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Textes de Michel Maillot

        


🚀TAGS : 2023, Jared Shear, Michel Maillot


RĂ©sonance | Michel Maillot | 2023

Par | 01/11/2023 | Lu 972 fois




Temple Ruins | Illustration @ Jared Shear http://jaredshear.com/
Temple Ruins | Illustration @ Jared Shear http://jaredshear.com/
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RĂ©sonance

Assis sur un tabouret d’un bar de cette ville paumĂ©e du BrĂ©sil, en bordure de la forĂȘt Amazonienne, Lorrain s’était vu approcher par un type au costume fatiguĂ©. Au moins autant que son propriĂ©taire. Le gars, la trentaine bien tassĂ©e, dĂ©jĂ  quasi Ă©mĂ©chĂ©, s’était pris d’affection pour lui. Tout du moins, c’est ce qui remontait de son attitude. Les propos, des contacts physiques exprimaient une sympathie collante limite gĂȘnante qu’il avait du mal Ă  repousser. Tout militait pour l’envoyer bouler sĂšchement. Et puis, au milieu des salamalecs, du discours incohĂ©rent avait germĂ© le sujet d’intĂ©rĂȘt Ă©veillant son attention. Un temple cachĂ©, perdu au cƓur de l’Amazonie, enfoui au plus profond d’une jungle vierge de la prĂ©sence de l’homme depuis des siĂšcles. En tout cas de l’homme blanc. DĂ©couverte par hasard. Un temple ? Vierge de l’homme ? Allons donc ! Celui qui s’appelait Martial, malgrĂ© son haleine Ă  tuer un troupeau entier de bƓufs s’était penchĂ© vers lui en roulant des yeux. Oui, parce que ce temple Ă©tait non-humain, enfin pas bĂąti par des mains en provenance de la Terre. Lorrain avait failli Ă©clater de rire. L’autre, s’agrippant Ă  sa manche, jetant un coup d’Ɠil Ă  droite Ă  gauche comme s’il craignait l’apparition dont on ne sait quel danger avait retrouvĂ© un instant sa luciditĂ©. Ne riez pas, avait-il lancĂ© d’un ton impĂ©rieux en lui secouant le bras qu’il n’avait pas lĂąchĂ©, c’est sĂ©rieux.

Il lui avait contĂ© son histoire comme s’il la revivait aujourd’hui devant lui.

***

La jungle, partout la jungle. L’humiditĂ© ambiante, partout l’humiditĂ©. Ça vous coulait de toute part, sur le visage, le long du dos. Comme une espĂšce de serpent qui s’entortillait autour des vertĂšbres. Devant les yeux, des larmes de sueur vous brouillaient la vision. S’essuyer avec l’avant-bras sur lequel perlaient autant de gouttelettes ne faisait qu’ajouter Ă  cette vapeur brĂ»lante. Avec en prime le soleil qui tentait de percer des nappes de brume ondulant leurs danses aĂ©riennes. Des fougĂšres gigantesques barraient le chemin et pour tout arranger vous distribuaient des gifles Ă  tour de tiges agacĂ©es. Elles aussi se demandaient ce que faisait lĂ  l’individu, le regard hagard, la barbe de plusieurs jours qui dĂ©goulinait sa crasse entre les poils de son menton. La chemise, dĂ©chirĂ©e par le souvenir d’autres espĂšces vĂ©gĂ©tales hostiles, peinait Ă  protĂ©ger un torse balafrĂ©. Martial, brandissant sa machette, tentait de tenir en respect des insectes monstrueux qui seraient bien venus goĂ»ter Ă  ces veines palpitant leur liquide nourricier. Les troncs des titans, dont le sommet se perdait vers le ciel, offraient tout juste en collant l’échine sur leur Ă©corce rugueuse, les moments de rĂ©pit indispensables pour tĂącher de reprendre sa respiration. Faire taire ces souffrances qui montaient des muscles endoloris des mollets, des cuisses. Sans oublier les crispations du dos et de la nuque. « Qu’est-ce que tu fous lĂ  ? Â» semblait se demander la nature un rien hostile. Moi aussi, grommelait Ă  voix haute l’explorateur qui progressait comme un automate. Il en aurait voulu au monde entier s’il pouvait s’adresser Ă  lui. DĂ©jĂ  Ă  ceux qui l’avaient abandonnĂ© cette nuit en lui dĂ©robant la quasi-totalitĂ© de son Ă©quipement et bien entendu son argent. D’aventurier en mission de dĂ©couverte, il s’était retrouvĂ© perdu au milieu de la sylve gigantesque, sans cartes, sans moyens de se repĂ©rer. Inutile de dire que rapidement, le peu de repĂšres enregistrĂ© dans son esprit l’avait soit dĂ©sertĂ©, soit Ă©tait devenu vain au regard de ce qu’il traversait. L’impression de tourner en rond ou de s’enfoncer plus avant vers l’inconnu, la forĂȘt vierge de tout contact humain pour le moins.

Ces saloperies de moustiques gĂ©ants contre lesquels les moulinets rageurs ne suffisaient plus s’en donnaient Ă  cƓur joie pour venir le harceler. Pour un Ă©crasĂ©, un autre repartait dĂ©sormais avec sa cargaison de sang frais. Les diverses retenues d’eau prodiguĂ©es gĂ©nĂ©reusement par des plantes au vaste feuillage, ou de racines aux allures de serpent figĂ©s offraient des rĂ©ceptacles propres au dĂ©veloppement des insectes. Avec eux, pas moyen de goĂ»ter Ă  la beautĂ© du paysage. Pourtant, des papillons multicolores tentaient de le charmer de leur ballet incessant en traçant dans l’air des trajectoires plus gracieuses et harmonieuses les unes que les autres. Leur rĂ©pondait la gĂ©omĂ©trie savante de lianes qui entremĂȘlaient des cascades amoureuses les unes avec leurs voisines pour dessiner un entrelacement de passion vĂ©gĂ©tale. Et puis la musique de la forĂȘt. Ces hurlements de toute part qui vous tournaient la tĂȘte. Bestioles invisibles Ă  quatre mains ou ailĂ©s, poussant jappements ou cris stridents. On en percevait parfois les formes qui fuyaient continuellement le regard pour perpĂ©tuer leur mystĂšre. Des craquements de branches tout prĂšs, des bruissements de plantes bousculĂ©es par des crĂ©atures heureusement de petite taille. Oui, tout ça vĂ©cu dans un Ă©tat d’esprit normal, tranquille aurait Ă©tĂ© un enchantement, une vision d’un paradis regagnĂ©. Mais lĂ , tout paraissait s’ĂȘtre liguĂ© contre lui et tenir plutĂŽt de l’enfer vert promis dans la littĂ©rature dĂ©peignant l’aventure.

Depuis combien de temps errait-il ? Il en perdait la notion. Il avait dormi dans les branches Ă©levĂ©es d’un gĂ©ant de bois qui avait bien voulu l’accueillir. On ne savait jamais trop ce qui pouvait courir ou ramper en bas. Il lui avait semblĂ© plus prudent et judicieux de trouver un refuge en hauteur, mĂȘme si on n’était pas Ă  l’abri de certains fĂ©lins grimpeurs. CourbaturĂ© de partout malgrĂ© la bienveillance de l’arbre. Il Ă©tait reparti avant l’aube Ă  la recherche d’un point Ă  partir duquel il aurait pu progresser dans une moins mauvaise direction. Une riviĂšre par exemple.

Mais pas l’ombre d’un quelconque cours d’eau Ă  un horizon rendu diablement proche par la profusion et la luxuriance ambiante. C’est au moment oĂč, un peu, beaucoup dĂ©couragĂ© par son Ă©quipĂ©e, dĂ©bouchant sur une clairiĂšre qu’il stoppa net stupĂ©fait par ce qu’il voyait se dresser devant lui. Une construction, un temple en plein milieu de la jungle !

Ce temple reproduisait sur ces bas-reliefs des ĂȘtres d’apparence monstrueuse. Plusieurs membres supĂ©rieurs, des tĂȘtes multiples, parfois prĂ©sentant des tentacules. D’autres crĂ©atures Ă  l’aspect vaguement humanoĂŻde revĂȘtues de scaphandres. Ça n’était pas une blague idiote. Ces constructions cyclopĂ©ennes dataient de plusieurs centaines d’annĂ©es au vu de l’état de la matiĂšre les composant, de la vĂ©gĂ©tation qui avait tentĂ© de s’approcher et recouvrir l’incongruitĂ©. Mais comme si elle n’avait pas osĂ©, voire craint d’entrer en contact et d’y perdre son Ăąme, elle profusionnait Ă  distance respectueuse, calmant les jeunes pousses tĂ©mĂ©raires dĂ©sireuses de se dĂ©velopper en sa direction. Martial avait senti ces vibrations Ă©tranges en provenance de l’édifice. Essayaient-elles de le tenir elles aussi en retrait d’un lieu sacrĂ© interdit ? Il s’était approchĂ©, puis, aprĂšs plusieurs rĂ©tablissements rendus nĂ©cessaires par la taille des marches, il avait pu accĂ©der Ă  ce qui paraissait l’entrĂ©e du temple. L’obscuritĂ© rĂ©gnait en maitresse Ă  l’intĂ©rieur. Une odeur bizarre flottait Ă  la lisiĂšre comme si elle ne souhaitait pas sortir, craignant le soleil. Il fit plusieurs pas et alluma sa torche. La sensation que l’air s’épaississait et freinait son avancĂ©e. La lumiĂšre elle aussi ne progressait que de quelques mĂštres, avalĂ©e par cette substance gazeuse. La tentation Ă©tait trop forte. Mettant un mouchoir sur le nez, il continua de pĂ©nĂ©trer plus avant. Le gaz Ă©lastique dĂ©sormais l’entourait et peut-ĂȘtre mĂȘme le guidait dans sa bulle de lumiĂšre ne parvenant pas Ă  percer plus loin. Arriva le moment oĂč il fut obligĂ© de stopper et tout d’un coup, tout s’éclaira autour de lui. Il se trouvait dans une salle immense devant une grande stĂšle baignĂ©e dans un halo orangĂ©. Tout autour, dans une pĂ©nombre respectueuse, les murs Ă©taient recouverts de bas-reliefs singuliĂšrement animĂ©s reprĂ©sentant des scĂšnes Ă©tranges. Finement reproduites, il n’en saisissait pas la signification. ScĂšnes de discussions apparentes. ScĂšnes d’accouplement. ScĂšnes de batailles et de destruction d’une Ă©poque lointaine oĂč rayonnaient des royaumes disparus depuis dans les cendres de l’histoire. DerriĂšre lui, le noir complet. Pas moyen de distinguer le dehors. Il en frissonna d’inquiĂ©tude et puis lĂ , devant lui, sur la pierre reposait la forme d’un gĂ©ant. Était-ce une reprĂ©sentation d’un gisant rĂ©alisĂ© dans un matĂ©riau inconnu ? Il s’approcha en surmontant sa crainte, animĂ© par la curiositĂ© et l’intĂ©rĂȘt d’une telle dĂ©couverte. L’ĂȘtre surhumain n’était pas une statue. Il Ă©tait revĂȘtu d’une sorte de scaphandre comme sur les bas-reliefs Ă  l’extĂ©rieur. Il avança encore plus au niveau de ce qui devait ĂȘtre la tĂȘte. Le casque la recouvrait et il dut monter sur la pierre pour en distinguer la visiĂšre. Curieusement pas de poussiĂšre ici, comme si l’atmosphĂšre qui rĂ©gnait la repoussait Ă  l’image de la vĂ©gĂ©tation alentour. Il se pencha pour essayer d’en discerner l’intĂ©rieur. LĂ  aussi, la pĂ©nombre qui prĂ©dominait s’éclaircit miraculeusement Ă  son approche. Un liquide mouvant ou un genre de gaz se dĂ©battait exprimant un dĂ©sir de libertĂ© que le casque lui interdisait. Il sembla d’un coup s’éparpiller vers l’arriĂšre pour disparaitre. Martial distingua soudainement un visage remarquablement conservĂ©, celui-ci Ă©tait Ă©tonnamment humain. Les pommettes lĂ©gĂšrement saillantes, les yeux clos finement dessinĂ©s et dĂ©licatement Ă©tirĂ©s aux extrĂ©mitĂ©s extĂ©rieures. On aurait pu dire qu’il s’agissait d’un habitant de certaines contrĂ©es de l’Asie centrale si ce n’était une stature de gĂ©ant de beaucoup plus que deux mĂštres de haut. Tout Ă  coup, il faillit partir Ă  la renverse. Les paupiĂšres se mettaient Ă  frĂ©mir ! Non, il ne rĂȘvait pas, il s’agrippa autant Ă  la structure qu’à sa raison qui vacillait devant l’impossible. Les yeux s’ouvrirent et il ressentit l’étonnement, les interrogations empruntant ce regard qui le fixait. Puis, rapidement Ă  droite et Ă  gauche, au travers de sa visiĂšre, le souvenir parut remonter du pourquoi et comment il se trouvait lĂ . Il le dĂ©visagea Ă  nouveau de façon intense. L’explorateur Ă©garĂ© sentit comme une main invisible passer sur son visage, puis le traverser dans son esprit tout entier sans qu’il en Ă©prouve la moindre douleur.

D’un coup, des pensĂ©es qui ne lui appartenaient pas prirent forme. Mouvantes, gĂ©omĂ©triques, des couleurs connues et inconnues, floues, puis de plus en plus nettes. Et d’une clartĂ© trouvĂ©e, des mots, des sons qui se formaient dans une langue inconnue. Il ne savait, quant Ă  lui, que formuler son ignorance, dans la sienne, de ce qu’il pouvait ressentir. Comprenait-il, celui qui, allongĂ©, tentait d’entrer en communication ? Le gĂ©ant fronça les sourcils, sans doute pour se concentrer. Martial perçut plus clairement ses interrogations, ses doutes, son sentiment d’étonnement de le voir lĂ . Si petit, si Ă©trange dans son accoutrement. En prenant garde de ne pas le bousculer, il se redressa de toute sa hauteur, se retourna pour s’asseoir. Il prit quelques instants pour que les choses se mettent en place. Sans doute que pour lui aussi la tĂȘte lui tournait lorsqu’il se relevait un peu vite. Il retira son casque pour le poser Ă  cĂŽtĂ© de lui.

C’était une femme ! Les cheveux chĂątain foncĂ© courts, le regard clair d’un iris marron tirant sur le jaune, elle montrait un visage d’une finesse remarquable d’une humanoĂŻde d’une trentaine d’annĂ©es passĂ©es. Une beautĂ© qui parcourait son apparence. De ces traits isolĂ©s qui, bien qu’échappant aux critĂšres habituels de ce qu’on considĂšre comme joli, offraient un ensemble admirable. Un visage sans qu’il sache exactement pourquoi, qui lui racontait de plus une histoire enfouie au plus profond de lui-mĂȘme. Saisissant une espĂšce de pochette sur le cĂŽtĂ©, elle en sortit une sorte de tube qu’elle s’empressa de visser sur un orifice de sa manche. Plissant les yeux, elle attendit quelques instants avant de les ouvrir et de le fixer avec insistance. Elle aussi paraissait se poser des questions sur son apparence. Plus Ă©veillĂ©e, la perception de visite dans l’esprit de l’explorateur se fit Ă  nouveau sentir. Toujours en douceur, mais plus appuyĂ©e, parcourant en tous sens et provoquant chez lui une sensation de vertige. Puis tout s’arrĂȘta au bout de quelques minutes ou plus il ne savait pas. Quelle ne fut pas sa surprise quand retentirent alors de la bouche de la gĂ©ante les mots qui suivirent.

— VoilĂ , maintenant que nous nous comprenons, nous allons pouvoir communiquer et essayer d’éclaircir la situation. Qui ĂȘtes-vous et que faites-vous ici ? Pourquoi ai-je cette sensation de vous connaitre ?

Il bredouilla des mots sans suite pour commencer avant de, sous le regard patient de son interlocutrice, pouvoir aligner de quoi s’exprimer.

— Mais comment avez-vous fait ? Vous parlez notre langue tout d’un coup ? Qui ĂȘtes-vous, d’oĂč venez-vous ? Quel est cet endroit ? Moi aussi j’ai cette impression inexplicable de dĂ©jĂ -vu.

Un sourire se peignit subrepticement sur son visage. Elle eut un petit geste de la main comme pour écarter la difficulté.

— Beaucoup de questions qui nĂ©cessiteraient temps et Ă©nergie pour dĂ©velopper correctement. Je veux bien commencer Ă  rĂ©pondre puisque vous ignorez les miennes. Mon nom est Anoa, enfin c’est ce qui se rapproche le plus dans votre langue. Je ne suis pas de ce monde, comme vous vous en doutez d’aprĂšs ce que j’ai pu glaner par une tĂ©lĂ©pathie lĂ©gĂšrement intrusive. Dont je m’excuse. Ce que je fais lĂ  ? J’attends. Qu’on vienne Ă  mon secours depuis que je suis coincĂ©e ici. Depuis combien de temps, hĂ©las, apparemment des centaines de vos annĂ©es. Je ne comprends pas pourquoi, mais on n’a pas retrouvĂ© ma trace. À moins qu’on ne souhaitĂąt pas me voir de retour, ce qui m’étonnerait, mais on ne sait jamais. Sur SoĂŽdida comme ailleurs, dans cet espace, cet univers ou un autre, il n’est pas rare de rencontrer des inimitiĂ©s. En attendant ce qui pouvait prendre du temps, je suis entrĂ©e en lĂ©thargie et c’est votre intrusion qui a dĂ©clenchĂ© le processus de rĂ©veil. Ce qui est surprenant c’est que vous ayez pu pĂ©nĂ©trer ici. Normalement, il n’y a que les miens qui auraient dĂ». À moins que l’évolution, les mĂ©langes, que sais-je encore ?

Elle se frotta le menton d’un geste terriblement humain et se tapant sur les genoux, reprit pour elle-mĂȘme.

— Mais notre absence aurait dĂ» faire intervenir une Ă©quipe de secours mĂȘme rĂ©duite. Il s’est passĂ© quelque chose, mais quoi ? Comment ? Est-ce que l’échec a entrainĂ© la dĂ©cision d’arrĂȘter la mission, les missions dans ce monde ? Il faut croire que oui. On ne gaspille pas les explorateurs, il y a tellement de planĂštes Ă  dĂ©couvrir, Ă  dĂ©fricher. Est-ce que les sauveteurs sont tombĂ©s sur les piĂšges tendus par les habitants de ces forĂȘts pour se combattre entre eux ? Tous massacrĂ©s, par crainte de ces diffĂ©rences d’apparence. Ou encore dĂ©pouillĂ©s de leurs effets, sans dĂ©fense, condamnĂ©s Ă  vivre, Ă  subsister sans espoir de retour. Des camarades sacrifiĂ©s pour en chercher une seule, quelle que soit son importance. Nous, ce sont les maladies qui ont dĂ©cimĂ© notre Ă©quipe. DerniĂšre survivante avec l’ensemble de nos dĂ©couvertes, je me suis enfermĂ©e ici, Ă  l’abri de la contagion, de vos semblables d’alors, dans ce temple que nous avions Ă©rigĂ©, ornĂ© de terrifiantes images pour inspirer la crainte. DoublĂ© par ce dispositif rĂ©pulsif, Ă  la fois mental et rĂ©el. Il ne me restait plus qu’à m’endormir avec l’espoir d’ĂȘtre sauvĂ©e un jour proche. Pour ce qui est de cette sensation de vous connaitre, vous reconnaitre, je n’y comprends rien. Souvenirs d’une autre vie, sur d’autres mondes ?

Tandis qu’elle se rĂ©fugiait dans un silence peuplĂ© de regrets et d’interrogation. Martial se mit Ă  rĂ©flĂ©chir et il demanda doucement.

— Mais n’aviez-vous pas le moyen, le vĂ©hicule pour retourner chez vous, mĂȘme toute seule ?

Elle leva des yeux légÚrement absents vers lui, avant que, prenant à nouveau conscience de sa présence, ils ne retrouvent un éclat un peu triste.

— Mon vĂ©hicule ? C’est plus compliquĂ© que ça. Nous voyagions au travers de portes. Il s’agit de brĂšches spatio-temporelles ouvertes grĂące Ă  des techniques de mise en relation des mondes. Seul moyen pour les faire entrer en rĂ©sonance et ainsi crĂ©er la connexion nĂ©cessaire entre les deux univers. Le voyage a cet avantage extraordinaire d’ĂȘtre instantanĂ©, le temps de franchir le seuil. Mais il faut non seulement une connaissance parfaite de ces phĂ©nomĂšnes physiques, mais Ă©galement la coupler avec celle, hors pair, de la rĂ©alisation de l’expression requise. Et puis les portes ont une pĂ©riode active trĂšs limitĂ©e, car trĂšs couteuse en Ă©nergie et Ă  la stabilitĂ© plutĂŽt courte vu les mouvements quasi incessants de part et d’autre des mondes. Enfin, encore faut-il qu’elles fonctionnent ! Mais tout ça me dĂ©passait. Vous voyez, j’étais ce que vous appelez la botaniste de la bande. Celle chargĂ©e de l’étude de la flore. Les super-techniciens responsables du voyage ont hĂ©las Ă©tĂ© les premiĂšres victimes du virus. Nous, moi la premiĂšre, Ă©tions incapables d’utiliser convenablement la machine sans risquer l’accident et retrouver ses atomes Ă©parpillĂ©s dans l’espace nĂ©gatif. Une fin rĂȘvĂ©e si on souhaite en terminer, ce qui n’était pas notre dĂ©sir. Mais comment faire pour programmer correctement sans maitriser ce qui nous paraissait un total charabia ? Tenez, regardez plutĂŽt ce qui en rĂ©sulte et qui ne marche plus pour cause de donnĂ©es complĂštement obsolĂštes.

Elle se tourna vers le fond de la salle oĂč se trouvaient des appareils tous plus Ă©tranges les uns que les autres. Elle fit signe Ă  Martial de la suivre jusqu’au plus prĂšs d’eux qui s’éclaira Ă  leur approche. Toujours en fonction malgrĂ© le temps Ă©coulĂ©. Un Ă©cran apparu dans les airs sur lequel sa main encore gantĂ©e parut accompagner le dĂ©filĂ© des images bardĂ©es de symboles incomprĂ©hensibles pour lui. Elle s’arrĂȘta brusquement devant une, particuliĂšrement mouvante, dans laquelle dansaient des figures vaguement gĂ©omĂ©triques. Tandis qu’elles s’agitaient dans leurs mouvements hypnotiques, des sons se firent entendre, une espĂšce de musique Ă©trange, aucunement dissonante, voire envoĂ»tante. Au bout de quelques secondes, la gĂ©ante opĂ©ra un geste pour la faire taire.

— Attendez ! s’exclama Martial en posant sa main sur son avant-bras, laissez le son, c’était incroyablement beau et de plus on aurait vraiment dit


Elle se tourna vers lui, l’air interrogatif, puis sans mot dire, fit un signe du doigt et la musique retentit Ă  nouveau. Joyeuse, harmonieuse, elle s’éleva dans l’atmosphĂšre et rebondit sur les hautes parois qui semblĂšrent frĂ©mir de plaisir sous sa caresse. Il frissonna devant une telle beautĂ©.

— C’est absolument stupĂ©fiant, s’exclama-t-il, on dirait presque un impromptu de Schubert que jouerait Alfred Brendel. Oui, c’est ça, vraiment trĂšs proche de l’opus 90, numĂ©ro 3, mais comment est-ce possible ? Des sons, une musique Ă©crite Ă  des centaines d’annĂ©es de distance, sans qu’il soit envisageable de les relier. Existe-t-il dans l’Univers des liens qui connecteraient les Ă©lĂ©ments et les ĂȘtres ? Une musique qui rapprocherait les astres comme elle adoucit les mƓurs ? Le chant des Ă©toiles qui inspirerait ou serait inspirĂ© par la vie peuplant les mondes gravitant autour ? C’est absolument fascinant. Quelle part de suggestion, quelle part d’inspiration aurait touchĂ© les esprits de ces grands compositeurs, leurs Ăąmes pour crĂ©er, reproduire cette musique divine ? Au diapason de l’univers, ils en ont restituĂ© le mystĂšre. Si cet impromptu si proche Ă©tait le lien spĂ©cifique entre nos deux mondes. Combien de morceaux, de compositions permettaient de relier les uns aux autres ? Mais pourquoi cette version lĂ©gĂšrement diffĂ©rente ne rĂ©pondait pas, ne rĂ©pondait plus, au temps qui passe et qui Ă©loigne la perspective du rendez-vous ?

La jeune femme le regardait Ă©tonnĂ©e de voir Ă  quel point l’excitation avait gagnĂ© Martial.

— HĂ©las, ça ne fonctionnait plus. On pouvait rejouer Ă  l’envi, les relayeurs des montants bĂątis pour le retour ne rĂ©agissaient plus. Ils restaient dĂ©sespĂ©rĂ©ment Ă©teints, plongĂ©s dans leur mutisme. La synchronisation n’était plus possible avec cette suite de sons. Cette mĂ©lodie comme tu l’appelles ne correspondait plus aux instants pour lesquels elle avait Ă©tĂ© composĂ©e. Le dĂ©calage permanent des mondes rĂ©clamait de modifier cette musique et pour cela seuls les spĂ©cialistes du portail auraient Ă©tĂ© capables d’y parvenir, nous n’étions pas en mesure de changer ce qui Ă©tait nĂ©cessaire.

Martial fit les cent pas en se frottant le menton, plongĂ© qu’il Ă©tait dans les intenses rĂ©flexions suscitĂ©es par l’excitation. En mesure, les mesures, la tonalitĂ©, les variations, la mĂ©lodie songeait-il.

— Si j’avais l’instrument ou un piano, je pourrais tenter de jouer l’impromptu qui est lĂ©gĂšrement diffĂ©rent de ce qu’on vient d’entendre. Voir si comme tel, avec des variations, improvisations, les relayeurs rĂ©agiraient. AprĂšs tout, il semblerait qu’il faille ĂȘtre en symbiose avec l’univers, avec sa musique. Peut-ĂȘtre est-ce mon rĂŽle d’ĂȘtre lĂ  pour accompagner ce mystĂšre. Ça ne coute rien d’essayer, non ? Ah si je pouvais moi aussi, pourquoi pas, me laisser aller, baigner dans cette musique et voir oĂč elle m’emmĂšnerait. Évidemment, il me faudrait un piano et je n’en aperçois pas trop dans cette salle.

Elle fit une petite moue charmante, mais se tourna concentrée sur ce qui semblait un dialogue en pensées avec la machine. Elle accompagnait de gestes sans doute plus là pour concrétiser sa volonté que des véritables instruments de commande.

Miracle ! Une forme brillante traça l’image d’un piano devenant de plus en plus net. Il y avait mĂȘme un tabouret qui rejoignait timidement l’instrument. Passant d’un trouble dessin en trois dimensions en quelque chose certes toujours lumineux, mais qui paraissait tangible.

Ébahi, Martial regardait tour Ă  tour la manifestation soudainement solide et surtout la merveilleuse magicienne responsable de ce tour de force. Remarquant l’expression visible de son admiration insistante, elle lui lança en rougissant un sourire un peu gĂȘnĂ©. Martial, pas en reste, offrit en retour, envahissant son visage, une couleur qui n’était pas trĂšs Ă©loignĂ©e. Elle lui indiqua d’un geste qu’il pouvait s’approcher de l’instrument.

Il tĂąta l’apparition pour s’assurer de sa prĂ©sence rĂ©elle et de la robustesse de l’ouvrage. C’était Ă  la perfection la concrĂ©tisation de son piano laissĂ© orphelin en France avant son voyage. ExtirpĂ© de son esprit par les pouvoirs tĂ©lĂ©pathiques et transmis Ă  une de ces machines incroyables imprimant Ă  volontĂ© l’expression de sa maitresse. Un peu intimidĂ© malgrĂ© tout, il s’assit sur le tabouret et fit mine de relever le bas d’une redingote virtuelle pour coller Ă  la scĂšne. Il commença Ă  pianoter sur le clavier. Des sons bizarres sortis au dĂ©but, il y eut rapidement, aprĂšs une pĂ©riode d’adaptation correspondant aux souvenirs ancrĂ©s dans sa mĂ©moire, la bonne tonalitĂ© qui aurait dĂ» Ă©maner de l’instrument. MĂȘme encore plus parfaite, comme si le vieux piano exprimant sa dĂ©sapprobation d’avoir Ă©tĂ© abandonnĂ©, reprenait vie et se rĂ©glait tout seul pour retrouver sa jeunesse et la perfection de ses composants d’origine.

Le clavier remplit Ă  la perfection son rĂŽle, les marteaux s’abattirent comme il le fallait. Martial entama Ă  son niveau d’amateur Ă©clairĂ© la restitution de l’impromptu. Un peu intimidĂ© par le regard de son unique spectatrice, il parvint malgrĂ© tout Ă  l’exĂ©cuter plus qu’honorablement en prenant confiance. Comme tout interprĂšte qui joue pour le plaisir, il se laissa emporter par la musique, sa beautĂ©.

Puis, tout Ă  coup, ce fut comme si c’était elle qui finissait par guider ses mains, ses doigts, si bien dressĂ©s. On pouvait presque les considĂ©rer comme les prolongements de ces vibrations sonores, tellement elle se nourrissait de l’émotion et des sentiments magnifiques. Par ce phĂ©nomĂšne inexplicable, il Ă©tait subjuguĂ©, quasiment possĂ©dĂ© par l’interprĂ©tation. Collant parfaitement Ă  l’écriture de Schubert, y mettant Ă  la fois passion et retenue devant l’Ɠuvre, il ne remarquait plus ce qui l’entourait. Totalement absorbĂ©, hermĂ©tique Ă  l’extĂ©rieur, tout juste conscient de la prĂ©sence de la gĂ©ante qui l’écoutait jouer devant elle, pour elle. TransfigurĂ©e, elle aussi partageait, par on ne sait quelle alchimie, la communion avec la musique, avec son interprĂšte. Un soudain remue-mĂ©nage les fit sortir momentanĂ©ment de leur hypnose et lĂ , ils assistĂšrent Ă  l’incroyable. Les relayeurs s’étaient mis Ă  briller de tous leurs feux. Des perles multicolores s’animaient sur le portail. Une image tremblotante commençait Ă  prendre forme au centre.

Totalement envoutĂ© par la musique et l’atmosphĂšre irrĂ©elle qui submergeait la salle, Martial ne s’arrĂȘta pas, il ne le pouvait pas, il ne le pouvait plus mĂȘme s’il l’avait dĂ©sirĂ©. Ce qui n’était pas le cas. Un maelstrom agita les signes, des lucioles bigarrĂ©es en provenance du portail s’éparpillaient autour d’eux. Dansaient autour de leurs visages. BaignĂ©s dans une joie indicible, ils riaient ensemble, une fusion incroyable se rĂ©alisait dans l’espace. Une fusion dans les composants de la machine, mais Ă©galement de façon extraordinaire chez les ĂȘtres. Comme s’ils faisaient Ă  cet instant, partie d’un tout, en harmonie avec l’univers. Un moment de partage oĂč se rĂ©vĂ©lait sans vraiment comprendre ce qui les unissait. Ils Ă©taient entrĂ©s eux aussi en rĂ©sonance, en conjonction avec le sens mĂȘme de la vie. Ensemble, transfigurĂ©s partageant avec le reste du cosmos l’exaltation, le ravissement, l’allĂ©gresse offerts par la musique, mais surtout avec elle leur totale immersion dans la grande symphonie de l’univers. Ils Ă©taient la musique, ses battements au diapason du cƓur. Ils Ă©taient ce qui avait Ă©tĂ© et ce qui adviendrait. Les visages de ceux qui s’étaient connus et ceux qui se rencontreraient et s’aimeraient. Les rendez-vous pris sans qu’on le sache. La jeune femme le saisit dans ses longs bras et l’embrassa sur le front, sur son visage pour terminer sur ses lĂšvres. Ça n’était pas la joie de remettre en marche le portail. Non, il y avait bien plus.

Puis, il y eut l’éclair Ă©blouissant mariant des couleurs inconnues. Une note grave en provenance de la porte sonna la synchronisation parfaite. Elle Ă©tait ouverte comme elle ne l’avait jamais Ă©tĂ©. L’image qui apparaissait projetĂ©e offrait la vision d’une jungle ressemblant Ă  celle de la Terre, mais oĂč le vert Ă©tait substituĂ© par des mauves, des violets entĂȘtants, oĂč des fleurs gigantesques agitaient leur salut lointain. Dans le ciel qu’on distinguait, un soleil bleu Ă©talait sa majestĂ©. Plus bas, plus Ă  distance, sans doute plus discret pour cause de timiditĂ© cosmique, un disque orange trahissait la prĂ©sence d’un frĂšre jumeau de moindre taille. Un chemin artificiel menait Ă  une espĂšce de construction baroque dont l’arrondi tendait Ă  se fondre respectueusement dans le paysage. L’éclair lointain qui revenait pĂ©riodiquement Ă  son sommet faisait immĂ©diatement penser Ă  un phare guidant le voyageur Ă©garĂ©.

À regret, la sensation de totale communion reflua, les laissant pantelants, un peu perdus. Il en restait suffisamment pour habiter leur corps, leur esprit et imprĂ©gner leurs souvenirs de ces moments uniques.

Anoa s’était redressĂ©e et on voyait le sentiment intense qui parcourait son visage et les moindres tressaillements de son ĂȘtre. Sa poitrine se soulevait avec frĂ©nĂ©sie encore sous le coup des Ă©motions vives.

Elle se tourna vers lui.

— Martial, nous n’avons pas beaucoup de temps avant que la porte ne se referme et qu’alors il ne faille trouver la variation nĂ©cessaire. Qui sait si tu y arriverais, si l’univers nous accordait Ă  nouveau cette chance malgrĂ© ce cadeau merveilleux qui vient de nous ĂȘtre fait. Jamais il ne s’est produit un tel phĂ©nomĂšne prĂ©cĂ©demment. Mais je dois rentrer tant que c’est possible pour voir ce qui m’attend de l’autre cĂŽtĂ© avant de songer Ă  quoi que ce soit.

Le jeune homme Ă©tait dĂ©semparĂ© autant par l’expĂ©rience vĂ©cue que par la tournure brutale des Ă©vĂšnements.

— Mais comment faire, que vais-je devenir, maintenant que nous nous sommes trouvĂ©s, devons-nous nous perdre Ă  jamais ?

Elle passa la main en douceur sur sa joue comme pour en effacer la détresse.

— Tu dois me faire confiance, il faut que je rentre seule et que je vois ce que je peux et dois faire avec les miens. Avec tout ce temps Ă©coulĂ©, y compris lĂ -bas, des Ă©claircissements seront nĂ©cessaires. Je risque fort de devoir passer un bon moment Ă  expliquer, Ă  m’expliquer. Ensuite, je te promets, je reviendrai te chercher, moi non plus je ne veux pas perdre ce qui nous relie comme ce qui peut raccorder nos mondes au travers de cette musique. Il y a aussi beaucoup plus dans ce qui nous lie de façon si mystĂ©rieuse, mais qui est bien lĂ  depuis on ne sait combien de temps. Il n’y a pas de hasard, cette musique, c’est nous, nous sommes cette musique. Je vais te donner cette pierre, en vĂ©ritĂ© beaucoup plus qu’une pierre. C’est une sorte de balise pour nous localiser. Les portes sur les autres mondes Ă  mon Ă©poque s’ouvraient bien Ă  proximitĂ©, mais pas forcĂ©ment exactement au mĂȘme endroit, parfois Ă  quelques-uns de vos kilomĂštres. Ensuite, il fallait se rapprocher du signal pour se trouver ou se retrouver. J’imagine que notre technologie n’a pas rĂ©gressĂ© et que je pourrais dĂ©sormais revenir et te joindre si tu restes dans ce territoire. Garde lĂ  prĂ©cieusement.

Il regarda la pierre qui chatoyait une lumiÚre douce et chaude en provenance de son propre intérieur. Dans sa main, elle semblait prendre vie et générer de multiples couleurs venant comme des bulles éclater en périphérie.

— Oui, tu as raison, hĂ©las, il faut que tu repartes, seule. Moi, je ne peux pas te suivre aujourd’hui. Mais je ne vais pas m’endormir ici en attendant ton retour. Ton scaphandre est un peu grand pour moi et puis si je ne peux mĂȘme pas rĂȘver.

Elle lui adressa un maigre sourire. À nouveau tournĂ©e vers la machine elle concentra sa pensĂ©e pour qu’apparaisse Ă  nouveau dans l’air une vue des environs d’une nettetĂ© incroyable. On avait l’impression qu’une espĂšce de drone la survolait en grimpant dans le ciel afin de visualiser les reliefs du paysage du temple situĂ© en bas vers la gauche de l’image, il distingua le fleuve Ă  quelques kilomĂštres. Puis en le remontant, il vit la petite ville d’oĂč il Ă©tait parti avec son Ă©quipage. Si proche, si lointaine. Mais il n’était pas au bout de ses surprises, Anoa lui tendit une sorte de ceinture dont elle lui expliqua rapidement le fonctionnement. À manipuler avec prudence et Ă  ne pas laisser entre les mains de n’importe qui. Une ceinture antigravitĂ© ! Elle lui permettrait de survoler la rĂ©gion Ă  altitude convenable et de descendre Ă  distance raisonnable des faubourgs. Ensuite, il faudrait se dĂ©barrasser de l’appareil. RĂ©vĂ©ler son existence pourrait lui valoir plus d’ennui que d’avantages. Les machines rassemblĂ©es sur une espĂšce de chariot invisible, elle s’apprĂȘta Ă  franchir la porte avant que le signal ne s’affaiblisse et de se retrouver Ă  nouveau prisonniĂšre de ce cĂŽtĂ©-ci.

Ils se prirent d’abord les mains, plongeant leurs regards l’un dans l’autre comme pour mieux s’imprĂ©gner de ce qui se trouvait derriĂšre. L’image d’une gĂ©ante qui se penchait Ă  ce point pour le prendre dans ses bras et l’embrasser aurait pu ĂȘtre comique pour des esprits s’adonnant Ă  la bigoterie. Ils n’en avaient que faire et pas le temps non plus de jouer avec la soi-disant bien-pensance.

Puis elle se redressa et aprÚs une ultime pression de leurs mains, elle franchit le portail, suivie par son chariot invisible obéissant comme un chien à sa maitresse. Il était temps, les portes donnaient des signes de fatigue. Leur éblouissante représentation multicolore ralentissait sérieusement.

Elle se retourna une derniĂšre fois pour lui lancer un regard tellement rempli de sentiments qu’il se sentit dĂ©faillir. Il s’évertua Ă  jouer de nouveau sur le piano lumineux, espĂ©rant faire durer encore un peu l’existence du passage. Mais malgrĂ© la volontĂ© l’envie dĂ©sespĂ©rĂ©e, la magie s’était enfuie et le laissait seul, dĂ©semparĂ©. Tout s’éteignit. MĂȘme l’instrument soudainement privĂ© de ses relais se mit Ă  vibrer avant de disparaitre avec le tabouret dont il s’était levĂ© prĂ©cipitamment. Debout, un vide considĂ©rable emplit son ĂȘtre. Plus que l’absence, les liens puissants crĂ©Ă©s semblaient se dĂ©faire. Il se retrouvait dans cette immense salle devenue sans Ăąme aprĂšs avoir pourtant abritĂ© les fantĂŽmes de ce qui Ă©tait aux frontiĂšres du possible. Des crampes terribles lui nouĂšrent l’estomac et les intestins, accompagnant le vide de son esprit dĂ©semparĂ©. C’était comme si une porte de prison s’était refermĂ©e sur lui l’abandonnant, Ă  jamais seul avec son dĂ©sespoir.

Machinalement, il avait fait demi-tour, laissant une partie de lui-mĂȘme Ă©levĂ© Ă  un tel niveau de conscience par cette musique qu’il en Ă©tait presque vidĂ© mentalement et physiquement. C’est quasiment en automate qu’il avait pris le chemin du retour. ManipulĂ© la ceinture, observĂ© Ă  altitude raisonnable de la cime des gĂ©ants le parcours aĂ©rien Ă  emprunter pour rejoindre la civilisation. La civilisation ! Il en souriait presque Ă  l’idĂ©e qu’il s’en faisait dĂ©sormais. Revenu Ă  son point de dĂ©part il y a si peu, mais comme s’il s’était Ă©coulĂ© des siĂšcles, il n’avait pas cherchĂ© Ă  retrouver ses voleurs. Il s’en moquait Ă©perdument. Juste avec ce qu’il avait laissĂ© dans le coffre de l’hĂŽtel, il pouvait garder une chambre pour attendre, attendre et encore attendre. Des jours, des semaines Ă©taient passĂ©s. Aucun signe de l’ailleurs. La sensation de perte incommensurable, le grand vide avait envahi son ĂȘtre. Ce qu’il avait vĂ©cu avec Anoa Ă©tait surhumain, devoir l’ignorer ou l’oublier Ă©tait impossible. L’évĂšnement unique cosmique inexplicable, incomprĂ©hensible, avait profondĂ©ment changĂ© Martial. IncomprĂ©hensible ? Mais qui avait besoin de comprendre ce qu’il avait Ă©prouvĂ©, ressenti au plus profond de son ĂȘtre, Ă  part dĂ©sirer le retrouver avec l’autre. Sans cette partie de lui disparu lĂ -bas et ce qui Ă©tait demeurĂ© d’elle ici, il avait perdu le fil, perdu le sens de son existence.

Sans plus de goĂ»t pour son ancien mĂ©tier d’explorateur, il avait fini par succomber Ă  l’attrait de ce qui l’aidait Ă  oublier sa propre existence. La bouteille devenue sa meilleure compagne, puisque l’autre ne donnait pas signe de vie. C’est donc lĂ  qu’il avait rencontrĂ© Lorrain, dans l’état actuel de dĂ©labrement physique et mental dans lequel il se trouvait dĂ©sormais.

***

Lorrain observait le type aux cheveux et Ă  la barbe hirsute qui lui faisait face. Pauvre gars, pensait-il, le soleil du coin n’était pas franchement clĂ©ment pour les esprits fragiles, plus portĂ©s sur les alcools forts que sur les nĂ©cessitĂ©s de la vie moderne.

Se retenant de prendre un ton au mieux moqueur, il s’adressa à son interlocuteur au regard redevenu vague.

— Vous ne seriez pas un peu tombĂ© amoureux d’une chimĂšre ? J’ai quand mĂȘme l’impression que vous ne manquez pas de fantaisie et je ne parle pas de ce que vous ingurgitez qui doit grandement aider Ă  phosphorer. Tout ceci est certainement le fruit de votre imagination mĂȘlĂ© Ă  celui qui sert Ă  fabriquer cette liqueur plutĂŽt dĂ©sastreuse Ă  terme pour le corps et l’esprit.

Martial leva un Ɠil atone vers l’autre, puis semblant Ă©merger un instant de sa torpeur alcoolisĂ©e, il fouilla dans sa poche pour en extirper un objet.

— Et ça, c’est le fruit de quelle liqueur et de quelle imagination dĂ©bordante ? lança-t-il un peu excĂ©dĂ©.

La pierre sur laquelle Lorrain jeta son regard brillait de mille feux qui paraissaient sortir de nulle part. Il ouvrit de grands yeux et fixa Martial dubitatif.

— Vous avez trouvĂ© ça dans la jungle ?

— Je vous l’ai dit, c’est un cadeau qu’on m’a fait, mais hĂ©las peut-ĂȘtre un cadeau d’adieu.

— Elle est magnifique, sans doute a-t-elle une grande valeur et


— Je ne suis pas vendeur, en tout cas pour l’instant. Et lĂ , je pense que je dois aller me coucher. Si ça ne vous dĂ©range pas, je prĂ©fĂ©rerais reprendre cette discussion plus tard. Je crois bien que j’ai mon compte.

Lorrain qui ne voulait pas le brusquer regarda une derniùre fois la pierre avant que Martial ne l’empoche à nouveau.

— Oui, bien sĂ»r, allez dormir un peu, nous aurons l’occasion de nous revoir demain pour reparler de tout ça. En tout cas, j’ai Ă©tĂ© ravi de faire votre connaissance. Il n’y a pas trop de compatriotes dans le coin.

L’autre poussa un grognement pouvant passer pour de l’acquiescement et se leva pour gagner l’escalier menant aux chambres. Lorrain le regarda se diriger tant bien que mal vers la sortie de la salle du bar. Il se dit qu’avec un peu de bagout lui qui Ă©tait commercial, il saurait rĂ©cupĂ©rer pour une somme suffisamment modique cette pierre. Il se chargerait ensuite de la revendre au prix fort aux amateurs qu’il connaissait. Qui sait s’il n’y en avait pas d’autres Ă©galement. L’état du pauvre hĂšre ne devrait pas Ă  terme poser beaucoup de problĂšmes. Il se frotta les mains mentalement. Tout n’était pas si gris, mĂȘme dans ce trou paumĂ© du BrĂ©sil entourĂ© par ces bouts de la forĂȘt Amazonienne qui rĂ©sistait toujours Ă  l’avancĂ©e implacable des besoins de l’activitĂ© Ă©conomique humaine. Il se servit un dernier verre, il l’avait bien mĂ©ritĂ©. AprĂšs les Ă©checs de ces projets rĂ©cents de vendre ce qu’il ne possĂ©dait pas encore aux potentats locaux, il lui fallait se remonter le moral avant de gonfler son portefeuille. Une ultime gorgĂ©e et Ă  son tour il se leva pour gagner son plumard. Pas le plus confortable dans ses souvenirs, mais suffisant pour l’état de ses finances qui rĂ©gulait le niveau d’exigence de ses dĂ©sirs. Comme il passait devant les portes des chambres, il entendit des bruits curieux en provenance de celle qu’il longeait. Tout autour du chambranle, une lueur violente jaillit dans le couloir. À l’intĂ©rieur, il perçut le remue-mĂ©nage d’un individu qui faisait protester le matelas de son lit. Une voix se fit entendre qu’il reconnut comme celle de Martial. Elle criait plutĂŽt que se manifester normalement. « Anoa, c’est toi, enfin, je n’y croyais plus, j’imaginais que tu m’avais oubliĂ©, abandonnĂ© ici ! Â» Une voix fĂ©minine dont il ne distinguait pas les paroles pour cause d’expression plus calme lui rĂ©pondait. À nouveau celle de Martial toujours aussi forte. « J’arrive, je viens avec toi comme je suis, je n’ai besoin de rien, tu me raconteras ce qui s’est passĂ© lĂ -bas. Maintenant, ici, plus rien n’a d’importance, rien d’autre que nous, ailleurs, avec la musique. Â»

Lorrain tambourina sur la porte

— Martial, que se passe-t-il ? Ouvre bon sang !

À nouveau, un Ă©clair autour de la porte. Il donna un coup d’épaule qui fit sauter le pauvre verrou gĂ©missant sous la douleur. Il crut rĂȘver en voyant dans le mur de droite l’image fugace de silhouettes disparaissant comme sur un vieux tĂ©lĂ©viseur lorsqu’on l’éteignait jadis. Puis, plus rien, le silence, une chambre totalement vide malgrĂ© la fenĂȘtre fermĂ©e. Et lĂ  sur le lit, la pierre ! Il s’en saisit fiĂ©vreusement, la regarda sous toutes les coutures, bien qu’elle n’en possĂ©dĂąt pas. Plus de lumiĂšres, elle Ă©tait devenue, si c’était bien la mĂȘme, complĂštement terne. Un cabochon de verre sans aucune valeur mĂȘme pas pour reboucher une bouteille. Il la rejeta sur l’édredon oĂč elle rebondit plusieurs fois comme pour se moquer de lui. Il ressortit dans le couloir pour regagner sa chambre. Non, ça n’était pas possible, ce type s’était foutu de lui et s’apprĂȘtait sans doute Ă  lui refourguer sa pierre pour le rouler, lui le prince de l’arnaque. Il ne comprenait pas nĂ©anmoins pourquoi, il s’était volatilisĂ© en laissant une verroterie sans valeur. À moins que des complices ne l’aient retrouvĂ© et obligĂ© Ă  fuir. Mais comment ? Ça n’était pas pour rejouer le mystĂšre de la chambre jaune ! Ce qui Ă©tait certain c’est que lui devrait s’en aller rapidement pour trouver d’autres pigeons Ă  plumer. L’endroit n’était franchement pas idĂ©al pour faire des dĂ©couvertes menant Ă  une quelconque fortune. Des histoires Ă  dormir debout, il en avait eu sa dose mĂȘme si la nuit qui s’annonçait pour lui, aprĂšs ce dernier nouveau fiasco, se rĂ©vĂšlerait plus blanche que noire et reposante.

Michel Maillot
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💬Commentaires

1.Posté par Koyolite TSEILA le 01/11/2023 12:10 | Alerter
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KoyoliteTseila
RĂ©sonance est un joli texte de science-fiction tout en douceur, poĂ©tique et baignĂ© par une musique intemporelle, universelle. A l’instar de l’un de mes films prĂ©fĂ©rĂ©s, « Rencontres du troisiĂšme type », il propose un premier contact - en l’occurrence au cƓur de la jungle entre un humain et une extraterrestre – pacifiste et mĂ©lodieux. Le tout est harmonieux et c’est une histoire fort inspirante. Que cette lecture vous soit aussi agrĂ©able qu'elle le fut pour moi !

2.Posté par éric MARIE le 03/11/2023 10:43 | Alerter
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ATRAVERSLESPACE
Merci Michel Maillot pour ce texte nimbé de passion, de poésie et de mystÚre. Une ambiance touffue et moite que l'on ressent de bout en bout qui imprÚgne le lecteur et les personnages. Belle découverte.

3.Posté par Michel MAILLOT le 03/11/2023 22:46 | Alerter
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mmaillot
Une petite note supplĂ©mentaire. Cette nouvelle devait s’appeler « La jungle perdue au-delĂ  du ciel » et puis l’écriture avançant l’histoire s’est Ă©loignĂ©e du titre malgrĂ© la sylve toujours prĂ©sente. Finalement, une autre histoire a rĂ©cupĂ©rĂ© le titre par la suite, mais c’en est donc une autre !
Enfin, pour les amateurs comme moi de vieille SF, ça se sent hein ? Il y a des clins d’Ɠil Ă  mon maĂźtre Stefan Wul. Les prĂ©noms utilisĂ©s, Lorrain et Martial, sont ceux de deux personnages de « Rayons pour Sidar ». J’espĂšre qu’il ne m’en voudra pas trop des Ă©toiles oĂč il rĂ©side dĂ©sormais. Plus difficile Ă  repĂ©rer, c’était Anoa. Elle, c’est en remontant aussi loin dans mes lectures, mais d’un autre petit bijou pour moi, « La PlanĂšte IgnorĂ©e » de RenĂ© Guillot paru en 1963 dans la bibliothĂšque verte. L’histoire et les personnages m’avaient bien envoĂ»tĂ© Ă  l’époque. Je trouve que ça se lit toujours bien mĂȘme en Ă©tant « lĂ©gĂšrement » plus ĂągĂ©. Encore des rĂ©cits oĂč la jungle joue un rĂŽle certes, mais elle se prĂȘte tellement bien Ă  la SF par son mystĂšre.

4.Posté par Koyolite TSEILA le 04/11/2023 07:09 | Alerter
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KoyoliteTseila
@Michel Maillot : Merci pour cette note supplĂ©mentaire, tout Ă  fait intĂ©ressante. Stefan Wul est l'un de mes auteurs prĂ©fĂ©rĂ©s. J'ai lu "Rayons pour Sidar", il y a longtemps (vers 2010-2011) et j'aurais dĂ» voir le clin d'oeil ! Et sinon, "La jungle perdue au-delĂ  du ciel" est un titre qui claque bien ! (mais qui effectivement n'aurait pas/plus Ă©tĂ© adaptĂ© Ă  ton rĂ©cit). Peut-ĂȘtre un clin d'oeil Ă  Jack Campbell avec "La flotte perdue, Par-delĂ  la frontiĂšre" ?

5.Posté par Jacques BELLEZIT le 05/11/2023 10:08 | Alerter
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jacques
On sent bien la patte "wuliennne"...et j'ai notamment Ă©tĂ© marquĂ© par le passage du portail : "Ce qu’il avait vĂ©cu avec Anoa Ă©tait surhumain".

Je n'ai pu alors m'empĂȘcher de penser Ă  David Bowman ayant atteint le dĂ©but, ou la fin de son voyage nietzchĂ©en dans "2001 OdyssĂ©e de l'Espace". Sauf que Martial est revenu....

Quoi qu'il en soit, un texte trĂšs poĂ©tique sur le Contact, quand bien mĂȘme le format court oblige Ă  "compresser" les explications.

Mais je pense qu'il y a lĂ  la matiĂšre premiĂšre pour un univers :)


6.Posté par Southeast JONES le 05/11/2023 14:43 | Alerter
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southeast
Sympathique rencontre de troisiĂšme type qui gagnerait Ă  ĂȘtre dĂ©veloppĂ©e. Une novella peut-ĂȘtre ?

7.Posté par B BLANZAT le 07/11/2023 13:17 | Alerter
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Blanzat
TrÚs chouette histoire, effectivement qui tient plus de la Rencontre du TroisiÚme Type avec la communication musicale, Ré Mi Do Do Sol. Je rejoins Jacques Bellezit et Paul Southeast Jones : il y aurait de quoi développer quelque chose de plus grand... D'ailleurs j'ai une question : comment se fait-ce qu'Anoa parlùt au subjonctif ? MystÚre...

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