement conservĂ©, celui-ci Ă©tait Ă©tonnamment humain. Les pommettes lĂ©gĂšrement saillantes, les yeux clos finement dessinĂ©s et dĂ©licatement Ă©tirĂ©s aux extrĂ©mitĂ©s extĂ©rieures. On aurait pu dire quâil sâagissait dâun habitant de certaines contrĂ©es de lâAsie centrale si ce nâĂ©tait une stature de gĂ©ant de beaucoup plus que deux mĂštres de haut. Tout Ă coup, il faillit partir Ă la renverse. Les paupiĂšres se mettaient Ă frĂ©mir ! Non, il ne rĂȘvait pas, il sâagrippa autant Ă la structure quâĂ sa raison qui vacillait devant lâimpossible. Les yeux sâouvrirent et il ressentit lâĂ©tonnement, les interrogations empruntant ce regard qui le fixait. Puis, rapidement Ă droite et Ă gauche, au travers de sa visiĂšre, le souvenir parut remonter du pourquoi et comment il se trouvait lĂ . Il le dĂ©visagea Ă nouveau de façon intense. Lâexplorateur Ă©garĂ© sentit comme une main invisible passer sur son visage, puis le traverser dans son esprit tout entier sans quâil en Ă©prouve la moindre douleur.
Dâun coup, des pensĂ©es qui ne lui appartenaient pas prirent forme. Mouvantes, gĂ©omĂ©triques, des couleurs connues et inconnues, floues, puis de plus en plus nettes. Et dâune clartĂ© trouvĂ©e, des mots, des sons qui se formaient dans une langue inconnue. Il ne savait, quant Ă lui, que formuler son ignorance, dans la sienne, de ce quâil pouvait ressentir. Comprenait-il, celui qui, allongĂ©, tentait dâentrer en communication ? Le gĂ©ant fronça les sourcils, sans doute pour se concentrer. Martial perçut plus clairement ses interrogations, ses doutes, son sentiment dâĂ©tonnement de le voir lĂ . Si petit, si Ă©trange dans son accoutrement. En prenant garde de ne pas le bousculer, il se redressa de toute sa hauteur, se retourna pour sâasseoir. Il prit quelques instants pour que les choses se mettent en place. Sans doute que pour lui aussi la tĂȘte lui tournait lorsquâil se relevait un peu vite. Il retira son casque pour le poser Ă cĂŽtĂ© de lui.
CâĂ©tait une femme ! Les cheveux chĂątain foncĂ© courts, le regard clair dâun iris marron tirant sur le jaune, elle montrait un visage dâune finesse remarquable dâune humanoĂŻde dâune trentaine dâannĂ©es passĂ©es. Une beautĂ© qui parcourait son apparence. De ces traits isolĂ©s qui, bien quâĂ©chappant aux critĂšres habituels de ce quâon considĂšre comme joli, offraient un ensemble admirable. Un visage sans quâil sache exactement pourquoi, qui lui racontait de plus une histoire enfouie au plus profond de lui-mĂȘme. Saisissant une espĂšce de pochette sur le cĂŽtĂ©, elle en sortit une sorte de tube quâelle sâempressa de visser sur un orifice de sa manche. Plissant les yeux, elle attendit quelques instants avant de les ouvrir et de le fixer avec insistance. Elle aussi paraissait se poser des questions sur son apparence. Plus Ă©veillĂ©e, la perception de visite dans lâesprit de lâexplorateur se fit Ă nouveau sentir. Toujours en douceur, mais plus appuyĂ©e, parcourant en tous sens et provoquant chez lui une sensation de vertige. Puis tout sâarrĂȘta au bout de quelques minutes ou plus il ne savait pas. Quelle ne fut pas sa surprise quand retentirent alors de la bouche de la gĂ©ante les mots qui suivirent.
â VoilĂ , maintenant que nous nous comprenons, nous allons pouvoir communiquer et essayer dâĂ©claircir la situation. Qui ĂȘtes-vous et que faites-vous ici ? Pourquoi ai-je cette sensation de vous connaitre ?
Il bredouilla des mots sans suite pour commencer avant de, sous le regard patient de son interlocutrice, pouvoir aligner de quoi sâexprimer.
â Mais comment avez-vous fait ? Vous parlez notre langue tout dâun coup ? Qui ĂȘtes-vous, dâoĂč venez-vous ? Quel est cet endroit ? Moi aussi jâai cette impression inexplicable de dĂ©jĂ -vu.
Un sourire se peignit subrepticement sur son visage. Elle eut un petit geste de la main comme pour écarter la difficulté.
â Beaucoup de questions qui nĂ©cessiteraient temps et Ă©nergie pour dĂ©velopper correctement. Je veux bien commencer Ă rĂ©pondre puisque vous ignorez les miennes. Mon nom est Anoa, enfin câest ce qui se rapproche le plus dans votre langue. Je ne suis pas de ce monde, comme vous vous en doutez dâaprĂšs ce que jâai pu glaner par une tĂ©lĂ©pathie lĂ©gĂšrement intrusive. Dont je mâexcuse. Ce que je fais lĂ ? Jâattends. Quâon vienne Ă mon secours depuis que je suis coincĂ©e ici. Depuis combien de temps, hĂ©las, apparemment des centaines de vos annĂ©es. Je ne comprends pas pourquoi, mais on nâa pas retrouvĂ© ma trace. Ă moins quâon ne souhaitĂąt pas me voir de retour, ce qui mâĂ©tonnerait, mais on ne sait jamais. Sur SoĂŽdida comme ailleurs, dans cet espace, cet univers ou un autre, il nâest pas rare de rencontrer des inimitiĂ©s. En attendant ce qui pouvait prendre du temps, je suis entrĂ©e en lĂ©thargie et câest votre intrusion qui a dĂ©clenchĂ© le processus de rĂ©veil. Ce qui est surprenant câest que vous ayez pu pĂ©nĂ©trer ici. Normalement, il nây a que les miens qui auraient dĂ». Ă moins que lâĂ©volution, les mĂ©langes, que sais-je encore ?
Elle se frotta le menton dâun geste terriblement humain et se tapant sur les genoux, reprit pour elle-mĂȘme.
â Mais notre absence aurait dĂ» faire intervenir une Ă©quipe de secours mĂȘme rĂ©duite. Il sâest passĂ© quelque chose, mais quoi ? Comment ? Est-ce que lâĂ©chec a entrainĂ© la dĂ©cision dâarrĂȘter la mission, les missions dans ce monde ? Il faut croire que oui. On ne gaspille pas les explorateurs, il y a tellement de planĂštes Ă dĂ©couvrir, Ă dĂ©fricher. Est-ce que les sauveteurs sont tombĂ©s sur les piĂšges tendus par les habitants de ces forĂȘts pour se combattre entre eux ? Tous massacrĂ©s, par crainte de ces diffĂ©rences dâapparence. Ou encore dĂ©pouillĂ©s de leurs effets, sans dĂ©fense, condamnĂ©s Ă vivre, Ă subsister sans espoir de retour. Des camarades sacrifiĂ©s pour en chercher une seule, quelle que soit son importance. Nous, ce sont les maladies qui ont dĂ©cimĂ© notre Ă©quipe. DerniĂšre survivante avec lâensemble de nos dĂ©couvertes, je me suis enfermĂ©e ici, Ă lâabri de la contagion, de vos semblables dâalors, dans ce temple que nous avions Ă©rigĂ©, ornĂ© de terrifiantes images pour inspirer la crainte. DoublĂ© par ce dispositif rĂ©pulsif, Ă la fois mental et rĂ©el. Il ne me restait plus quâĂ mâendormir avec lâespoir dâĂȘtre sauvĂ©e un jour proche. Pour ce qui est de cette sensation de vous connaitre, vous reconnaitre, je nây comprends rien. Souvenirs dâune autre vie, sur dâautres mondes ?
Tandis quâelle se rĂ©fugiait dans un silence peuplĂ© de regrets et dâinterrogation. Martial se mit Ă rĂ©flĂ©chir et il demanda doucement.
â Mais nâaviez-vous pas le moyen, le vĂ©hicule pour retourner chez vous, mĂȘme toute seule ?
Elle leva des yeux légÚrement absents vers lui, avant que, prenant à nouveau conscience de sa présence, ils ne retrouvent un éclat un peu triste.
â Mon vĂ©hicule ? Câest plus compliquĂ© que ça. Nous voyagions au travers de portes. Il sâagit de brĂšches spatio-temporelles ouvertes grĂące Ă des techniques de mise en relation des mondes. Seul moyen pour les faire entrer en rĂ©sonance et ainsi crĂ©er la connexion nĂ©cessaire entre les deux univers. Le voyage a cet avantage extraordinaire dâĂȘtre instantanĂ©, le temps de franchir le seuil. Mais il faut non seulement une connaissance parfaite de ces phĂ©nomĂšnes physiques, mais Ă©galement la coupler avec celle, hors pair, de la rĂ©alisation de lâexpression requise. Et puis les portes ont une pĂ©riode active trĂšs limitĂ©e, car trĂšs couteuse en Ă©nergie et Ă la stabilitĂ© plutĂŽt courte vu les mouvements quasi incessants de part et dâautre des mondes. Enfin, encore faut-il quâelles fonctionnent ! Mais tout ça me dĂ©passait. Vous voyez, jâĂ©tais ce que vous appelez la botaniste de la bande. Celle chargĂ©e de lâĂ©tude de la flore. Les super-techniciens responsables du voyage ont hĂ©las Ă©tĂ© les premiĂšres victimes du virus. Nous, moi la premiĂšre, Ă©tions incapables dâutiliser convenablement la machine sans risquer lâaccident et retrouver ses atomes Ă©parpillĂ©s dans lâespace nĂ©gatif. Une fin rĂȘvĂ©e si on souhaite en terminer, ce qui nâĂ©tait pas notre dĂ©sir. Mais comment faire pour programmer correctement sans maitriser ce qui nous paraissait un total charabia ? Tenez, regardez plutĂŽt ce qui en rĂ©sulte et qui ne marche plus pour cause de donnĂ©es complĂštement obsolĂštes.
Elle se tourna vers le fond de la salle oĂč se trouvaient des appareils tous plus Ă©tranges les uns que les autres. Elle fit signe Ă Martial de la suivre jusquâau plus prĂšs dâeux qui sâĂ©claira Ă leur approche. Toujours en fonction malgrĂ© le temps Ă©coulĂ©. Un Ă©cran apparu dans les airs sur lequel sa main encore gantĂ©e parut accompagner le dĂ©filĂ© des images bardĂ©es de symboles incomprĂ©hensibles pour lui. Elle sâarrĂȘta brusquement devant une, particuliĂšrement mouvante, dans laquelle dansaient des figures vaguement gĂ©omĂ©triques. Tandis quâelles sâagitaient dans leurs mouvements hypnotiques, des sons se firent entendre, une espĂšce de musique Ă©trange, aucunement dissonante, voire envoĂ»tante. Au bout de quelques secondes, la gĂ©ante opĂ©ra un geste pour la faire taire.
â Attendez ! sâexclama Martial en posant sa main sur son avant-bras, laissez le son, câĂ©tait incroyablement beau et de plus on aurait vraiment ditâŠ
Elle se tourna vers lui, lâair interrogatif, puis sans mot dire, fit un signe du doigt et la musique retentit Ă nouveau. Joyeuse, harmonieuse, elle sâĂ©leva dans lâatmosphĂšre et rebondit sur les hautes parois qui semblĂšrent frĂ©mir de plaisir sous sa caresse. Il frissonna devant une telle beautĂ©.
â Câest absolument stupĂ©fiant, sâexclama-t-il, on dirait presque un impromptu de Schubert que jouerait Alfred Brendel. Oui, câest ça, vraiment trĂšs proche de lâopus 90, numĂ©ro 3, mais comment est-ce possible ? Des sons, une musique Ă©crite Ă des centaines dâannĂ©es de distance, sans quâil soit envisageable de les relier. Existe-t-il dans lâUnivers des liens qui connecteraient les Ă©lĂ©ments et les ĂȘtres ? Une musique qui rapprocherait les astres comme elle adoucit les mĆurs ? Le chant des Ă©toiles qui inspirerait ou serait inspirĂ© par la vie peuplant les mondes gravitant autour ? Câest absolument fascinant. Quelle part de suggestion, quelle part dâinspiration aurait touchĂ© les esprits de ces grands compositeurs, leurs Ăąmes pour crĂ©er, reproduire cette musique divine ? Au diapason de lâunivers, ils en ont restituĂ© le mystĂšre. Si cet impromptu si proche Ă©tait le lien spĂ©cifique entre nos deux mondes. Combien de morceaux, de compositions permettaient de relier les uns aux autres ? Mais pourquoi cette version lĂ©gĂšrement diffĂ©rente ne rĂ©pondait pas, ne rĂ©pondait plus, au temps qui passe et qui Ă©loigne la perspective du rendez-vous ?
La jeune femme le regardait Ă©tonnĂ©e de voir Ă quel point lâexcitation avait gagnĂ© Martial.
â HĂ©las, ça ne fonctionnait plus. On pouvait rejouer Ă lâenvi, les relayeurs des montants bĂątis pour le retour ne rĂ©agissaient plus. Ils restaient dĂ©sespĂ©rĂ©ment Ă©teints, plongĂ©s dans leur mutisme. La synchronisation nâĂ©tait plus possible avec cette suite de sons. Cette mĂ©lodie comme tu lâappelles ne correspondait plus aux instants pour lesquels elle avait Ă©tĂ© composĂ©e. Le dĂ©calage permanent des mondes rĂ©clamait de modifier cette musique et pour cela seuls les spĂ©cialistes du portail auraient Ă©tĂ© capables dây parvenir, nous nâĂ©tions pas en mesure de changer ce qui Ă©tait nĂ©cessaire.
Martial fit les cent pas en se frottant le menton, plongĂ© quâil Ă©tait dans les intenses rĂ©flexions suscitĂ©es par lâexcitation. En mesure, les mesures, la tonalitĂ©, les variations, la mĂ©lodie songeait-il.
â Si jâavais lâinstrument ou un piano, je pourrais tenter de jouer lâimpromptu qui est lĂ©gĂšrement diffĂ©rent de ce quâon vient dâentendre. Voir si comme tel, avec des variations, improvisations, les relayeurs rĂ©agiraient. AprĂšs tout, il semblerait quâil faille ĂȘtre en symbiose avec lâunivers, avec sa musique. Peut-ĂȘtre est-ce mon rĂŽle dâĂȘtre lĂ pour accompagner ce mystĂšre. Ăa ne coute rien dâessayer, non ? Ah si je pouvais moi aussi, pourquoi pas, me laisser aller, baigner dans cette musique et voir oĂč elle mâemmĂšnerait. Ăvidemment, il me faudrait un piano et je nâen aperçois pas trop dans cette salle.
Elle fit une petite moue charmante, mais se tourna concentrée sur ce qui semblait un dialogue en pensées avec la machine. Elle accompagnait de gestes sans doute plus là pour concrétiser sa volonté que des véritables instruments de commande.
Miracle ! Une forme brillante traça lâimage dâun piano devenant de plus en plus net. Il y avait mĂȘme un tabouret qui rejoignait timidement lâinstrument. Passant dâun trouble dessin en trois dimensions en quelque chose certes toujours lumineux, mais qui paraissait tangible.
Ăbahi, Martial regardait tour Ă tour la manifestation soudainement solide et surtout la merveilleuse magicienne responsable de ce tour de force. Remarquant lâexpression visible de son admiration insistante, elle lui lança en rougissant un sourire un peu gĂȘnĂ©. Martial, pas en reste, offrit en retour, envahissant son visage, une couleur qui nâĂ©tait pas trĂšs Ă©loignĂ©e. Elle lui indiqua dâun geste quâil pouvait sâapprocher de lâinstrument.
Il tĂąta lâapparition pour sâassurer de sa prĂ©sence rĂ©elle et de la robustesse de lâouvrage. CâĂ©tait Ă la perfection la concrĂ©tisation de son piano laissĂ© orphelin en France avant son voyage. ExtirpĂ© de son esprit par les pouvoirs tĂ©lĂ©pathiques et transmis Ă une de ces machines incroyables imprimant Ă volontĂ© lâexpression de sa maitresse. Un peu intimidĂ© malgrĂ© tout, il sâassit sur le tabouret et fit mine de relever le bas dâune redingote virtuelle pour coller Ă la scĂšne. Il commença Ă pianoter sur le clavier. Des sons bizarres sortis au dĂ©but, il y eut rapidement, aprĂšs une pĂ©riode dâadaptation correspondant aux souvenirs ancrĂ©s dans sa mĂ©moire, la bonne tonalitĂ© qui aurait dĂ» Ă©maner de lâinstrument. MĂȘme encore plus parfaite, comme si le vieux piano exprimant sa dĂ©sapprobation dâavoir Ă©tĂ© abandonnĂ©, reprenait vie et se rĂ©glait tout seul pour retrouver sa jeunesse et la perfection de ses composants dâorigine.
Le clavier remplit Ă la perfection son rĂŽle, les marteaux sâabattirent comme il le fallait. Martial entama Ă son niveau dâamateur Ă©clairĂ© la restitution de lâimpromptu. Un peu intimidĂ© par le regard de son unique spectatrice, il parvint malgrĂ© tout Ă lâexĂ©cuter plus quâhonorablement en prenant confiance. Comme tout interprĂšte qui joue pour le plaisir, il se laissa emporter par la musique, sa beautĂ©.
Puis, tout Ă coup, ce fut comme si câĂ©tait elle qui finissait par guider ses mains, ses doigts, si bien dressĂ©s. On pouvait presque les considĂ©rer comme les prolongements de ces vibrations sonores, tellement elle se nourrissait de lâĂ©motion et des sentiments magnifiques. Par ce phĂ©nomĂšne inexplicable, il Ă©tait subjuguĂ©, quasiment possĂ©dĂ© par lâinterprĂ©tation. Collant parfaitement Ă lâĂ©criture de Schubert, y mettant Ă la fois passion et retenue devant lâĆuvre, il ne remarquait plus ce qui lâentourait. Totalement absorbĂ©, hermĂ©tique Ă lâextĂ©rieur, tout juste conscient de la prĂ©sence de la gĂ©ante qui lâĂ©coutait jouer devant elle, pour elle. TransfigurĂ©e, elle aussi partageait, par on ne sait quelle alchimie, la communion avec la musique, avec son interprĂšte. Un soudain remue-mĂ©nage les fit sortir momentanĂ©ment de leur hypnose et lĂ , ils assistĂšrent Ă lâincroyable. Les relayeurs sâĂ©taient mis Ă briller de tous leurs feux. Des perles multicolores sâanimaient sur le portail. Une image tremblotante commençait Ă prendre forme au centre.
Totalement envoutĂ© par la musique et lâatmosphĂšre irrĂ©elle qui submergeait la salle, Martial ne sâarrĂȘta pas, il ne le pouvait pas, il ne le pouvait plus mĂȘme sâil lâavait dĂ©sirĂ©. Ce qui nâĂ©tait pas le cas. Un maelstrom agita les signes, des lucioles bigarrĂ©es en provenance du portail sâĂ©parpillaient autour dâeux. Dansaient autour de leurs visages. BaignĂ©s dans une joie indicible, ils riaient ensemble, une fusion incroyable se rĂ©alisait dans lâespace. Une fusion dans les composants de la machine, mais Ă©galement de façon extraordinaire chez les ĂȘtres. Comme sâils faisaient Ă cet instant, partie dâun tout, en harmonie avec lâunivers. Un moment de partage oĂč se rĂ©vĂ©lait sans vraiment comprendre ce qui les unissait. Ils Ă©taient entrĂ©s eux aussi en rĂ©sonance, en conjonction avec le sens mĂȘme de la vie. Ensemble, transfigurĂ©s partageant avec le reste du cosmos lâexaltation, le ravissement, lâallĂ©gresse offerts par la musique, mais surtout avec elle leur totale immersion dans la grande symphonie de lâunivers. Ils Ă©taient la musique, ses battements au diapason du cĆur. Ils Ă©taient ce qui avait Ă©tĂ© et ce qui adviendrait. Les visages de ceux qui sâĂ©taient connus et ceux qui se rencontreraient et sâaimeraient. Les rendez-vous pris sans quâon le sache. La jeune femme le saisit dans ses longs bras et lâembrassa sur le front, sur son visage pour terminer sur ses lĂšvres. Ăa nâĂ©tait pas la joie de remettre en marche le portail. Non, il y avait bien plus.
Puis, il y eut lâĂ©clair Ă©blouissant mariant des couleurs inconnues. Une note grave en provenance de la porte sonna la synchronisation parfaite. Elle Ă©tait ouverte comme elle ne lâavait jamais Ă©tĂ©. Lâimage qui apparaissait projetĂ©e offrait la vision dâune jungle ressemblant Ă celle de la Terre, mais oĂč le vert Ă©tait substituĂ© par des mauves, des violets entĂȘtants, oĂč des fleurs gigantesques agitaient leur salut lointain. Dans le ciel quâon distinguait, un soleil bleu Ă©talait sa majestĂ©. Plus bas, plus Ă distance, sans doute plus discret pour cause de timiditĂ© cosmique, un disque orange trahissait la prĂ©sence dâun frĂšre jumeau de moindre taille. Un chemin artificiel menait Ă une espĂšce de construction baroque dont lâarrondi tendait Ă se fondre respectueusement dans le paysage. LâĂ©clair lointain qui revenait pĂ©riodiquement Ă son sommet faisait immĂ©diatement penser Ă un phare guidant le voyageur Ă©garĂ©.
à regret, la sensation de totale communion reflua, les laissant pantelants, un peu perdus. Il en restait suffisamment pour habiter leur corps, leur esprit et imprégner leurs souvenirs de ces moments uniques.
Anoa sâĂ©tait redressĂ©e et on voyait le sentiment intense qui parcourait son visage et les moindres tressaillements de son ĂȘtre. Sa poitrine se soulevait avec frĂ©nĂ©sie encore sous le coup des Ă©motions vives.
Elle se tourna vers lui.
â Martial, nous nâavons pas beaucoup de temps avant que la porte ne se referme et quâalors il ne faille trouver la variation nĂ©cessaire. Qui sait si tu y arriverais, si lâunivers nous accordait Ă nouveau cette chance malgrĂ© ce cadeau merveilleux qui vient de nous ĂȘtre fait. Jamais il ne sâest produit un tel phĂ©nomĂšne prĂ©cĂ©demment. Mais je dois rentrer tant que câest possible pour voir ce qui mâattend de lâautre cĂŽtĂ© avant de songer Ă quoi que ce soit.
Le jeune homme Ă©tait dĂ©semparĂ© autant par lâexpĂ©rience vĂ©cue que par la tournure brutale des Ă©vĂšnements.
â Mais comment faire, que vais-je devenir, maintenant que nous nous sommes trouvĂ©s, devons-nous nous perdre Ă jamais ?
Elle passa la main en douceur sur sa joue comme pour en effacer la détresse.
â Tu dois me faire confiance, il faut que je rentre seule et que je vois ce que je peux et dois faire avec les miens. Avec tout ce temps Ă©coulĂ©, y compris lĂ -bas, des Ă©claircissements seront nĂ©cessaires. Je risque fort de devoir passer un bon moment Ă expliquer, Ă mâexpliquer. Ensuite, je te promets, je reviendrai te chercher, moi non plus je ne veux pas perdre ce qui nous relie comme ce qui peut raccorder nos mondes au travers de cette musique. Il y a aussi beaucoup plus dans ce qui nous lie de façon si mystĂ©rieuse, mais qui est bien lĂ depuis on ne sait combien de temps. Il nây a pas de hasard, cette musique, câest nous, nous sommes cette musique. Je vais te donner cette pierre, en vĂ©ritĂ© beaucoup plus quâune pierre. Câest une sorte de balise pour nous localiser. Les portes sur les autres mondes Ă mon Ă©poque sâouvraient bien Ă proximitĂ©, mais pas forcĂ©ment exactement au mĂȘme endroit, parfois Ă quelques-uns de vos kilomĂštres. Ensuite, il fallait se rapprocher du signal pour se trouver ou se retrouver. Jâimagine que notre technologie nâa pas rĂ©gressĂ© et que je pourrais dĂ©sormais revenir et te joindre si tu restes dans ce territoire. Garde lĂ prĂ©cieusement.
Il regarda la pierre qui chatoyait une lumiÚre douce et chaude en provenance de son propre intérieur. Dans sa main, elle semblait prendre vie et générer de multiples couleurs venant comme des bulles éclater en périphérie.
â Oui, tu as raison, hĂ©las, il faut que tu repartes, seule. Moi, je ne peux pas te suivre aujourdâhui. Mais je ne vais pas mâendormir ici en attendant ton retour. Ton scaphandre est un peu grand pour moi et puis si je ne peux mĂȘme pas rĂȘver.
Elle lui adressa un maigre sourire. Ă nouveau tournĂ©e vers la machine elle concentra sa pensĂ©e pour quâapparaisse Ă nouveau dans lâair une vue des environs dâune nettetĂ© incroyable. On avait lâimpression quâune espĂšce de drone la survolait en grimpant dans le ciel afin de visualiser les reliefs du paysage du temple situĂ© en bas vers la gauche de lâimage, il distingua le fleuve Ă quelques kilomĂštres. Puis en le remontant, il vit la petite ville dâoĂč il Ă©tait parti avec son Ă©quipage. Si proche, si lointaine. Mais il nâĂ©tait pas au bout de ses surprises, Anoa lui tendit une sorte de ceinture dont elle lui expliqua rapidement le fonctionnement. Ă manipuler avec prudence et Ă ne pas laisser entre les mains de nâimporte qui. Une ceinture antigravitĂ© ! Elle lui permettrait de survoler la rĂ©gion Ă altitude convenable et de descendre Ă distance raisonnable des faubourgs. Ensuite, il faudrait se dĂ©barrasser de lâappareil. RĂ©vĂ©ler son existence pourrait lui valoir plus dâennui que dâavantages. Les machines rassemblĂ©es sur une espĂšce de chariot invisible, elle sâapprĂȘta Ă franchir la porte avant que le signal ne sâaffaiblisse et de se retrouver Ă nouveau prisonniĂšre de ce cĂŽtĂ©-ci.
Ils se prirent dâabord les mains, plongeant leurs regards lâun dans lâautre comme pour mieux sâimprĂ©gner de ce qui se trouvait derriĂšre. Lâimage dâune gĂ©ante qui se penchait Ă ce point pour le prendre dans ses bras et lâembrasser aurait pu ĂȘtre comique pour des esprits sâadonnant Ă la bigoterie. Ils nâen avaient que faire et pas le temps non plus de jouer avec la soi-disant bien-pensance.
Puis elle se redressa et aprÚs une ultime pression de leurs mains, elle franchit le portail, suivie par son chariot invisible obéissant comme un chien à sa maitresse. Il était temps, les portes donnaient des signes de fatigue. Leur éblouissante représentation multicolore ralentissait sérieusement.
Elle se retourna une derniĂšre fois pour lui lancer un regard tellement rempli de sentiments quâil se sentit dĂ©faillir. Il sâĂ©vertua Ă jouer de nouveau sur le piano lumineux, espĂ©rant faire durer encore un peu lâexistence du passage. Mais malgrĂ© la volontĂ© lâenvie dĂ©sespĂ©rĂ©e, la magie sâĂ©tait enfuie et le laissait seul, dĂ©semparĂ©. Tout sâĂ©teignit. MĂȘme lâinstrument soudainement privĂ© de ses relais se mit Ă vibrer avant de disparaitre avec le tabouret dont il sâĂ©tait levĂ© prĂ©cipitamment. Debout, un vide considĂ©rable emplit son ĂȘtre. Plus que lâabsence, les liens puissants crĂ©Ă©s semblaient se dĂ©faire. Il se retrouvait dans cette immense salle devenue sans Ăąme aprĂšs avoir pourtant abritĂ© les fantĂŽmes de ce qui Ă©tait aux frontiĂšres du possible. Des crampes terribles lui nouĂšrent lâestomac et les intestins, accompagnant le vide de son esprit dĂ©semparĂ©. CâĂ©tait comme si une porte de prison sâĂ©tait refermĂ©e sur lui lâabandonnant, Ă jamais seul avec son dĂ©sespoir.
Machinalement, il avait fait demi-tour, laissant une partie de lui-mĂȘme Ă©levĂ© Ă un tel niveau de conscience par cette musique quâil en Ă©tait presque vidĂ© mentalement et physiquement. Câest quasiment en automate quâil avait pris le chemin du retour. ManipulĂ© la ceinture, observĂ© Ă altitude raisonnable de la cime des gĂ©ants le parcours aĂ©rien Ă emprunter pour rejoindre la civilisation. La civilisation ! Il en souriait presque Ă lâidĂ©e quâil sâen faisait dĂ©sormais. Revenu Ă son point de dĂ©part il y a si peu, mais comme sâil sâĂ©tait Ă©coulĂ© des siĂšcles, il nâavait pas cherchĂ© Ă retrouver ses voleurs. Il sâen moquait Ă©perdument. Juste avec ce quâil avait laissĂ© dans le coffre de lâhĂŽtel, il pouvait garder une chambre pour attendre, attendre et encore attendre. Des jours, des semaines Ă©taient passĂ©s. Aucun signe de lâailleurs. La sensation de perte incommensurable, le grand vide avait envahi son ĂȘtre. Ce quâil avait vĂ©cu avec Anoa Ă©tait surhumain, devoir lâignorer ou lâoublier Ă©tait impossible. LâĂ©vĂšnement unique cosmique inexplicable, incomprĂ©hensible, avait profondĂ©ment changĂ© Martial. IncomprĂ©hensible ? Mais qui avait besoin de comprendre ce quâil avait Ă©prouvĂ©, ressenti au plus profond de son ĂȘtre, Ă part dĂ©sirer le retrouver avec lâautre. Sans cette partie de lui disparu lĂ -bas et ce qui Ă©tait demeurĂ© dâelle ici, il avait perdu le fil, perdu le sens de son existence.
Sans plus de goĂ»t pour son ancien mĂ©tier dâexplorateur, il avait fini par succomber Ă lâattrait de ce qui lâaidait Ă oublier sa propre existence. La bouteille devenue sa meilleure compagne, puisque lâautre ne donnait pas signe de vie. Câest donc lĂ quâil avait rencontrĂ© Lorrain, dans lâĂ©tat actuel de dĂ©labrement physique et mental dans lequel il se trouvait dĂ©sormais.
***
Lorrain observait le type aux cheveux et Ă la barbe hirsute qui lui faisait face. Pauvre gars, pensait-il, le soleil du coin nâĂ©tait pas franchement clĂ©ment pour les esprits fragiles, plus portĂ©s sur les alcools forts que sur les nĂ©cessitĂ©s de la vie moderne.
Se retenant de prendre un ton au mieux moqueur, il sâadressa Ă son interlocuteur au regard redevenu vague.
â Vous ne seriez pas un peu tombĂ© amoureux dâune chimĂšre ? Jâai quand mĂȘme lâimpression que vous ne manquez pas de fantaisie et je ne parle pas de ce que vous ingurgitez qui doit grandement aider Ă phosphorer. Tout ceci est certainement le fruit de votre imagination mĂȘlĂ© Ă celui qui sert Ă fabriquer cette liqueur plutĂŽt dĂ©sastreuse Ă terme pour le corps et lâesprit.
Martial leva un Ćil atone vers lâautre, puis semblant Ă©merger un instant de sa torpeur alcoolisĂ©e, il fouilla dans sa poche pour en extirper un objet.
â Et ça, câest le fruit de quelle liqueur et de quelle imagination dĂ©bordante ? lança-t-il un peu excĂ©dĂ©.
La pierre sur laquelle Lorrain jeta son regard brillait de mille feux qui paraissaient sortir de nulle part. Il ouvrit de grands yeux et fixa Martial dubitatif.
â Vous avez trouvĂ© ça dans la jungle ?
â Je vous lâai dit, câest un cadeau quâon mâa fait, mais hĂ©las peut-ĂȘtre un cadeau dâadieu.
â Elle est magnifique, sans doute a-t-elle une grande valeur etâŠ
â Je ne suis pas vendeur, en tout cas pour lâinstant. Et lĂ , je pense que je dois aller me coucher. Si ça ne vous dĂ©range pas, je prĂ©fĂ©rerais reprendre cette discussion plus tard. Je crois bien que jâai mon compte.
Lorrain qui ne voulait pas le brusquer regarda une derniĂšre fois la pierre avant que Martial ne lâempoche Ă nouveau.
â Oui, bien sĂ»r, allez dormir un peu, nous aurons lâoccasion de nous revoir demain pour reparler de tout ça. En tout cas, jâai Ă©tĂ© ravi de faire votre connaissance. Il nây a pas trop de compatriotes dans le coin.
Lâautre poussa un grognement pouvant passer pour de lâacquiescement et se leva pour gagner lâescalier menant aux chambres. Lorrain le regarda se diriger tant bien que mal vers la sortie de la salle du bar. Il se dit quâavec un peu de bagout lui qui Ă©tait commercial, il saurait rĂ©cupĂ©rer pour une somme suffisamment modique cette pierre. Il se chargerait ensuite de la revendre au prix fort aux amateurs quâil connaissait. Qui sait sâil nây en avait pas dâautres Ă©galement. LâĂ©tat du pauvre hĂšre ne devrait pas Ă terme poser beaucoup de problĂšmes. Il se frotta les mains mentalement. Tout nâĂ©tait pas si gris, mĂȘme dans ce trou paumĂ© du BrĂ©sil entourĂ© par ces bouts de la forĂȘt Amazonienne qui rĂ©sistait toujours Ă lâavancĂ©e implacable des besoins de lâactivitĂ© Ă©conomique humaine. Il se servit un dernier verre, il lâavait bien mĂ©ritĂ©. AprĂšs les Ă©checs de ces projets rĂ©cents de vendre ce quâil ne possĂ©dait pas encore aux potentats locaux, il lui fallait se remonter le moral avant de gonfler son portefeuille. Une ultime gorgĂ©e et Ă son tour il se leva pour gagner son plumard. Pas le plus confortable dans ses souvenirs, mais suffisant pour lâĂ©tat de ses finances qui rĂ©gulait le niveau dâexigence de ses dĂ©sirs. Comme il passait devant les portes des chambres, il entendit des bruits curieux en provenance de celle quâil longeait. Tout autour du chambranle, une lueur violente jaillit dans le couloir. Ă lâintĂ©rieur, il perçut le remue-mĂ©nage dâun individu qui faisait protester le matelas de son lit. Une voix se fit entendre quâil reconnut comme celle de Martial. Elle criait plutĂŽt que se manifester normalement. « Anoa, câest toi, enfin, je nây croyais plus, jâimaginais que tu mâavais oubliĂ©, abandonnĂ© ici ! » Une voix fĂ©minine dont il ne distinguait pas les paroles pour cause dâexpression plus calme lui rĂ©pondait. Ă nouveau celle de Martial toujours aussi forte. « Jâarrive, je viens avec toi comme je suis, je nâai besoin de rien, tu me raconteras ce qui sâest passĂ© lĂ -bas. Maintenant, ici, plus rien nâa dâimportance, rien dâautre que nous, ailleurs, avec la musique. »
Lorrain tambourina sur la porte
â Martial, que se passe-t-il ? Ouvre bon sang !
Ă nouveau, un Ă©clair autour de la porte. Il donna un coup dâĂ©paule qui fit sauter le pauvre verrou gĂ©missant sous la douleur. Il crut rĂȘver en voyant dans le mur de droite lâimage fugace de silhouettes disparaissant comme sur un vieux tĂ©lĂ©viseur lorsquâon lâĂ©teignait jadis. Puis, plus rien, le silence, une chambre totalement vide malgrĂ© la fenĂȘtre fermĂ©e. Et lĂ sur le lit, la pierre ! Il sâen saisit fiĂ©vreusement, la regarda sous toutes les coutures, bien quâelle nâen possĂ©dĂąt pas. Plus de lumiĂšres, elle Ă©tait devenue, si câĂ©tait bien la mĂȘme, complĂštement terne. Un cabochon de verre sans aucune valeur mĂȘme pas pour reboucher une bouteille. Il la rejeta sur lâĂ©dredon oĂč elle rebondit plusieurs fois comme pour se moquer de lui. Il ressortit dans le couloir pour regagner sa chambre. Non, ça nâĂ©tait pas possible, ce type sâĂ©tait foutu de lui et sâapprĂȘtait sans doute Ă lui refourguer sa pierre pour le rouler, lui le prince de lâarnaque. Il ne comprenait pas nĂ©anmoins pourquoi, il sâĂ©tait volatilisĂ© en laissant une verroterie sans valeur. Ă moins que des complices ne lâaient retrouvĂ© et obligĂ© Ă fuir. Mais comment ? Ăa nâĂ©tait pas pour rejouer le mystĂšre de la chambre jaune ! Ce qui Ă©tait certain câest que lui devrait sâen aller rapidement pour trouver dâautres pigeons Ă plumer. Lâendroit nâĂ©tait franchement pas idĂ©al pour faire des dĂ©couvertes menant Ă une quelconque fortune. Des histoires Ă dormir debout, il en avait eu sa dose mĂȘme si la nuit qui sâannonçait pour lui, aprĂšs ce dernier nouveau fiasco, se rĂ©vĂšlerait plus blanche que noire et reposante.